Lu sur
Ecologie révolutionnaire : "Les activistes d'aujourd'hui se réfèrent à Foucault et Deleuze plus qu'aux situationnistes qui ont été pourtant les précurseurs dans la critique du militant et de la vie quotidienne, critiques devenus les
préjugés actuels les moins questionnables.
"Le responsable qui "se dévoue", disparaît
partout avec la politique classique elle-même ; et plus encore par
le fait que dévouement et sacrifice se font payer toujours en autorité
(serait-elle purement morale). L’ennui est contre-révolutionnaire".
IS no 7, p16
Cette
critique se nourrit des figures du
stalinien et du fasciste qui ont discrédité le
militantisme
aveugle dans lequel nombre d'intellectuels se sont ridiculisés,
mais, surtout, les situationnistes ont analysé le militantisme
étudiant, et son dogmatisme faussement intellectuel, comme la
préparation de leur fonction de cadres et d'intimidation de
leurs subordonnés, le militantisme reproduisant la
domination
qu'il conteste. On a vu effectivement d'anciens trotskystes ou
maoïstes parmi les plus extrémistes devenir des hommes de
pouvoir et d'argent.
L'analyse est peu contestable, seulement les
exigences de Guy Debord
étaient telles, au niveau de ce qu'on peut appeler
l'éthique du militant, que cela se traduisait immanquablement par des exclusions, jusqu'à la dissolution finale.
Aveu d'une
impasse.
De même la critique de la vie quotidienne a
produit chez de nombreux militants un repli sur la vie privée et
une esthétisation de l'action politique qui sera
récupérée par la publicité avec la
mystification d'une "vie passionnante" comblée par la
marchandise
et la réussite sexuelle. Cette mystification va jusqu'à
faire croire à quelques naïfs qu'il suffirait de se passer
de marchandises, voire d'un retour à la nature, pour
accéder à ce paradis imaginaire entièrement fabriqué !
Ces "dérives" ne sont pas nouvelles. Dès 1972, dans "
La véritable scission dans l'Internationale Situationniste",
Guy Debord fustigeait les "pro-situs" s'identifiant spectaculairement
aux situationnistes vus comme les héros du négatif et les
possesseurs d'une vie supérieure, aliénés dans
leur propre contemplation
narcissique
renforçant leur
désir de pouvoir malgré l'extrémisme
proclamé. Ce sont bien les cadres de demain. On a certes besoin de cadres mais
il n'y a rien de pire qu'un pouvoir qui se prétend
révolutionnaire et se dénie comme pouvoir.
"La critique
sans concessions de tout ce qui existe en était venue à être
appréciée positivement par un secteur toujours plus
étendu de l’impuissance elle-même devenue pro-révolutionnaire.
La force du négatif mise en jeu contre le spectacle se trouvait
aussi admirée servilement par des spectateurs". Véritable Scission, p36
Il ne suffit donc pas de se réclamer de la critique
situationniste, encore moins d'adopter la totalité des
thèses situationnistes, des positions artistes du début
(fête, urbanisme, dérive) à la contestation de la
totalité sociale, la dé-sidération finale du spectacle de la passivité. Le
difficile est plutôt de tirer enseignement des échecs
historiques pour ne pas les répéter, ne pas se suffire de mots d'ordre mais faire preuve d'un
minimum de
dialectique
en tenant compte à la fois de la
pertinence d'une critique du militantisme et des impasses qu'elle a
engendrées. La réussite des situationnistes est d'avoir
réalisé leurs limites, ce qui nous permet de ne pas
reproduire leurs échecs mais il
n'y a pas à fanfaronner, nos moyens sont ridicules. Il faut
partir de notre réelle pauvreté pour avoir une chance de
la dépasser.
