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L'un des reproches que l'on peut adresser aux Français, même internationalistes, c'est d'ignorer systématiquement ce qui se fait à l'étranger, et de prendre trop aisément leur propre pays pour le nombril — ou le cerveau — de l'univers.
Ouvrons par exemple l'Histoire de l'Anarchie, de Sergent et Harmel (j'ai dit déjà les réussites et les insuffisances de cet ouvrage dans un article de Paru, qui m'a valu la censure comminatoire de certaines autorités libertaires) ; lisons-la de la première page à la dernière, et nous pourrons constater un fait, dont Harmel et Sergent n'ont jamais fait mystère : contraints de se limiter, nos historiens se sont bornés à dépouiller la littérature accessible en langue française. Ce qui est parfait, sans doute — et ils l'ont prouvé — pour l'étude de Proudhon et du Proudhonisme en France, mais ne permet que dans une faible mesure de se rendre compte des origines et de l'évolution du mouvement à l'étranger.
Prenons l'Histoire du Mouvement Anarchiste en France, de J. Maîtron ; nous en tirons l'impression jamais démentie que tout a commencé chez nous et par nous ; et il en est de même de la plupart des ouvrages analogues, même s'ils se veulent hausser à des vues universelles.
Le résultat de cette méthode nationale fausse toutes les perspectives. Elle fait de notre Grande Révolution (et de quelques-uns de ses précurseurs, comme le curé Meslier) l'origine de toutes choses, et conduit à envisager l'anarchisme — voire même l'Anarchie, puisqu'il ne s'agit de rien moins que de cette constante éternelle de l'esprit humain — sous un angle essentiellement politique. On lui assigne pour climat la démagogie insurrectionnelle et terroriste, pour programme la dictature directe des masses — ou de quelques fanatiques agissant en leur nom. Rien de plus conventionnel, et malheureusement de plus stérile, que cet « anarchisme » de lynchage et de pillage aveugle qui fut certes celui de Jacques Roux et de ses pareils, mais qui équivaut à la suppression de toute garantie de la sécurité et de la liberté individuelle. Voir dans l'Anarchisme une aile gauche, impatiente et « enragée », du jacobinisme ou du bolchevisme, une secte née des saturnales sanglantes du ressentiment et de la volonté de puissance, pour sombrer bientôt dans le sentiment de culpabilité et la volonté de servitude qui ramènent l'ordre sous la forme des pires tyrannies, c'est méconnaître la fécondité réelle d'une idée faite avant tout de la responsabilité de l'homme envers lui-même, du refus de commander et de servir, du respect d'autrui et de la maîtrise de soi.
Il est vrai que pour trouver un anarchisme moins bruyant, essentiellement individualiste et non-violent, à la fois volontariste et libéral dans le meilleur sens du terme, économiquement constructif et conscient de l'effort immense qu'il exige, il faut sans doute — Proudhon et le proudhonisme mis à part — le demander aux fils de la Révolution anglaise de 1648 et de la Révolution américaine de 1775, plutôt qu'à ceux de la Révolution française. Et ceci nous engage à nous chercher des ancêtres anglo-saxons pour leur demander le secret d'un antidote aux militarismes industriels et aux totalitarismes révolutionnaires qui nous empoisonnent en attendant le moment de nous écraser. Or, il s'agit de fléaux qui depuis plus de cent cinquante ans font déjà le tour du monde et qui ont leur origine en France même, avec la nation armée de Carnot, de Robespierre, de Saint-Just et de Napoléon, le « jacobin botté ».
L'un des premiers à réagir sainement fut précisément l'anglais William Godwin.
Les Amis anglais de la Révolution en 1793.
Les buveurs de sang, les faiseurs de harangues incendiaires, ne sont pas toujours les vrais novateurs, ni les vrais révoltés. En 1793, Jean-Paul Marat réclamait modestement deux cent quatre vingt six mille têtes pour débarrasser la France des traîtres, « agents de Pitt et Cobourg ». Mais Pitt avait fort à faire chez lui avec une opposition audacieuse et intelligente, qui désavouait la guerre et fraternisait avec « l'ennemi » sans trahir personne. Elle ne comptait pourtant que quelques têtes, mais bien faites.
