Lu sur
Politis : "La famille Romanès présente son nouveau spectacle, « la Princesse des flaques d’eau ». Le fondateur et patriarche de la troupe, Alexandre, fait le récit de sa vie. Une vie de scène et de mouvement, de famille et de musique, émaillée de ses écrits, une vie gitane avant tout.La matinée touche à sa fin vers la porte Dorée. Le froid est vif, le ciel gris. Mais, sous le chapiteau du cirque Romanès, lumière et température s’adoucissent. Un sol jonché d’objets hétéroclites. Les sièges d’une voiture devant la piste. Quelques membres de la famille, de sang ou de scène, s’activent sans urgence, soulèvent une planche, resserrent une corde, tandis qu’un jeune garçon s’entraîne. En haut des gradins, Alexandre Romanès, ancien Bouglione, fondateur et patriarche, raconte, avec des mots simples, toujours simples, qu’il parle ou écrive (1) :
« Je viens d’une famille de montreurs d’ours. Mon arrière grand-père avait trois femmes et un ours. « L’embêtant, disait-il, c’est l’ours. »
Ensemble, ils allaient de village en village. Un jour, après la
Première Guerre mondiale, il a décidé de planter un mat et de le
recouvrir d’une vieille toile de drap. Le premier chapiteau était
dressé. Mes parents possédaient un grand cirque. Il n’était pas
mauvais, mais trop grand pour moi. Et l’identité gitane était de moins
en moins évidente. Mon cousin Sampion est furieux : il m’a entendu dire
à la radio que notre famille est gitane. Je lui promets de dire
dorénavant que toute notre famille est gitane, sauf mon cousin
Sampion.J’ai quitté le cirque vers 20 ans. J’ai d’abord fait des
numéros dans la rue. J’en suis sorti petit à petit, en tressant des
paniers, en rempaillant des chaises. Je jouais du luth aussi, de la
musique baroque et Renaissance : j’avais étudié au conservatoire.
Progressivement, je n’ai plus fait que de la musique.
Et
puis j’ai rencontré Délia, gitane hongroise. Je serai de marbre pour le
monde/de feu pour toi. J’avais posé ma caravane dans le campement gitan
de Nanterre. J’y fréquentais Hongrois et Roumains. C’est là que je l’ai
rencontrée, il y a plus de dix ans. Quatorze même, puisque c’est l’âge
de ce bâtard. (De la tête, il désigne affectueusement le jeune garçon
qui s’entraîne.) Délia chante depuis toute petite. Son père jouait de
l’accordéon dans les mariages. Délia l’accompagnait de sa voix, debout
sur une table, dès l’âge de cinq ans. Ensemble, nous avons acheté un
vieux bout de toile, un vieux camion et, avec ses cousins, repris la
route. Depuis douze ans, entre Paris et les tournées, le cirque Romanès
existe.
Je parle mal le romanès. C’est une langue de
survie. Comme une chaloupe avec juste de quoi boire et manger si le
bateau coule. L’or aussi. Pour les gitans, deux choses sont
importantes : le sang et l’or.Longtemps, je me suis demandé pourquoi
l’or. Maintenant, je sais : il se vend au poids. En cas de difficulté,
il suffit d’aller au prêt sur gage, de le peser pour obtenir quelques
milliers de francs. Je parle encore en francs...
Mon
père se souvenait de ma mère leur disant : « Mes enfants, mes petits,
il n’y a rien à manger, et dehors il neige. » Le cirque Romanès n’est
pas une entreprise de spectacle. Moins conventionnel, plus simple et
chaleureux. Notre but : arriver à manger. (Le téléphone sonne, avec la
voix de la cadette, Rose-Reine, qui entonne : « J’ai bien mangé et j’ai
bien bu, j’ai la peau du ventre bien tendue. ») Nous avons eu très vite
du succès. Les scènes nationales nous ont engagés ; il nous a fallu
troquer notre chapiteau de 14 mètres, avec ses 250 places, pour un plus
grand, de 20 mètres et 500 places. La différence semble peu importante.
Mais elle allait à l’encontre de notre idée : avoir un cirque modeste
et ne pas s’embêter. Bientôt, grâce à l’architecte Patrick Bouchain et
des subventions, nous aurons trois péniches qui, côte à côte, pourront
soutenir un chapiteau démontable.
Pourquoi j’ai
écrit ? L’écriture n’est pas une tradition gitane. La poésie me
semblait trop haute pour moi, inaccessible, et puis la vie je voulais
la vivre, pas l’écrire. [...]
Ce que je sais, c’est
qu’il y a des poètes que j’admire. Peut-être que je n’ai pas supporté
de les voir passer. J’ai voulu être l’un des leurs. Je faisais mon
numéro dans la rue quand Jean Genet m’a abordé. Nous avons bu un verre
ensemble et sympathisé. Christian Bobin est venu me voir à Avignon et
il a passé la nuit dans une caravane sans porte ni fenêtre. Bien
d’autres encore. On peut vivre vingt ans à côté de personnes, en
croiser une un instant, et c’est elle qui deviendra l’ami.