Le monde est dur à
transformer,
il ne se plie pas à nos
désirs, à notre "loi du coeur". Il ne suffit pas de
vouloir le changer, il faut savoir
ce qu'on veut, formuler nos objectifs et chercher comment les
réaliser concrètement en apprenant de nos échecs
et en adaptant nos stratégies. Pour cela, il faut avoir un
projet politique à confronter à sa mise en oeuvre
concrète jusque dans notre vie quotidienne. La
critique de la vie quotidienne
n'était pas du tout un refus de la politique et l'hymne à
l'épanouissement individuel qu'elle est devenue mais une
exigence de cohérence et l'attention
portée au vécu historique, à la pratique, à
l'expérience
du changement et du passage du temps, au développement de ses
contradictions. C'est le contraire de la vie rêvée, une
vie
construite pas à pas, politique, collective, historique de bout
en bout, de déceptions en désillusions.
"Il ignore la dialectique parce que, refusant de voir
sa propre vie, il refuse de comprendre le temps. Le temps lui fait
peur parce qu’il est fait de sauts qualitatifs, de choix irréversibles,
d’occasions qui ne reviendrons jamais. Le pro-situ se déguise le
temps en simple espace uniforme qu’il traversera, d’erreur en erreur et
d’insuffisance en insuffisance, en s’enrichissant constamment". Véritable Scission, p45
- Vie privée, action publique
"La frivolité et l’ennui qui envahissent ce qui subsiste
encore, le pressentiment vague d’un inconnu, sont les signes annonciateurs
de quelque chose d’autre qui est en marche".
Hegel. Phénoménologie
de l’Esprit T I p12
La
critique du militantisme politique, le dogmatisme borné des
partis communistes ou trotskistes, la compromission des
socialistes avec le néolibéralisme, les dérives
électoralistes des partis écologistes et surtout les
défaites sociales répétées des
années de dépression ont
fini par
disqualifier tout engagement militant. Pour Foucault ou Deleuze,
c'était
plutôt les menaces de terrorisme du moment qui pousseront
à
privilégier des micro-objectifs concrets afin de sortir de la
"pensée fasciste" globalisante et d'apprendre une pratique de la
liberté, hors des appareils de pouvoir. On comprend donc bien
pourquoi, mais
l'engagement n'a pas bonne
presse, c'est peu de le dire. Il faut dire aussi qu'il y a un manque du
côté de l'offre. On ne peut s'engager pour un autre monde
qu'au nom d'idéologies dépassées (communistes,
islamistes) ou de projets inconsistants (altermondialiste,
écologiste). Beaucoup s'agitent avec application dans leur coin,
croyant faire
preuve de toute leur bonne volonté, avec pour résultat
une
totale
impuissance malgré des rassemblements impressionnants
(Larzac) qui se révèlent n'avoir absolument aucun poids.
Les temps sont encore au repli
sur la vie privée qui ne se distingue guère de
l'individualisme libéral qu'en sortant de la compétition marchande. Il y a des temps où rien n'est
possible, il n'y a rien à faire qu'à fourbir ses armes ou soigner ses blessures. Il est
certain que l'échec de nos espoirs politiques et l'ambiance
dépressive ne nous laissent pas d'autre choix que celui d'un
chacun pour soi. On ne s'occupe plus que de sa petite famille, de ses
amis (voire de son groupuscule subversif), de "réussir sa vie", de
se "réaliser", mal le plus souvent, renforçant
encore notre
isolement et la dépression collective.
"Ainsi le papillon de nuit,
quand s’est couché le soleil universel, cherche la lumière
à la lampe du foyer privé".
Marx p317.
La dépression ne dure pas toujours, au moins elle change de
forme. Un excellent sociologue, Albert O. Hirschmann a voulu montrer
dans
"Bonheur privé, action publique" qu'on passait alternativement
de la vie privée à l'action politique et de l'action
politique à la vie privée selon un cycle où la
déception de la politique nous ramenait à une vie
privée qui se révèle aussi décevante et
nous renvoie à l'action politique ! Hirschmann est aussi le
théoricien des modes de protestation "
voice" ou "
exit". On peut donc considérer qu'on utilise la voie "
exit",
qu'on vote avec ses pieds en désertant la place quand on est
déçu et qu'on a épuisé la voie de la
protestation argumentée "
voice". Cette façon de
présenter les choses a l'intérêt d'être
entièrement négative, ne supposant aucun
épanouissement personnel ou réussite politique, les
questions n'étant jamais résolues...