Ainsi, tandis que la Révolution française ne rasait guère les Bastilles (désertes) de l'Ancien régime que pour faire de la nation entière un camp retranché et y célébrer les fêtes de la guerre et de la terreur, on voyait l'Angleterre pacifique et libérale, celle de Fox et de Sheridan « collaborer » avec l'esprit de Voltaire, de Diderot et de Condorcet, saluer l'anéantissement des privilèges féodaux par les féodaux eux-mêmes, et accueillir avec la plus grande faveur le livre le plus audacieux qu'un penseur ait osé signer de son nom : Recherches sur la Justice politique, de l'ex-pasteur William Godwin.
L'auteur appartenait au petit cercle de lettrés, d'artistes et de philosophes oui comprenait alors : Tom Paine, le hardi proclamateur des « Droits de l'Homme » ; William Blake, le poète et graveur visionnaire qui parcourait alors les rues de Londres en chantant, coiffé du bonnet phrygien ; Holcroft, l'auteur dramatique, fils d'un cordonnier, anarchiste avant la lettre ; Richard Carlyle, l'imprimeur athée ; Price, apologiste de la République et membre de la Société de la Révolution ; Wordsworth, le rénovateur de la poésie anglaise, qui se rendit en France à l'appel de la liberté ; son ami, le génial Coleridge ; Southey, auteur de Walt Tyler, drame glorifiant la révolte des paysans anglais ; Hazlitt, Lamb, Lloyd, de Quincey, essayistes prestigieux. Sans parler de femmes intrépides et charmantes, comme Mary Woll-Stonecraft, fondatrice du féminisme militant, les actrices célèbres Siddon et Perdita Robinson, d'autres encore.
Seul, Edmond Burke, théoricien du droit naturel, passé au conservatisme par réaction contre les « atrocités françaises », manquait à l'appel. Les autres appuyaient le soulèvement émancipateur de « l'ennemi », comme ils avaient appuyé la sécession des colonies américaines insurgées contre la métropole britannique avec l'aide de la France.
Mais la Révolution française était-elle « un bloc » comme l'a prétendu plus tard Georges Clemenceau ? Fallait-il — pour être son ami — approuver indistinctement tous les partis qui s'en réclamaient et s'envoyaient réciproquement à l'échafaud ? Ou bien encore la raison la meilleure appartenait-elle de droit à celui qui décapitait tous les autres ?...
Une tâche très délicate incombait aux spectateurs passionnés de ce drame où les Dieux hurlaient leur soif, comme, de nos jours, aux témoins des révolutions qui suivirent la première guerre mondiale. Il fallait dégager l'acte libérateur de l'acte oppresseur, à l'heure où la révolte se change en tyrannie ; séparer la révolution elle-même du despotisme revigoré qu'elle engendre l'épée à la main et qui parle en son nom. C'est ce qu'a tenté de faire, dans un écrit posthume, le puissant historien que fut Guglielmo Ferrero, mort pendant la dernière guerre mondiale. Mais cette dissociation, aussi difficile que féconde, est encore bien loin d'avoir porté ses fruits dans la conscience populaire française, intoxiquée par l'histoire officielle. Elle fut opérée cependant, à des degrés divers, par les hommes que nous venons de citer, dès 1792.
Mais si la révolution des Français, légitime au départ et victorieuse en apparence, avait désastreusement échoué par le choix erroné des moyens ; quelle autre méthode proposer désormais pour promouvoir la liberté, l'égalité et la fraternité de tous les hommes ? C'est à cette question que répondait l'audacieux volume de Godwin.
L'Homme le plus avancé de son temps.
Deux forces se disputaient le monde politique, au temps où Godwin prit la plume pour rédiger l'Enquiry Concerning Political Justice ; et il semblait impossible d'échapper à l'alternative d'un engagement comparable à celui qui « s'impose » aujourd'hui aux progressistes et aux libéraux, aux partisans et aux artisans de la Paix, etc.
Hués comme jacobins, à cause de leur opposition irréductible à la politique de Pitt, les radicaux anglais de 1792 étaient en apparence voués à être confondus par l'opinion avec l'ennemi national. II semblait donc qu'il ne leur restât plus que cette alternative : ou capituler devant le conservatisme anglais, ou bien confondre leur cause avec celle du parti dominant en France, de quelque réserve qu'ils entourassent leur acceptation de la guerre dynastique d'une part, ou de la terreur révolutionnaire de l'autre.