J’ai
commencé par écrire des phrases entendues. Les premières venaient de
Délia : Cet imbécile d’Alberto, il en a tant fait que Dorina l’a
quitté. Il n’a pas fini de la regretter. Elle avait toutes les
qualités : propre, courageuse, fidèle... et quelle voleuse ! Et puis je
suis arrivé à un point, comme un trou, un manque, où je n’avais plus
l’envie. Alors, j’ai noté ce que je pensais moi. On devrait avoir deux
vies : une pour apprendre, l’autre pour vivre.
J’ai
partagé le monde en deux. Ce qui est poétique existe pour moi ; le
reste, je ne le regarde même pas. La poésie est multiple. Longtemps je
me suis trompé sur elle. J’ai cru qu’elle reposait dans le cassé, le
pauvre. Un Arabe dans une vieille Peugeot. Un enfant la morve au nez
sur un terrain vague. Jusqu’à ce qu’un jour, à Neuilly, je voie arriver
une Rolls. Le chauffeur en descend, ouvre la porte à une petite fille
de 7 ou 8 ans. Sa chemise blanche et ses nattes sont impeccables. Comme
une reine, elle descend de la voiture et s’engouffre sous un porche.
Poétique, inexplicable.
Moi qui étais si misogyne,
je ne fais que des filles. Dieu m’a donné une bonne leçon que je
méritais et il m’a fait un grand cadeau que je ne méritais pas.J’ai
cinq filles et un fils. Florina, Adèle, Marie, Alexandra et Rose-Reine.
Mon fils, Sorine, porte un prénom féminin. Je ne voulais pas qu’il soit
jaloux d’elles, ou qu’il se sente supérieur. Sorine, « soleil » en
romanès. Avec les enfants, le cirque se fait naturellement, ils
choisissent ce qui leur plaît. Mon père me faisait tout répéter.
C’était une erreur : on n’est pas bon en tout. Jean Grosjean : « Je me
souviens de votre père : il avait un grand chapeau. Le vôtre est plus
petit. » Ce n’est pas facile d’égaler son père. Avant, j’avais un
numéro d’acrobate et d’équilibriste. J’ai aussi travaillé avec les
lions. Maintenant, je ne peux plus faire de scène, je suis trop vieux :
j’ai 55 ans. Et je ne veux plus rien faire : simplement me promener à
la campagne avec mes filles. Et que mes enfants continuent le cirque.
Ils sont obligés d’ailleurs : ils ne vont pas à l’école. S’ils
devenaient avocat ou médecin, je serais déçu. Je souhaite qu’ils
continuent, et surtout qu’ils n’entrent pas dans cette société.
Le
pays qui m’a vu naître/un peu plus chaque jour/s’éloigne de moi. En
France, la question n’est plus : « Qu’est ce qui est interdit ? » mais
« Qu’est-ce qui est possible ? ». En catimini, une loi a été adoptée.
Nous devons maintenant payer 75 euros par mètre carré, plus cher qu’une
personne qui habite en HLM. La loi ne concerne que les caravanes de
plus de quatre mètres. En dessous, ce sont des caravanes de Français en
vacances. Cette loi est raciale. Mais que le gouvernement ne se fasse
pas d’illusion : toutes les routes vont être bloquées. Nous sommes
sédentarisés par la force des choses. L’espace public ne l’est plus. Un
jour, j’ai posé ma caravane sous un arbre. Je ne gênais personne.
Pourtant, les gendarmes m’ont fait partir. On peut tout accepter. À une
condition : que soit enlevé des frontons « Liberté, Égalité,
Fraternité ». Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles.
Depuis
longtemps déjà/je vois des choses terribles./Des fois, pour
comprendre,/je prends ma tête à deux mains./Malgré tout, chaque
matin,/je redécouvre le ciel. Quand on est arrivés passage Clichy, une
quinzaine de personnes ont gueulé. Un gars a sorti son fusil et
menacé : « Vous ne passerez pas. On a eu les Noirs, les Arabes, les
juifs et maintenant les gitans. » Le soir, on faisait du feu et de la
musique. Le feu, à Paris, est interdit. Pourtant, les flics du quartier
ne nous ont jamais fait la moindre réflexion. Au contraire, ils se
mettaient autour du feu avec nous. Même les « contre » : au début, ils
donnaient du pain aux chevaux, sans nous parler, et ils ont fini autour
du feu, comme les autres. Certains soirs, tout le quartier y était.
Heureusement qu’il y a encore/des gestes qui rapprochent.
Mais
la société est de plus en plus pasteurisée. Alors nous, gitans et gens
du cirque, ça ne passe pas. Comme s’il fallait qu’il n’y ait pas de
vie. Que tout devienne de plus en plus mort. Changer le cours des
fleuves,/répertorier les étoiles,/marcher droit,/baisser la tête,/dire
oui./Est-ce que moi/je les oblige/à regarder le ciel ? » Non. À moins
que ce ne soient les étoiles du cirque Romanès.
Marion Dumand