Situer le militantisme dans un parcours personnel permet de relativiser
le moment présent. Les choses ne restent pas toujours les mêmes, la vie est plutôt
maniaco-dépressive alternant enthousiasmes et déceptions
temporaires. Mais la dialectique n'est pas individuelle. Nous sommes
pétris de notre environnement social, la
morosité
ambiante, la méfiance, l'angoisse collective, le chômage,
la misère ne peuvent nous épargner. Il n'y a pas
séparation du privé et du public. Dans son
célèbre essai, "
Le choc amoureux",
Alberoni montre qu'un mouvement social est du même ordre que
le fait de tomber amoureux. Mieux, l'amour fleurit lors des grands
mouvements collectifs et même souvent les
précède... Notre bonheur personnel dépend de
l'action publique plus que nous ne le pensons, de notre environnement social et politique. Bien sûr ce n'est
pas une raison pour ne pas s'occuper de soi, en attendant une
révolution qui ne vient jamais ! De toutes façons, on
n'empêchera pas la "surcharge dépressive"
nécessaire pour éclater avec assez de force et fonder
une nouvelle solidarité, de nouveaux liens sociaux, de nouvelles
institutions sur la destruction des anciennes. La dialectique est sociale, inter-subjective, politique.
"Considérée dans toute
sa richesse, à propos de l’ensemble de la praxis humaine et non
à propos de l’accélération des opérations de
comptes-chèques postaux par l’usage des cartes perforées,
la communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune. Et
les plus frappantes outrances de l’incompréhension sont ainsi liées
aux excès de la non-intervention". IS no7, p21
En
attendant, il n'y a pas lieu de s'extasier sur les nouveaux
modes d'engagement qui sont bien inconsistants et inefficaces,
témoignant surtout de leur insuffisance. Il
est bien vrai que sous l'empire marchand, l'engagement militaire qui
soudait les peuples se fait plus rare. Il n'y a pas lieu de le regretter mais il ne subsiste de l'engagement
qu'une
caricature de terroristes fanatiques et quelques sectes trotskistes ou
religieuses. Jusque dans nos liens familiaux c'est le
désengagement qui domine, la "
déliaison amoureuse", une
volonté adolescente de désaffiliation qui est aussi un
refus d'assumer aucune responsabilité collective ou à long terme, ni les effets
de nos actes ou de notre industrie. La situation est insupportable dans
la perte des liens amoureux et familiaux, mais plus préoccupante
encore au regard des enjeux écologiques exigeant un
véritable
engagement sur le long terme pour une réorientation radicale de
nos sociétés qui ne se fera pas toute seule. Si l'engagement peut nous faire perdre
une certaine liberté, par contre, ce qui est sûr c'est que l'absence d'engagement nous
fait perdre
toute liberté collective !
On peut même dire que la
démocratie contribue à ce désengagement comme à sa perte. En effet,
depuis son origine athénienne et la division en "dèmes",
la démocratie s'est construite contre le patriarcat et les
anciens clans, favorisant déliaison, désaffiliation,
individualisme et liens faibles comme ceux du marché (et
maintenant des réseaux). Il y a aussi un relativisme
démocratique qui décourage l'engagement puisque toutes
les
opinions se valent ! C'est la
démocratie contre elle-même comme dit
Marcel Gauchet, démocratie de marché où plus rien n'est possible.
[début de l'article d'EcoRev' no 18 :]
- La négation de l'histoire
"Eveillés, ils dorment"
Héraclite
Notre
situation actuelle qu'on appelle post-moderne mais
qui est mieux définie comme post-totalitaire (voire post-communiste) et, pour cela, néolibérale, se
caractérise par l'individualisme, la dépolitisation (ce qu'on
appelle la fin des idéologies, des grands récits, des
utopies...) et le repli sur
des actions locales ou sur son salut personnel (famille ou petites
communautés). L'impuissance collective semble y être
totale. Ce n'est pourtant qu'un moment historique, comme toujours
caractérisé par une
sur-réaction
temporaire aux horreurs précédentes. On ne passe pas
de l'erreur totalitaire à la vérité
libérale mais d'un excès à l'excès inverse.
