Un cadre de rêve
L’ennemi se déguise parfois en géranium,
mais on ne peut s’y tromper, car tandis que
le géranium est à nos fenêtres, l’ennemi est à nos portes.
Pierre Desproges La quarantaine passée, le regard exigeant vis-à-vis de la conformité de l’environnement aux attendus du client : c’est un cadre ! Costard gris souple et soyeux sur chemise parme à reflets moirés, et chaussures façon plus italienne qu’anglaise : ç’est tendance comme dans la Com’ tout en restant sérieux comme un banquier ; ce doit être un gestionnaire. D’ailleurs, la cravate sombre à motifs discrets montre qu’il ne s’agit pas de le confondre avec un informaticien ! Visage glabre et cheveu très ras découvrant les trous et bosses du crâne : c’est net et efficace. Il hôte sa veste et la plie avec soin mais sans méticulosité (efficacité vous dis-je), prépare son ordinateur portable et ouvre Les Echos en attendant le départ imminent.
Voici la caricature du cadre responsable – celui de la France qui avance ! - qui est venu s’asseoir de l’autre côté de l’allée, une rangée devant la mienne, dans le TGV qui m’emmène, moi aussi, à Lyon, pour le boulot.
Clientèle d’affaires oblige (nous sommes en 1ère), il accepte d’un signe de tête la restauration à la place proposée par l’hôtesse sous forme de sacs parallélépipédiques tout prêts, dont la double fermeture éclair garantit une ouverture commode, et surtout dont la couleur vieux rose semble prévue pour s’accorder avec la chemise parme moirée de l’uniforme attendu. Menu viande ou poisson ? Poisson ! Tout cela pour 14,90 euros, payable en carte bancaire grâce au terminal portable : voilà un vrai plus marketing, auquel on reconnaît que la SNCF devient enfin une entreprise comme une autres, soucieuse d’offrir le bon service au bon client et à un prix concurrentiel.
Moi, je vais à la voiture bar. Quitte à prendre le train de 12h pour en faire ma cantine et éviter l’aliénante séance de travail qui tue le voyage, autant que ce soit dans un espace collectif, et non coincé dans ces sièges isoloirs, stalles modernes pour le clergé de l’Eglise Capital.
Encas et bière en main, je vais m’installer devant une baie à côté d’un jeune homme qui lit un "gratuit". Modeste barricade : je sors mon Libertaire. C’est pourtant lui le vrai résistant, car après avoir attendu que l’affluence fasse un peu diversion, il sort discrètement de son sac deux sandwichs à lui dans leur papier d’aluminium. Vous savez, ceux de dans le temps, que le plus affamé du compartiment déballait à midi pile, et qui sonnait l’heure de pique-niques parallèles, déliant parfois quelques langues sur les mérites comparés de la moutarde ou du cornichon, du pâté ou du jambon, et qui pouvaient même dans certains cas inviter au partage de la thermos de café ou des biscuits.
Et bien oui ! aujourd’hui, le seul fait d’avoir préparé son sandwich à manger dans le train devient pour l’usager, cerné par les clients, un acte de résistance, que je salue par un « bon appétit ! », mais qui ne dissipe pas complètement l’inquiétude du jeune homme. Respectant sa clandestinité, je me contente alors de poser le Libertaire de manière qu’il puisse lire également. Il finit par partir ; je finis ma lecture et m’en vais en laissant le canard pour un éventuel curieux. Acte un peu illusoire, car le bar n’est plein que de costumes gris plus ou moins foncés, dont seule la couleur de la chemise permet de faire des hypothèses sur la catégorie du cadre qui la porte.
Revenue à mon siège, je note que "le mien" a fini son repas, mis le sac sous son siège (il n’a quand même pas fait bac + 5 pour être obligé de faire le service ; quelqu’un d’autre existe pour ça !) et ouvert son portable pour rentabiliser son temps en travaillant. Et à quoi travaille-t-il ? A remplir les pages de ce qui ressemble à un entretien individuel d’évaluation, ce rendez-vous annuel des cadres qui cimente le lien individuel du salarié au patron (représenté par le supérieur hiérarchique), qui fait le point des compétences acquises et à acquérir, qui demande de construire son "projet" professionnel, d’en négocier les objectifs et les moyens, et qui déterminera la récompense ou la sanction. Le tout dans un esprit d’autocritique et de transparence de l’individu vis-à-vis de l’organisation, comme marque de sa servitude.
Parmi les cases à remplir, un exercice attire mon attention, et plus encore la réponse de "mon" cadre. Sans doute pour vérifier que son imaginaire est bien sous contrôle, on lui demande : « Décrivez une journée de travail de rêve ». Fascinée par ce rêve qui se dessine sur l’écran au fur et à mesure des touches frappées, des instants suspendus à une réflexion hésitante, des repentirs qui font disparaître une formule soudain jugée hâtive, je finis par prendre un stylo et recopier sa rédaction pour en garder trace.
