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L'En Dehors


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René Riesel : Les progrès de la soumission vont à une vitesse effroyable
Lu sur Notes & Morceaux Choisis : "Interview à Libération, 3-4 février 2001.Libération : En 1988, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Guy Debord écrivait : « Il ny a plus dopposition ». Cela a signifié pour beaucoup lanéantissement de lidée de révolution radicale. Partagez-vous toujours ce constat ? René Riesel : Je laisse aux debordistes mondains ou universitaires les gloses sans fin sur Debord. Pas mal de gens, notamment dans les médias ou les ministères, ont cru trouver en lui un maître à penser et, sur le tard, sans doute sy est-il prêté. Je sais ce que je dois à Debord mais, plutôt que de le relire cent fois, je préfère observer le monde tel quil est aujourdhui.
Néanmoins, pour en revenir à cette idée dabsence dopposition radicale à la société marchande, il aurait aussi fallu dire en quoi la théorie formulée par les situationnistes était devenue caduque. Affirmer qu'il n'y avait plus dopposition, sans dire qu'en tout cas ce nétait plus sur la base de cette théorie quon pouvait en réorganiser une, ou même seulement en penser la possibilité, cela confinait à limposture, cétait une espèce de pirouette, un coup de poker personnel, et là-dessus Debord nétait pas le plus maladroit ; de sorte quil ne lui restait plus ensuite quà écrire son Panégyrique, esthétisation de sa vie, considèrée comme une uvre dart. Debord sest enfermé dans une obsessionnelle et stérile théorie du complot pendant au moins la moitié des Commentaires et, évidemment, cette manière de tout ramener au leurre a fasciné les professionnels du mensonge. Les gens de médias et de pouvoir sy sont reconnus et y ont vu leur horizon indépassable. Mais lhistoire continuait par ailleurs, et il eût été plus sérieux et fructueux danalyser les conditions marérielles qui rendaient lopposition si difficile, dexpliquer pourquoi on assistait au développement dun goût proprement terrifiant pour la soumission.

Libération : Peu après votre exclusion de lInternationale situationniste, vous êtes parti à la campagne, et, en 1995, vous ressurgissez comme secrétaire national de la Confédération paysanne, lorganisation de José Bové. Comment cette organisation a-t-elle incarné à vos yeux la promesse dune nouvelle radicalité ?

René Riesel : Je suis parti dans les Pyrénées-Orientales et me suis fait éleveur, mode de vie qui me convenait et me permettait de reconstituer une base arrière, non pas au sens militaire, mais au sens de réapprendre des pratiques qui constituent à bien des égards la véritable richesse humaine. Dans létat actuel de déliquescence de nos sociétés, il faut réinvenstir un certain nombre de savoir-faire perdus. On connaît la blague classique du môme qui demande si les poissons sont carrés parce quil ne les a vus que sous forme de surgelés panés, des gens de 40 ans ne savent pas où est le devant et le derrière dune vache : cet état dignorance tragique se généralise. Mais devant lespèce de panique qui saisit les gens face à labîme, on tente de les rassurer avec le retour à de pseudo-traditions rurales, qui seraient un refuge possible de la qualité en matière agricole, alors quen réalité on libère seulement linventivité publicitaire pour rhabiller la même merde industrielle. Jai vu les choses se dégrader à vive allure. Il ny a plus de paysannerie en France, seulement des agriculteurs, plus ou moins intégrés, quils ladmettent ou pas, dans un segment de la production agro-industrielle. Et, contrairement à ce que clame sans cesse la Confédération paysanne, lindustrialisation de lagriculture ne se traduit pas nécessairement par la concentration des exploitations.

Libération : Pourquoi être allé à la Confédération si son projet vous semble à ce point faux ?

René Riesel : Lindustrialisation de lélevage du mouton était la tendance dominante et, comme éleveur, jai pratiqué exactement linverse. Ce fut lunion sacrée pour me dégager. En 1991, les gens de la Confédération du cru sont venus me chercher et, avec eux, jai eu la tentation délargir un peu la bagarre. La Confédération rassemble des socialistes, des babas, des gauchos repentis, des Verts, un club didées assez paradoxal qui fonctionne sur le consensus de façon à présenter une unité de façade, avec toutes sortes de tendances qui cohabitent sans jamais aller au bout de leurs discussions Jai cru pouvoir faire avancer des questions pour moi centrales. Nombre de ces gens étaient ou sont vraiment de bonne foi. Il y avait des choses à faire sur le terrain ; ensuite, je nai jamais renoncé à rien, jai toujours dit ce que je pensais du fonctionnement de lorganisation, des illusions qui y étaient répandues. Mais bon, jy ai fait ce que je pouvais faire (contre les OGM en particulier), et jen suis parti en mars 1999, quand rien nest plus resté possible.