Godwin coincé entre les anciens et nouveaux systèmes d'aliénation (féodalisme ou nationalisme, monarchie personnelle ou dictature de la « volonté générale »), ne pouvait trouver refuge qu'en lui-même et, à quelque degré, dans la tradition libérale et protestante qui faisait de la maison d'un Anglais sa forteresse, de sa conscience un domaine inviolable, et de la cohérence à soi-même la plus britannique des vertus. Il s'arracha au dilemme politique en fondant sa théorie de la « juste cause » — non sur le Dieu de l'histoire et sur la Raison d'Etat, pas davantage sur la solidarité grégaire de la société spontanée — mais sur l'autonomie de l'individualité humaine, considérée comme siège de toute inspiration et de toute raison, de toute connaissance et de toute volonté. C'était là une position intellectuelle, c'est-à-dire essentiellement liée à une forme particulière de l'énergie mentale : celle que les théologiens nomment libido sciendi et qui forme, à leurs yeux, avec la passion de sentir, celle de dominer et l'amour de Dieu, ou du destin, les quatre facteurs cardinaux (les trois premiers profanes, le dernier sacré) de toute l'activité des hommes.
Qu'il soit possible de fonder une morale pratique sur la soif de connaître et de comprendre, sur le besoin de vérité, c'est-à-dire de réalité organisée par la raison, c'était là un des thèmes favoris de la « philosophie des lumières », thème dont nous ne nous attarderons pas ici à discuter les différents aspects. Il suffit de dire que, pour Godwin, disciple de Hume, le caractère d'un individu se présente comme un produit de l'expérience ou sensation et de sa résultante immédiate, le jugement ou opinion ; telle est pour lui la source véritable et unique des actes humains. Mais tous ne sont point dictés directement par les jugements de l'expérience : ils peuvent l'être, comme c'est trop souvent le cas, par l'opinion vulgaire ou préjugé, et par l'imitation irraisonnée de conduites dont le monde nous donne le spectacle. L'ignorance et l'erreur, sources du mal moral, sont aussi envisagées comme des persistances, des survivances de sensations et d'opinions détachées de leur contexte réel ; ce sont des produits de l'inactivité mentale ou d'une activité insuffisante. Au contraire, la connaissance de la vérité mène au bien moral, à la « justice », conçue par Godwin, non comme un compromis d'intérêts ou un équilibre de forces, mais comme une dictée de la raison.
C'est dans cet idéal raisonnable que Godwin cherche un refuge et un guide pour l'homme contre le monde politique tiraillé entre les puissances ; et c'est cet idéal qu'il opposera à ces puissances, sur le terrain, même où elles se présentent parées des attributs d'une fausse « justice ». Brisant avec la raison d'Etat, sous tous ses déguisements idéologiques, Godwin invite ses contemporains à le suivre dans une position intellectuelle nettement anti-politique : la recherche et la mise en application, mais surtout la propagation, éducative et pacifique, des vérités sur lesquelles repose la conception rationnelle de la justice.
Un livre fondamental.
L'Enquiry Concerning Political Justice parle le langage d'une critique sociale théorique, et non pas de la dénonciation virulente des abus et de la revendication des réformes. Elle est exempte du prophétisme passionné qui fit le succès de Rousseau et de ses héritiers. Elle ne se propose pas non plus de déceler des courants objectifs favorables dans l'évolution des choses, de fonder un mouvement organisé, ou d'établir un plan concret de société future. Elle ne traite que des problèmes généraux à toute société ; mais cela, convenons-en, avec une rigueur et une largeur de vues peu communes : et c'est en termes quasi algébriques qu'elle formule le thème le plus fondamental de l'anarchisme : la supériorité des solutions individuelles et inter-individuelles par rapport aux solutions institutionnelles des problèmes humains.