Cela n'empêche pas cette période de défaites
d'avoir trouvé ses idéologues. L'idéologie n'a
pas d'histoire, elle est éternelle
et positive, vraie depuis toujours même si sa
révélation date de la semaine dernière ! Il semble
bien que la philosophie de
Spinoza dont tout le monde se réclame
aujourd'hui
(de Toni Négri à
Damasio
ou même Alain Minc!) serve généralement à
cette
négation de l'histoire avec son
système purement dogmatique, ce "grimoire mathématique"
qui mime une
scientificité à nous clouer le bec, et sa
positivité
dépourvue de
négatif qui nourrit une idéologie pour retraités
de l'histoire qui n'ont plus
rien à apprendre et se prennent pour Dieu (connaissance du
IIIème genre) ! Bien sûr Spinoza est un grand philosophe
qu'on ne peut réduire à son idéologisation qui
relève entièrement de notre moment historique
post-marxiste et qui doit être critiquée comme telle.
Dans
ce monde de l'idéologie spinoziste qu'on retrouve
désormais vraiment partout, il n'y a que du positif, une essence
qui se
développe, qui s'exprime comme une plante qui s'épanouit
au soleil.
Tout s'unifiant en Dieu, tout est pensée, expression d'une nature
naturante à laquelle nous participons... C'est bien sûr
complètement illusoire. On ne peut se passer du
négatif.
La
liberté consiste à dire non, à se dresser contre
le mouvement du monde,
à le dévier de sa course, à l'humaniser. Le plus
ridicule chez les
spinozistes, c'est l'hymne à la joie,
recyclage de la pensée positive, voire de la méthode
Coué qui redouble la culpabilité des vaincus.
L'émotion dépend de la situation et de nos
capacités d'agir. Une joie qu'on cultive pour elle-même
n'est qu'une émotion inadéquate qui relève de la
toxicomanie. La dépression est collective, il ne
faudrait pas
confondre psychothérapie individuelle et politique, problème personnel ou question sociale. La "surcharge
dépressive" pourrait même être une condition de
l'amour ou des mouvements sociaux selon
Alberoni.
On ne peut
éviter la souffrance et le travail du négatif, la
dialectique qui ballotte nos sociétés
d'un pôle à
l'autre, du libéralisme au totalitarisme puis du totalitarisme
au
néo-libéralisme.
La négativité du désir et de la pensée sont
plus réalistes qu'une force immanente qui va droit à son
but. Malgré ce qu'on voudrait s'imaginer d'une expression libérée, la joie est bien moins
créative que le blues ("ce qu'il
faut de sanglots pour un air de guitare"). On le sait depuis toujours
(voir le pseudo-Aristote "L'homme de génie et la
mélancolie"). Il faut souffrir pour
travailler si durement, être en rupture, il faut avoir la rage pour vouloir transformer
le monde ou prendre
des risques inouïs !
Réintroduire
l'historicité et la dialectique
permet de constater qu'il y a une alternance de mobilisations et de
passivité mais surtout que le libéralisme a d'autant
moins de chances d'être éternel qu'il a déjà
provoqué fascisme et communisme, au point que Polanyi pensait
que "la grande transformation" était cette réfutation
définitive du libéralisme, ce réveil d'un mauvais
rêve (et qui a permis les 30 glorieuses keynésiennes qui
ont suivi). Ce n'est pas parce que le néo-libéralisme est
la réaction à l'effondrement des totalitarismes qu'il n'y
aura pas de
néo-fascismes
informationnels pour lui
succéder. On peut même dire que cela a déjà
commencé (le thème de l'autorité revient en force
après celui de la sécurité). C'est tout notre
enjeu historique d'éviter ce
remake
en proposant une autre issue qui sache tirer parti de notre entrée dans l'ère de l'information, un projet
écologiste de réorientation de l'économie vers le
développement humain, opposé au
néo-libéralisme autant qu'aux tentations autoritaires. Ce
n'est pas gagné d'avance. Il
faudra pour cela reconstruire un grand récit, un projet
collectif à long terme, une idéologie partagée,
aussi étonnant que cela puisse paraître aux yeux de nos
post-modernes désabusés.
