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L’Homme comme unité : chapitre IV

S’il semble impossible de détruire l’oppression, rien n’oblige de s’en rendre le complice, c’est-à-dire d’y collaborer ou seulement de l’approuver.

Service, servitude, devoirs envers les états, obéissance on n’y force vraiment que qui les accepte. La soumission est un devoir de bête de somme, non une vertu d’homme.

Le refus de composer avec l’oppression ne laisse d’autre recours qu’au repli systématique sur soi-même.

Vivre replié sur soi, en soi. L’individu revient ainsi à sa fin naturelle, qui est lui-même et non une collaboration à un monde dominateur. D’ailleurs la vie intérieure offre assez de ressources pour que le refus de composer avec l’indigence du monde soit non seulement acceptable, mais préférable.

Les profiteurs de la « civilisation » ont si bien compris les dangers que la pratique généralisé du développement individuel leur ferait courir qu’ils s’appliquent à en détruire le goût, le désir et surtout la possibilité.

Ils donnent tout leur appui au cinéma, à la radiodiffusion et surtout à la télévision (contrôlé par une censure qui ne laisse aucune possibilité à un non-conformisme de s’exprimer) ainsi qu’au sport-spectacle et qu’à la « grande » presse. Il leur faut régner en toute quiétude sur des individus ayant perdu l’habitude et la possibilité de penser ou de sentir par eux-mêmes.

Le repli peut parfaitement régler la vie de l’individu. Il n’implique pas la solitude. Le temps des ermites est révolu. Au contraire, il y a quasi impossibilité de vivre seul et les nécessités de l’existence imposent un devoir, celui de respecter la liberté des autres – nous sommes presque gêné de répéter cet impératif.

L’homme équitable, lui, la respecte – il a dépassé le stade du primitif qui ne peut se contenter de sa seule vie et qui veut intervenir dans celle des autres. S’imposant ce devoir, il a le droit strict de vivre librement.

Envers la société considérée en général sa position est celle de spectateur, position concrétisée par le défaitisme, refus total de collaborer avec l’oppression.

La meilleur forme de défaitisme est la sous-consommation, ou plutôt la seule satisfaction des besoins essentiels. En augmentant ses besoins, l’individu est tenté ou forcé de se faire le complice de l’oppression, d’autant que l’impôt prélevé par la société sur chacune de ses dépenses sert à alimenter les appareils de contrainte.

Il semblerait que la sous-consommation doive s’accompagner du sabotage. Si le sabotage actif (destructions violentes) expose à la répression, le sabotage passif est, lui, sans danger.

Contempler, croiser les bras, laisser les donneurs de conseils équivoques prêcher dans le désert, pourrait être excellent si de nombreux individus y consentaient, dussent-ils hurler avec les loups et frapper dans l’ombre.

Des résultats décisifs contre l’oppression seraient peut-être obtenus – nous avons déjà dit que nous ne croyons pas à la possibilité prochaine d’un mouvement d’envergure concerté dans l’espace et dans le temps.

Le seul symptôme encore rassurant est constitué par le nombre de gens qui se refusent à voter.

La société jugera ce comportement sans indulgence, car elle n’est pas disposée à laisser quelqu’un vivre sans contrainte.

Mais l’oppression s’exerce par l’intermédiaire d’individus et contre ses tenants ou ses valets aucun ménagement ne s’impose. Toute représaille est bonne contre qui s’arroge le droit d’opprimer. Nous refusons l’objection qui prétend que l’agent d’exécution ne fait qu’obéir et qu’il ne doit pas subir de représailles. C’est justement son obéissance que nous lui reprochons. Acceptant de se faire l’instrument de l’oppression il assume ses risques.

Certes, le mot de représaille sonne mal. Il évoque les cruautés des « civilisations ».

Ici, il représente la défense ou la revanche de la victime sur le bourreau. Les imbéciles et les coquins ne comprennent pas le langage de l’équité mais ils entendent fort bien celui de la force. Aussi doivent-ils être sanctionnés selon les dommages qu’ils ont causé. Insensibles à la raison ils sont vulnérables au moins en un point, que ce soit dans leur chair, dans leurs biens ou dans leurs affections.

