Autisme ou détermination ? A peu prés tous les qualificatifs ont été employés à l’égard du Premier Ministre pour expliquer son attitude. Produit marketing pour les médias (les gros titres des journaux), ou raccourcis théoriques pour les politiciens professionnels (ça évite l’analyse et frappe l’électeur, par des « jugements à l’emporte pièce », ), le qualificatif, toujours outrancier laisse le citoyen sur sa faim et entretient le voyeurisme.
On a toujours tort de sous estimer l’adversaire ou de soupçonner chez lui des comportements et/ou attitudes plus proches du pathologique que du politique.
UN TERRAIN POLITIQUE ET SOCIAL FAVORABLEL’attitude du Premier Ministre est incontestablement rationnelle et ce à un double égard :
- il est là pour libéraliser l’économie française qui a « pris du retard » sur les autres économies européennes,
- il a affaire à une opposition institutionnelle politiquement « molle ».
La libéralisation de l’économie est désormais un impératif pour le milieu des affaires – l’argument est simple, pour ne pas dire « simpliste » : l’économie mondiale est libéralisée, ou en voie de l’être, la France ne saurait faire exception. Quoique historiquement absurde ( voir «
MODERNITE QUAND TU NOUS TIENS ! »), l’argument correspond aux intérêts à court et moyen terme du capital. Il s’agit donc d’avancer rapidement pour que les stratégies industrielles qui se mettent en place en Europe (transports, énergies communications,…) trouvent un terrain propice aux grandes manœuvres des possesseurs de capitaux.
Il a face à lui une opposition « molle ». la Gauche est en grande partie déconsidérée, quoiqu’elle puisse apparaître, de moins en moins, comme une alternative, pas satisfaisante, mais à défaut d’autre chose !… Le Parti Socialiste, malgré un discours – électoral - offensif est prêt, il l’a montré, à gérer le système. Le PC très affaibli hésite entre deux stratégies, est indéterminé et hors jeu.
Le mouvement altermondialiste enferré dans ses luttes intestines et ses approximations théoriques est également hors jeu… on ne l’entend d’ailleurs pas.
Il sait (le Premier Ministre) qu’en dehors du processus électoral tous ne tenteront rien.
Les syndicats. à l’image de leurs homologues européens sont très affaiblis. Ils ne peuvent plus rien tirer des luttes et négociations (voir «
ILS NE CEDERONT PLUS RIEN ! »),… quand ils ne collaborent pas avec les gestionnaires du système. Ils ne se limitent plus, en dehors de protestations purement symboliques, qu’à la gestion des conséquences sociales des mesures de déréglementation, restructuration et délocalisation,… autrement dit, à la gestion des « plans sociaux ». Il sait qu’il peut ne plus rien négocier (‘voir «
NEGOCIER, MAIS NEGOCIER QUOI ? »)
Reste l’opinion publique ou, ce que l’on peut approximativement appeler le « mouvement social »: elle a en mémoire les acquis sociaux et voit disparaître, par petites touches habilement appliquées, par la Droite comme par la Gauche, un modèle économique et social acquis de la Résistance et de luttes sociales sévères et coûteuses. Anesthésiée par le discours « moderniste » de la Droite, les promesses de réformes et les stratégies électorales de la Gauche, manipulée par les médias,… elle lâche peu à peu prise malgré, et suite, à des mobilisations sans lendemains.
Tout ce constat, le Premier ministre l’a fait. Il sait ce qu’il a en face. Il sait ce qu’il doit faire (« moderniser », c'est-à-dire « marchandiser » l’économie) mais ne sait pas trop comment le faire car des zones d’indétermination demeurent. Il a donc tenté un coup, le CPE qui, s’il réussi va être très payant politiquement.
DES FORCES EN PRESENCE HETEROGENESCôté gouvernemental.
Inutile de trop s’étendre : l’UDF de plus en plus dissidente « plombe » la crédibilité de ce Gouvernement. Au sein même de l’UMP la « course à la présidentielle » relativise les soutiens et crée une ambiance peu propice à l’unité d’action.
Côté opposition.
La situation est plus complexe – Outre le fait qu’il sait qu’aucune organisation politique et syndicale ne veut une crise majeure, les divergences et les intérêts bureaucratiques des unes et des autres modifient et font fluctuer ses marges de manœuvres.
Le principe, trés classique, et de faire céder la partie la plus molle du dispositif adverse…
Sur le plan politique, rien, ou pratiquement rien, n’est à faire puisque la surenchère électoro-verbale tient lieu et place d’action… joutes parlementaires et par médias interposés… c’est tout.