- Post-totalitarisme, néolibéralisme et individualisme
Il n'y a pas de société sans régulation,
il n'y a pas de société sans règle, mais il n'y a pas
dans la société d'autorégulation. La régulation
y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.
Les expériences historiques traumatisantes du fascisme et du
communisme ont fait rejeter unanimement toute prétention
à diriger
notre histoire ou même à la comprendre. On prétend à l'immanence du
laisser-faire, à
l'ordre
spontané
de Hayek qui ne se justifie même plus par une
quelconque
providence divine mais qui vaudrait mieux dans sa fragilité que
toute
prétention à vouloir décider de notre histoire,
"
présomption fatale"
qui serait déjà "
la route de la servitude".
Cet ordre
spontané quasi divin est le domaine des causes, pas des
finalités et de la liberté. Contrairement à ce
que Hayek croit démontrer dogmatiquement, la complexité
n'empêche ni de
modéliser, ni de réguler un système
social même si on ne peut le connaître parfaitement (il n'y
a d'ailleurs pas de société sans
régulations). Rien de plus complexe qu'un organisme dont nous
pouvons pourtant
prévoir la réaction le plus souvent car les
systèmes
complexes ont des comportements relativement simples. Ce qui est vrai
c'est qu'on
n'est jamais tout-à-fait sûr de réussir et qu'une
planification rigide
est vouée à l'échec mais il est certain par contre
qu'à laisser-faire, il n'y a aucune raison que les choses
tournent en notre faveur ! Une société n'est pas un
organisme, ses régulations doivent être construites.
Vouloir renoncer à faire
notre histoire, comme nous y invite le fondateur du
néolibéralisme, ce serait renoncer à notre
humanité.
"Nous devons rejeter l'illusion d'être capables
de délibérément créer l'avenir de l'humanité
[...] Telle est l'ultime conclusion des quarante années que maintenant
j'ai consacrées à l'étude de ces problèmes, après
avoir pris conscience de l'Abus et du Déclin de la Raison qui n'ont
cessé de se poursuivre tout au long de ces décennies".
Hayek (Droit,
législation et liberté, III, p182)
Il y a presque toujours une certaine
complicité
entre un système et ceux qui le combattent, (souvent d'ailleurs
au nom des valeurs qui le fondent). Les dominants et les dominés
partagent en grande partie la même conception du monde, c'est
inévitable, mais il faut essayer de
prendre
un recul critique par rapport à l'idéologie du moment et
du lieu. Ainsi, ce n'est
pas pareil de critiquer le totalitarisme quand il est dominant ou quand
il n'est plus qu'un épouvantail et que c'est le
néolibéralisme qui règne en maître. La
pensée contestataire "dominante" ne peut bien sûr être
confondue
avec le néolibéralisme auquel elle s'oppose
concrètement mais elle partage souvent avec lui une
"interdiction sur la
totalité" intimidante, ce
qu'on peut d'ailleurs tout-à-fait comprendre dans un contexte
post-totalitaire, surtout si on
vient de quitter un parti stalinien par exemple. Il faudrait donc
renoncer
à changer le monde et se contenter de cultiver son jardin !
L'important n'est plus l'efficacité politique, ce serait
simplement d'être actif et positif, d'avoir une chouette bande de
copains et un "comportement démocratique" dans le groupe, le
militantisme devant être ludique et créateur de liens
communautaires. Ce sont ainsi les aspects éthiques ou
esthétiques qui prennent le pas sur les enjeux politiques ou
écologiques.