L’individu opprimé doit frapper sans ménagement, au meilleur endroit, tout coup étant bon qui échappe à la répression. Certains individualistes rejettent systématiquement le recours aux lois. Nous ne les suivons pas. Au contraire, nous ne voyons aucun dommage à ce que les tenants des lois – eux seuls bien entendus – soient déférés aux rigueurs d’une justice d’état qu’ils approuvent dès l’instant qu’elle frappe les autres.

Nous n’envisageons pas de confronter l’ensemble des données de la morale habituelle avec notre conception de l’existence.

Le bien et le mal ? Pour la société le bien est tout ce qui favorise son emprise, maintenant ou accentuant le système sur laquelle elle est basée, le mal tout ce qui est susceptible de l’anéantir ou seulement de la limiter. Pour l’individu, le bien est tout ce qui exalte sa personnalité et d’abord sa liberté, le mal tout ce qui le contraint ou le diminue. Pour l’individu dans ses rapports avec ses semblables le bien est de respecter leur liberté, le mal de la restreindre.

D’autres ont déjà montré que la propriété est une des causes principales de la contrainte sociale. Sa légitimité n’est qu’un postulat métaphysique, comme la croyance en un dieu. Mais dans ce cas le châtiment de ceux qui transgressent le dogme est immédiat et rigoureux, « l’ordre » voulant tout d’abord le respect des biens des possédants. L’accession à la petite propriété préconisée par les gouvernements a pour but de préserver la grande. Le petit propriétaire révère le dogme auquel il participe.

Le respect de la propriété et particulièrement de la grande n’est qu’une question d’opportunité.

Le respect de la vie humaine ressort, lui aussi, de la croyance. Il suffit de considérer avec quelle insouciance les gouvernements disposent de la vie de leurs administrés. Disons que le caractère « sacré » de ceux qui vivent pour ou par l’oppression nous échappe.

La famille devrait être la simple réunion de deux êtres attirés l’un par l’autre et désirant vivre ensemble.

Au couple de décider s’il doit se donner une descendance : quoi de pire pour un homme et une femme que de s’entendre reprocher par son enfant de l’avoir engendré ? Procréer est une source de devoirs, non de droits. Comment croire que les parents pensent à leurs futurs enfants, au sort de ceux-ci lorsqu’ils les conçoivent ? Une vie assujettie pour un moment de plaisir ?

La société a fait de la famille sa cellule de base, cellule étant pris dans son sens pénitentiaire. Attaché aux siens, prisonniers de l’affection qu’il porte, l’individu, pour leur permettre de subsister et pour n’être pas séparé d’eux doit trop souvent se soumettre au chantage de la collectivité.

Si nous faisons les plus expresses réserves sur toutes les données de la morale officielle qui règle les rapports entre individus – elles ont essentiellement pour objet le maintien des privilèges et des préjugés sociaux – nous refusons celles de la morale dite civique, codifiant les devoirs envers les états et leurs représentants au nom de qui l’oppression se fait.

On opposera peut-être à notre conception de l’existence que sa finalité est le suicide : à quoi bon vivre dans un monde qui ressemble de plus en plus à une prison, s’il est impossible de rompre l’encerclement.

Nous ne le pensons pas. Le suicide ne peut apparaître comme une nécessité que le jour où s’impose une certitude d’impossibilité de vivre telle que l’incertain semble alors préférable.

Le suicide pour cause pathologique ne demande aucun commentaire, celui par refus d’une existence devenue sans intérêt non plus. Mais de nombreux suicides sont d’un autre ordre : provoqués par l’oppression – suicides gratuits. La victime se supprime et l’oppresseur triomphe.

Pure stupidité. Le rat forcé dans son trou mord avant d’être tué. Il faut faire de même. Ainsi, entre la menace et la morsure se rétablit l’équilibre. Beaucoup, qui aiment opprimer, préfère vivre. Tel, par exemple, qui expulse un malheureux de son logis, y renoncerait s’il était averti qu’avant de se suicider sa victime l’abattrait.

Que l’opprimé se défende donc et s’il doit succomber que nul ne triomphe sur sa tombe.

Gustave Arthur Dassonville – L'Homme comme unité : Chapitre quatrième – Le Brûlot n°100

L’Homme comme unité : chapitre I

L’Homme comme unité : chapitre II

L’Homme comme unité : chapitre III

L’Homme comme unité : chapitre V

Ecrit par Mirobir, à 01:13 dans la rubrique "Pour comprendre".



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