Car c’est bien une rédaction de rentrée des classes à laquelle se livre notre animal, avec un style encore plus maladroit et sans relief. Jugez plutôt : « Il est 7:00, je prends mon petit déjeuner et vers 7:50 je prends mon vélo en direction de mon bureau, ce qui me prend 10 minutes. Aujourd’hui nous avons une réunion de service mensuelle à 9:30. J’ai eu le temps de préparer les réponses aux questions que mes collaborateurs suite à ma demande m’avaient envoyées il y a quelques jours. L’ordre du jour consiste en un élément que je qualifie de bonne nouvelle pour mes collaborateurs et moi-même. En effet, la Direction nous a donné son accord pour le budget concernant le projet d’amélioration des conditions de travail (climatiseurs, bureaux plus grands et lumineux, changement de matériel informatique et bureautique). La réunion a duré 3h, nous n’avons pas vu le temps passer. Tout le monde en sort content. Désormais, mes collaborateurs travailleront avec beaucoup plus de conviction. »
C’est tout ? Oui, c’est tout ! Tout le rêve du cadre moderne est là ! Mieux : tout ce qui pourrait ouvrir sur une prise de conscience est auto-désamorcé.
Pas de grasse mat’, ni de traces de rêves - les vrais, ceux de l’inconscient – qui traîneraient au réveil. Pas même une petite rêverie dans les volutes du café fumant. Rien ! Jusqu’au temps qui est inscrit à la façon digitale des machines.
Nous apprenons ensuite qu’il habite à 10 minutes de vélo du boulot (pour l’anecdote, il n’a rajouté ce détail qu’à la fin, sans doute angoissé à l’idée qu’on pense qu’il n’arrive qu’à 9 heures, juste avant sa réunion, après 1h10 de vélo…). Voici qui pourrait conduire à une réflexion sur la construction de la ville, la réunification des lieux de vie et de travail, les moyens de transports, l’énergie, ou même le lien entre le physique et le psychologique dans l’usage du vélo(1). On est censé rêver quoi ! Et bien non, la première phrase est terminée qu’on est déjà au bureau en un tour de roue.
La description du travail donne-t-elle un peu de consistance à ce rêve ? Peine perdue ! Son métier est de ne pas en avoir ; le travail, c’est une réunion de service mensuelle. La part de rêve ici est dans le fait que tout le monde a eu le temps de la préparer. Ce n’est pas inintéressant car cela peut laisser entendre une critique de ces organisations faites de "reportings" et de stress par manque de temps pour les tâches auxquelles on est assigné. Mais est-ce vraiment son intention ou la nôtre ? Je parierai plutôt sur la seconde, d’autant plus que notre cobaye avait imaginé initialement une « réunion de gestion prévisionnelle des ressources et des compétences » annonciatrice de trop de conflictualités et qui fut vite effacée au profit de la plus paisible « réunion de service mensuelle ».
Au demeurant, même désamorcée, la réunion n’est finalement plus consacrée à la réponse aux questions des « collaborateurs », mais à la seule annonce d’un point qu’il «qualifie de bonne nouvelle ». Grandiose ! Le voici le cadre idéal, clergé zélé dont le rôle est de qualifier les événements pour ceux du dessous.
Et sur quoi porte la leçon de catéchisme ? Sur les conditions de travail et la négociation hiérarchique, celle où l’action elle-même ne vient que d’en haut. Il avait d’abord écrit : « à ma demande, mes supérieurs hiérarchiques ont accordé ». Mais c’était encore trop d’audace que d’imaginer formuler une demande à la hiérarchie. Il est plus confortable de rêver d’un « Direction [qui] a donné son accord sur le budget concernant un projet… ». Et quel projet ! Même l’appétence humaine à plus de lumière et d’espace, qui pourrait encore une fois induire une réflexion sur la santé au travail, est soigneusement encadrée par les stéréotypes des gadgets pour gentils salariés de bureaux : des climatiseurs (pour lutter contre le réchauffement climatique !), des imprimantes et des écrans plats (les conditions de travail servant de prétexte à l’exigence de productivité).
3 heures pour ça ?! s’étrangleront les mécréants. Non, car ce serait ignorer le lourd et long travail de deuil de soi-même, dont cette « journée de travail de rêve » est l’aboutissement. D’ailleurs ça marche, puisque « tout le monde en sort content » et convaincu de travailler mieux encore ! Cela valait bien une messe de 3 heures, non ?! Et si pour l’édification des masses, il y avait une flamme au cadre inconnu, comme il y en a une pour le soldat du même nom, sûr que c’est cet inconnu du Paris-Lyon qui serait dessous.
13h55 : arrivée à Lyon Part-Dieu, je m’éloigne de ce cadre de rêve : mon cauchemar !
Cettia CETTI
Milite au groupe Louise Michel de la Fédération AnarchisteNote:
1. Cf. l’ouvrage ludique de Didier Tronchet : « Petit traité de Vélosophie » (Ed. Plon, 2000, coll. La Grande Ourse)
in Le Monde libertaire # 1459 du 14 au 20 décembre 2006