Malgré le rejet de l'individualisme libéral, l'engagement
politique devient un attribut de l'individu, de sa valeur, de sa
réalisation. Il devient un élément du mythe de la
vraie vie authentique et libre, délivrée de
l'aliénation marchande. Ce
qui se voulait indispensable "souci de soi", en opposition à l'individu massifié, retombe en fait dans
l'entre-soi et l'individualisme, renforçant l'illusion
religieuse qu'on
pourrait se sauver tout seul. Du coup, la tentation est forte de la
sécession, du retour à la nature ou du
refuge dans les marges, l'enfermement périphérique, alors
que l'aliénation est collective. Vivre à la campagne,
j'en témoigne, ne délivre pas de l'aliénation, de
l'injustice sociale ni de nos responsabilités collectives. L'
individu
est bien un
mythe, la "personne" aussi qui se croit toujours exceptionnelle ! On
peut être fier de soi, de sa conscience écologique,
trouver qu'on est formidable et qu'on vaut mieux que
les autres parce qu'on est à la marge ou en dehors, tout cela
participe à nous faire croire qu'on serait des individus
séparés de leur contexte, de leur milieu naturel ou
humain. Il est vrai que la détraditionalisation de nos
sociétés hypermodernes, la mobilité des
identités et l'individuation des parcours valorisent et isolent
les individus, mais notre pensée est très limitée
(la mienne
en tout cas), toujours trop dogmatique, et qui change avec les temps ou les lieux. La
pensée, c'est le commun. L'individualisme est une idéologie sociale. Tout ce que nous
sommes est fait d'une histoire, d'une
culture,
d'une société, d'un milieu, tout ce que nous vivons dépend du
régime politique, des relations sociales, de l'organisation
économique. C'est justement pour cela que nous devons nous en
occuper, mais
les catastrophes écologiques sont des
phénomènes collectifs qui ne font pas la
différence entre les individus selon leurs mérites ("la tempête nous traite
universellement"). L'action collective est beaucoup plus cruciale que
la pureté des coeurs, même si la fin est
déjà dans les
moyens.
- Du local au global
Il
y a bien sûr beaucoup à retenir et prolonger des nouvelles
pratiques militantes, il ne s'agit pas d'en nier toute pertinence, encore moins de revenir en arrière, mais
de constater leur manque d'ambition et qu'à partir d'un certain
seuil, certaines
revendications deviennent contre-productives. Ainsi, défendre
les contre-pouvoirs est absolument essentiel. C'est même la
première chose à
faire lorsqu'on veut sortir de la position de simple administré.
Ce n'est pas la même chose lorsqu'il n'y a plus de pouvoir
mais seulement un entrelacs de contre-pouvoirs qui se bloquent
mutuellement. Il ne suffit pas de se désolidariser de
tout pouvoir pour s'innocenter de notre responsabilité
collective et de l'efficacité de nos actions. De même on peut comprendre qu'on se réfugie
dans les marges pour fuir un monde qui nous fait horreur mais quand le
centre se vide on ne peut rester à la périphérie,
à voir venir la catastrophe comme on regarde passer les trains. Il ne s'agit pas de se trouver une
niche mais de participer à l'aventure humaine,
d'orienter l'avenir, de
donner sens à notre histoire commune et d'assumer nos
responsabilités envers les générations
futures. L'action locale est cruciale mais elle ne prend
sens que dans une pensée globale. Le concret ce n'est pas
l'immédiat, ce n'est pas la fleur ou le fruit mais la
totalité du cycle de la graine au fruit, c'est l'espèce
au moins autant que l'individu, c'est l'équilibre
écologique, c'est la planète bleue qu'on voit de l'espace
à travers nos hublots.