Sur le plan syndical c’est plus sérieux : l’unité stratégique n’est que de façade, et il le sait. Cette unité symbolique doit/devrait craquer à un moment ou à un autre. Le problème c’est quand ? ça il ne le sait pas… pas plus lui que quelqu’un d’autre. Ce d’autant plus que les syndicats se sont engagés simplement et fermement sur le « retrait », au-delà peut-être de ce qu’ils auraient souhaité, et que tout recul sera particulièrement visible, donc dommageable en terme d’image et de crédibilité.
Or qui dit « quand ? » fait allusion au « temps ». Le « temps » joue en sa faveur. Pourquoi ?
- des divergences peuvent apparaître entre les syndicats qui obéissent à des logiques différentes,
- côté étudiants et lycéens, la pression de l’échéance des examens permet de faire monter l’angoisse et donc de miner la détermination (voir les mouvements sporadiques « anti-blocage »… largement exploités dans les médias).
En jouant sur ces deux facteurs le Premier ministre tente de fissurer, de désolidariser le front de ses adversaires… d’où cette « valse hésitation » qui consiste à « vouloir dialoguer » en restant inflexible sur le maintien de la loi… Ce qui donne l’impression d’incohérence alors qu’il s’agit en fait d’une fine tactique de déstabilisation.
Le Premier Ministre a en plus, dans sa panoplie, un paramètre non négligeable : la police. Les démonstrations de masses de plus en plus massives et difficilement contrôlables par les organisateurs permettent bien des manipulations. J’exagère ? Il suffit d’écouter ce que disent les Renseignements Généraux qui soupçonnent «une volonté de discréditer le mouvement social en tentant de le résumer à des violences urbaines». Libération 24 mars 2006. D’après vous qui a intérêt à ça et comment cela peut-il se faire ?
DU BLOCAGE A LA RUPTUREOn retrouve ainsi, sous une forme bien entendu différente, la vieille tactique médiévale du « siège » : attendre sans combattre que l’adversaire s’épuise.
Il sait également, qu’il incarne le point de blocage – c’est lui qui bloque en refusant de retirer le texte. Mais contrairement aux apparences cette position peut être une position de force et ce pour deux raisons :
- il a la légitimité pour lui - la loi a été votée par la « représentation nationale » et sa légitimité est incontestable en droit,
- il peut transformer toute ouverture de dialogue - c’est lui qui a l’initiative - sans rien lâcher sur l’essentiel, en un point positif à mettre à son actif, ses interlocuteurs passant alors pour des « jusqueboutistes »… il inverse habilement les rôles.
Le premier point lui permet de justifier et verrouiller légalement et constitutionnellement son refus de retirer le texte.
Le second point lui permet d’enfoncer un coin entre les organisations syndicales aux motivations stratégiques différentes.
Dernière option dans cette affaire, l’évènement extérieur qui rend/rendrait caduque cette problématique et permet/permettrait de renvoyer tout le monde dos à dos : le Conseil constitutionnel. Sa reconnaissance de l’inconstitutionnalité de tout ou partie de la loi supprime de fait, et de droit, l’objet du conflit. C’est une porte de sortie. Par contre la reconnaissance de sa constitutionnalité fait monter d’un cran l’ampleur du conflit. Il y aurait alors désaveu populaire de la constitution, du moins de ses principes…ce qui n’est pas rien.
Les enjeux politiques (au sens large) sont colossaux. Après le NON au Traité Constitutionnel Européen, il y va de la crédibilité d’un gouvernement en France à liquider une bonne fois pour tous les « obstacles » à la libéralisation de l’économie. La France est aujourd’hui, en Europe, le dernier point de résistance à cette logique. Il apparaît à ce petit jeu que c’est la Gauche qui est la plus efficace : elle sait faire passer les « réformes » sans prendre « à rebrousse poil » une opinion publique très sensible sur les acquis sociaux. Les « Gauches » européennes ont déjà largement franchi le pas, la gauche française s’apprête à le franchir à son tour… à moins que le « mouvement social » s’autonomise dans la/sa lutte, ce qui ouvrira une période nouvelle. C’est aujourd’hui tout l’enjeu de la lutte contre le CPE.
Patrick MIGNARD
Toulouse, le 26 mars 2006
Voir également
«
ACQUIS SOCIAUX, RIEN N’EST JAMAIS ACQUIS »
«
MARCHANDISE : LE RETOUR AUX FONDAMENTAUX »
à 13:30