Libération : Pourriez-vous expliquer en quoi le devenir de la paysannerie et les questions liées au génie génétique constituent à vos yeux des questions fondamentales ouvrant sur la possibilité de refonder une théorie critique ?

René Riesel : Eleveur, jai vu de près la fin du blitzkrieg dont a été victime le monde rural et agricole dans les pays développés. On a cassé la civilisation paysanne, ou du moins ce quil en restait. La paysannerie traditionnelle nétait certes pas porteuse de valeurs mirifiques, à préserver à tout prix ; simplement elle conservait vivante une mémoire permettant de suivre des chemins autres que ceux imposés par le développement industriel. On y trouvait des attitudes par rapport à la vie, et notamment à la vie sociale, très antinomiques avec le rationnalisme dominant, un mode de vie, en tout cas, moins séparé de ce à quoi a abouti lindustrialisation en réduisant lhomme au travail et en colonisant ensuite le temps libre. J'ai vu l'ancienne société rurale se liquéfier, pourrir sur pied, des comportements se raidir. On ne peut se contenter des simplifications des antimondialistes, avec les méchantes transnationales qu'on substitue aux 200 familles et aux capitalistes à haut-de-forme et gros cigares pour avoir un ennemi clairement identifiable, alors que la domination fonctionne essentiellement grâce à la soumission : la soumission à l'industrialisation, à l'emprise d'un système technique.

Libération : Que trop peu de gens, à votre avis, critiquent fondamentalement.

René Riesel : Ma critique n'est pas de type heideggerien et ne vise pas la technique en tant que telle. Mais il faut bien saisir l'enjeu de l'industrialisation de l'agriculture, qui atteint un stade ultime avec les chimères génétiques : il s'agit, ni plus ni moins, d'une tentative de supplanter définitivement la nature (extérieure et intérieure à l'homme), d'éliminer cette dernière résistance à la domination du rationalisme technologique.
Une « raison » qui veut ignorer - et ici supprimer pratiquement - ce qui n'est pas elle, c'est, je crois, la définition minimum du délire. Si on comprend cet enjeu, alors on doit remettre totalement en cause les bases mêmes de l'actuel système agricole.
Or, que voit-on ? Une pseudo-contestation qui en appelle à l'état interventionniste pour tenir et moraliser les marchés, assurer l'existence des agriculteurs, alors que le projet ouvert de ces états est de les éliminer, comme en Grande-Bretagne où la paysannerie totalise à peine 1 à 2% de la population. Il y a aujourdhui un projet, paraît-il progressiste, visant à intégrer lagriculteur dans un dispositif où il est un agent de lEtat, modèle totalement bureaucratique dont on voit bien les sources historiques.
Du coup on comprend mieux les liens entre divers mouvements comme Attac ou la Confédération paysanne. C'est la tentative de restauration du parti des vaincus historiques, c'est-à-dire des partisans de l'état, vaincu à leurs propres yeux la souveraineté des états s'effrite, etc. mais ne désespérant pas d'en refonder un qui serait, cette fois, « vraiment citoyen ».

Libération : Vous avez participé, avec des paysans indiens, au sabotage de riz transgénique dans un labo du CIRAD. Faut-il voir dans cette « action directe », selon votre propre vocabulaire, un signe du renouveau de la critique radicale du monde ?