Certes,
il ne faut pas croire qu'il y a un pouvoir qu'il suffirait de "prendre". Changer
de direction d'entreprise ne change pas le fonctionnement d'une usine, c'est
l'organisation elle-même qu'il faut changer, le système de production. L'alternative se
construit bien localement (rien
ne se fera sans nous) mais cela ne doit pas nous amener à rester
dans
le court terme et délaisser la lutte globale. Les
contre-pouvoirs
sont essentiels mais il faut aussi s'occuper du pouvoir effectif car nous avons
une obligation de
résultat, on n'est pas là seulement pour "participer", il y a des vies à
sauver, des ressources à préserver !
On
peut comprendre les bonnes intentions de la tendance actuelle au micro-militantisme, d'une idéologie de
l'
auto-organisation anti-totalitaire bien dans l'air du temps néolibéral
et conforme à l'idéologie des réseaux. On voudrait qu'il n'y ait pas de
Tout ni d'organisations, mais le climat nous totalise (ou les circuits financiers) et nos ennemis sont
organisés.
L'abandon des enjeux globaux et d'une organisation
décidée est dangereusement irresponsable face
aux menaces écologiques qui exigent de prendre en charge la totalité
écologique
en comprenant ses contradictions, ce qui suppose un engagement sur le
long terme, de poser un but pour l'atteindre, d'être responsables
des effets de nos actions, et donc de s'accorder sur nos
finalités humaines. Le salut ne sera pas individuel. L'action
collective a besoin d'organisation et d'une
vision de notre destin commun, pas seulement d'objectifs
concrets à court terme. Nous n'éviterons pas de nous
entendre sur un projet collectif et de nous organiser, nous
n'éviterons pas de prendre le pouvoir sur la totalité du
monde. Le pouvoir corrompt, il est dangereux, il faut s'en protéger et le contrôler, mais si
les contre-pouvoirs sont absolument nécessaires, ils ne sont en rien
suffisants.
- Réappropriation de la totalité du monde (écologie, finalités, rétroaction)
"Le règne de la catégorie
de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire
dans la science".
"Le but final n'est pas un état qui attend le prolétariat
au bout du mouvement, indépendamment de ce mouvement et du chemin
qu'il parcourt, un "État de l'avenir" ; ce n'est pas un état
que l'on peut, par conséquent, tranquillement oublier dans les luttes
quotidiennes et invoquer tout au plus dans les sermons du dimanche, comme
un moment d'élévation opposé aux soucis quotidiens
; ce n'est pas un "devoir", une "idée" qui jouerait un rôle
régulateur par rapport au processus "réel". Le but final
est bien plutôt cette relation à la totalité (à
la totalité de la société considérée
comme processus), par laquelle chaque moment de la lutte acquiert
son sens révolutionnaire". 43
Lukács (Histoire et conscience de classe)
S'entendre sur nos
fins est un préalable. Si un autre monde est possible, il faut
d'abord en
rêver, en débattre, interpréter le monde avant de le transformer. Viser la
totalité
du monde comme objectif n'est pas une folie
dangereuse
mais ce qui donne sens à l'action locale. Ce qui distingue
l'homme de l'animal, c'est d'être aussi fragile qu'un roseau,
mais,
roseau pensant, avoir par la pensée un rapport à la
totalité du monde auquel l'angoisse de la mort nous
dérobe sans cesse. Il ne suffit d'ailleurs pas d'être
anti-totalitaire pour ne pas tout totaliser, et avoir une pensée
globale n'est pas du tout tomber dans le totalitarisme ! Certes, penser la
totalité planétaire a de quoi nous
désespérer, c'est une pensée pour laquelle nous
avons bien besoin des autres. Les grands mouvements sociaux sont les
seuls moments de véritable communication où nous
retrouvons notre puissance d'action et c'est dans l'action
collective que nous pouvons éprouver ce qu'il est possible
d'atteindre, encore faut-il que la pensée s'y soit
préparée, qu'il y ait des perspectives visibles.