L'œuvre est pesante et d'un style lourd, méditatif, encombré de redites et de précautions, qui l'ont beaucoup vieillie. Godwin n'a point l'élan oratoire ni l'âpreté épigrammatique qui caractérisent le polémiste ; mais il donne au lecteur une impression sérieuse et rassurante. Point d'effets de verve et de style ; un dosage minutieux de l'expression ; l'air inébranlable de l'homme qui va posément, qui sait où il va et qui sait ce qu'il dit. L'Enquiry se prête malaisément à la citation et peut-être moins encore à la traduction, encore que Benjamin Constant, l'auteur de l'admirable traité sur « l'Esprit de conquête », ait entrepris d'en donner une version et ait signalé Godwin à l'attention dans ses « Mélanges politiques et littéraires ». Mais toute une génération d'hommes éclairés, en Angleterre, a lu et discuté cet ouvrage, trois fois réédité en cinq ans, malgré son caractère abstrait, son volume et son prix très élevé, presque prohibitif. Les travailleurs qui devaient fonder plus tard le premier mouvement ouvrier organisé du monde, à l'appel de Robert Owen et de précurseurs dont le nom est resté obscur, étaient ces mêmes exploités de fabrique qui avaient formé des sociétés de plusieurs centaines de membres pour acheter en commun et se passer de main en main — on pourrait dire de cerveau en cerveau — le livre qui contenait, disait-on, la révélation complète du mystère de l'injustice et la clé d'un monde futur d'harmonie et de liberté. Il est presque impossible de surestimer l'importance d'un tel ouvrage — bien qu'il soit ensuite tombé en oubli — sur la formation des traditions libertaires qui ont dominé le travaillisme naissant et qui l'empêchent encore de s'égaler politiquement aux formes les plus brutales du socialisme étatique. Mais ce n'est pas seulement un rôle d'explication historique qu'il convient de lui reconnaître, et l'écrivain anarchiste George Woodcock, qui a pour ainsi dire redécouvert Godwin, ne s'est pas trompé en le considérant comme l'un des plus actuels, et le plus actuel peut-être, des grands penseurs libertaires.
Le monde totalitaire instaure le monopole des institutions humaines, toutes emprisonnées dans le réseau bureaucratique des « organisateurs », et dans le filet policier des « indicateurs » et « provocateurs » de tout ordre. Mais il ne peut le faire sans instaurer également le monopole de l'opinion. Sur ce plan, qui est celui de la pensée, sa tâche est de beaucoup la plus difficile. Car la prise sous contrôle et l'usage systématique des moyens matériels et organisatoires de propagande ne suffit pas ; il s'agit de s'emparer des consciences. Or, dans l'état actuel des techniques psychologiques, la monopolisation de l'information et du jugement privés, paraît impossible.
Il semble donc indiqué de porter l'activité anarchiste sur son terrain le plus favorable, et qui est celui où elle a réalisé dans le passé les plus grands succès : le terrain de l'opinion privée, la pensée en tant qu’elle échappe à tout autre contrôle qu'à celui de la pensée même.
La sensibilité de l'adversaire est extrême en ce domaine : preuve en est l'activité fébrile des ministères de la « propagande » ou de l’« information » (viol mental des foules) ; preuve en est la chasse désespérée livrée à l'hérésie, même secrète ; preuve en est enfin la portée morale considérable, fût-ce dans la geôle la mieux cadenassée, des formes élémentaires d'appel à l'opinion intime, à la conscience profonde, que sont la grève de la faim et certaines formes de la résistance non-violente.
Précisément Godwin, de tous les penseurs anarchistes, est celui qui a le plus insisté sur la toute-puissance sociale de l'opinion, au point même de refuser absolument tout autre terrain de combat que la raison humaine, tout autre moyen d'action que renonciation calme et lucide, arguments à l'appui, de ce qu'il croit être la vérité.
C'est que Godwin avait sous les yeux les résultats décevants de la démagogie pseudo-libératrice des clubs révolutionnaires français et autres comités de Salut public, et, par ailleurs, les effets remarquables de la diffusion philosophique et scientifique opérant ce que Proudhon appellera une démopédie, à travers le mouvement libéral-encyclopédique, dit de l’Aufklärung, ou des lumières.
D'esprit calme et pondéré, Godwin ne pouvait manquer de préférer tout effort d'instruction libre et sincère aux turbulences chaotiques de l'agitation. Et — son tempérament aidant, qui était celui d'un homme de cabinet et non de tribune ou de barricade — il entreprit de replacer la lutte émancipatrice sur le terrain de la pénétration pacifique des idées.
André (PRUDHOMMEAUX) PRUNIER