René Riesel : Le mot important est « directe » plutôt qu« action ». Les jeunes révoltés se qualifient souvent d« activistes » aujourdhui, comme dans la vieille politique gauchiste, sauf que désormais cela se joue dabord devant les caméras des médias, très friands de cette supposée « nouvelle radiacalité ». La radicalité cest, littéralement, « prendre les choses à la racine » et non rafraîchir un anticapitalisme sommaire agrémenté de bourdieuseries. La « gauche de la gauche », ce mélange de citoyennistes, partisans de la taxe Tobin, antimondialistes et tiers-mondistes maintenus, plus ou moins manipulés par les anciens états-majors trotskistes, demande quoi ? De lEtat, encore de lEtat.
Les plus conscient des jeunes « activistes » admettent quil y a du travail théorique à faire et quon ne peut pas se servir en kit des vieilleries disponibles sur le marché, ni même se raccrocher au wagon de ce qui a pu apparaître comme lexpression la plus accomplie de lancien mouvement critique de la fin des années 1960 : la théorie situationniste.
Prendre les choses à la racine, c'est critiquer les bases technoscientifiques de la société moderne, comprendre la parenté idéologique profonde entre le progressisme politique ou social (c'est-à-dire la mentalité de gauche telle que la définit Théodore Kaczynski dans La société industrielle et son avenir (éd. EdN, 1998)) et le progressisme scientifique. L'industrialisation est depuis la « révolution industrielle » en Angleterre une rupture absolument fondamentale avec l'essentiel du processus d'humanisation. Sans civilisation paysanne c'est la civilisation tout court qui se défait, on le constate aujourd'hui. Et la signification historique de l'industrialisation, sa vérité profonde devenue manifeste au XXe siècle, c'est la destruction : avec Auschwitz et Hiroshima, on a les deux fonts baptismaux sur lesquels a été porté l'époque contemporaine.

Libération : Vous repensez votre approche critique à partir de votre lien avec la nature. Mais la ville, lémeute, les diverses remises en cause du sacro-saint « respect » ? Comment analysez-vous la violence urbaine aujourdhui ?

René Riesel : A lépoque, la prétention idéologique assez répandue était de « vouloir tout et tout de suite », en préférant ignorer, entre autres, ce que chacun sait, cest-à-dire que la vie et lhumanisation sont un combat, en tout cas un processus ou rien nest obtenu sans effort. Aujourdhui, labscence deffort, linstantanéité permise par les machines, par linformatique, est justement ce que sacralisent nos sociétés. Quant aux « barbares » urbains que sécrète cette société, parce quelle ne peut faire autrement mais aussi, jusquà un certain point, parce quils lui servent de repoussoir, ils reproduisent à leur manière le système marchand, ils en trduisent, par leur nihilisme, labscence de perspectives, comme les mômes élevés à lordinateur et à Internet : ce sont dailleurs parfois les mêmes. On est dans la déstructuration psychologique intégrale, lassujetissement complet à la machine.

Libération : Malgré ce sombre tableau, depuis quelques années vous reprenez la parole, vous écrivez, bref vous vous exprimez à nouveau publiquement sur lidée de révolution.

René Riesel : Le 8 février, je passe en procès à Montpellier pour laction contre le CIRAD. ce sera loccasion de manifester lexistence dun courant critique anti-industriel. Mais sobrement : lactivisme spectaculaire ne mintéresse pas, surtout quand il cache la pauvreté de lanalyse. Ma critique de la technoscience est effectivement radicale : recherche publique, recherche privée, peu importe quand ces gens, littéralement, ne savent pas ce quils font, bricolent sans en avoir, de leur propre aveu, la moindre compréhension théorique des chimères génétiques aux effets imprévisibles. Le sabotage contre le CIRAD était une attaque frontale contre des recherches publiques, afin de casser le mythe selon lequel une recherche contrôlée citoyennement pourrait être régulée : il faut commencer par comprendre que cette technologie est par essence incontrôlable. Le fameux « principe de précaution » dont on parle tant, nous lappliquons, de la seule manière dont il peut lêtre.

Libération : Est-ce quil faut encore faire le pari de la révolution ?

René Riesel : Les progrès de la soumission vont à une vitesse absolument effroyable. Par l'Internet ou tout autre artifice de la quincaillerie technologique, le « culture » industrielle se répand partout. Le temps nous est compté, car la vieille idée selon laquelle le capitalisme ou l'économie s'effondreront sous leurs contradictions est évidemment fausse. Notre sort est entre nos mains : il s'agit de renouer avec le processus historique de l'humanisation.

Note de lEdN : Lentretient qui suit a été accordé par René Riesel à Alain Léhautier pour paraître dans Libération avant le procès de Montpellier. Il fut effectivement publié dans le numéro du 3-4 février. Les propos tenus étaient fidèlement rapportés, quoique emballés dans une présentation racoleuse bien dans le style de ce quotidien.

Ecrit par libertad, à 21:42 dans la rubrique "Pour comprendre".



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