Si on peut comprendre, dans le contexte dépressif des 30
dernières années, la valorisation des actions de
proximité aux objectifs limités mais concrets, cela n'est
pas à la hauteur de nos responsabilités
écologiques qui exigent des régulations globales, de
prendre possession de la totalité du monde et de s'engager pour
l'avenir car rien ne se fera tout seul, sans notre action
résolue. Il faut bien sûr tirer les enseignements de
l'histoire et ne pas retomber dans un militantisme abêtissant,
inutile et aveugle, mais on ne peut se contenter d'actions
dispersées, de liens faibles et d'expériences sans
lendemain, on
ne peut se passer d'engagements forts et suivis. On devrait
sans doute substituer à l'engagement dans un groupe social, de
plus en plus problématique, des engagements par
objectif
où chacun participe à hauteur de ses moyens
et coopère au but commun. Seulement, il y a aussi des objectifs globaux, des
objectifs politiques d'organisation de la société et qui ont
besoin d'un "parti" à la dimension des institutions. Que la forme n'en soit pas satisfaisante pour l'instant n'en
réduit pas la nécessité. La préservation de
l'autonomie
de chacun au niveau local ne peut se passer d'organisation politique, d'échanges, de centralisations et d'une
vision globale. La
possibilité de rejoindre ses objectifs, d'atteindre ses fins
demande d'abord de se projeter dans l'avenir et de s'organiser.
Le capitalisme est global, son productivisme nous menace
globalement, c'est globalement qu'il faudra lui substituer une
production alternative même s'il faudra du temps pour la construire
localement dans une reterritorialisation de l'économie.
Les
coopératives municipales prennent tout leur sens à
s'inscrire dans une alternative globale à un productivisme
capitaliste insoutenable et destructeur. Sinon, ce ne serait qu'une
petite réalisation
locale
dérisoire et sans avenir. Seulement, on peut dire
qu'actuellement il manque tout : une analyse de notre situation et de
ses
causes, une alternative concrète
et les nouveaux modes d'organisation qui seraient nécessaires
pour y parvenir.
Chacun bricole dans son coin une espèce de privatisation du
commun, chacun lance son portail, sa liste de discussion, son
manifeste. Les troupes syndicales opposent une résistance
dispersée sans aucune convergence des luttes et subissent
défaites sur défaites...
Il
faut partir de ce désastre pour s'engager dans la
construction d'une
alternative locale à la globalisation et des nouveaux cadres d'un militantisme
renouvelé. Dans le vide actuel nous devons
innover et nous rassembler pour trouver des formes d'organisation par
objectif efficaces, une
nouvelle forme de parti, plus organisé que le mouvement actuel
mais plus souple et ouvert que les anciens partis gangrenés par
la compétition électorale et coupés des militants. Pour cela il ne faut
se satisfaire ni des pratiques isolées, ni des organisations
actuelles, encore moins de notre impuissance. Il faudrait plutôt se mettre dès maintenant au service de la
recherche collective d'un nouveau type d'organisation écologiste
ainsi que de
la définition de nos objectifs de développement humain, prenant en compte les bouleversements de l'ère de
l'information, se vouloir les germes de
l'avenir et ne pas se croire à la fin de l'histoire...
Non
seulement tout est à (re)construire, nos liens, notre
communauté, notre organisation, nos objectifs, mais il faut se
préparer à s'engager dans un environnement incertain,
toujours prêt à corriger les dérives, régler
nos actions sur leurs effets, surmonter nos échecs. La voie que
nous devons explorer
est celle d'une liberté collective décidée mais
prudente et soumise constamment à la critique, un
engagement qui ne peut
être aveugle ni simple caprice, mais fixant l'objectif à
atteindre et s'organisant pour y parvenir.
Cette aventure collective est la condition de notre autonomie, c'est ce
qui donne un sens et permet d'habiter une vie quotidienne plus
intéressante et plus belle car tournée vers l'avenir,
mais ce n'est malgré tout qu'un bénéfice
secondaire d'enjeux globaux beaucoup plus sérieux, qui nous
rassemblent et décident de notre avenir commun. Tout est
à faire, tout dépend de nous, ce n'est pas le moment de
déserter ou de baisser les bras quand tout commence et qu'il
faut s'engager sur le long terme.
Jean Zin 10/10/04
http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/engagemt.htm