Libération sexuelle
Les livres, les revues et les films pornographiques sont lus ou suivis par un nombre de plus en plus grand de lecteurs et de spectateurs, la publicité et les magazines sont de plus en plus érotisés, les revues spécialisées dans les techniques d'amour physique sont de plus en plus divulguées, si bien que notre époque apparaît à certains comme celle de la libération sexuelle.
Il n'en est malheureusement rien. En réalité, il s'agit d'une illusion de libération qui ne fait que renforcer la répression dans le domaine des relations entre sexes. Certes, le nouveau modèle de sexualité sans voiles et sans pudeur présenté par les médias est moins hypocrite que le modèle puritain de nos parents ou de nos grands-parents, mais il n'en est pas moins celui d'une sexualité atrophiée et déshumanisée, sans amour et sans liberté véritables, entre partenaires affectivement appauvris et inhibés par le travail sans joie, sans créativité et sans communication de la société capitaliste et technicienne.
Dans toutes leurs relations professionnelles, amicales ou sexuelles, ce qui manque le plus aux hommes de notre société, c'est l'échange affectif, spontané et libre entre personnes égales et ayant un très vif sentiment de leur autonomie.
Rien de ce mode de relations dans les images ou les films pornographiques, mais des relations d'objets, des rapports sadomasochistes, où chacun reste enfermé dans la recherche de son plaisir égotiste - le même plaisir que recherche le spectateur ou le lecteur insatisfait de sa vie relationnelle - mais qu'il éprouve seul, mêlé à tous les sentiments de culpabilité qu'il éprouve en violant les interdits moraux et sociaux.
Relations d'objets, rapports sado-masochistes, absence de communication, sentiments de culpabilité, comment pourrait-il s'agir d'une vraie libération ?
En réalité, les médias spécialisés dans 1'érotisme et la pornographie ont pour rôle principal, non de libérer les gens, mais de leur permettre de mieux supporter leurs diverses aliénations sociales et leur répression sexuelle réelle. Il s'agit avant tout de fournir aux hommes et aux femmes qui vivent dans leur couple clos des relations sexuelles et affectives étriquées, contraintes et exclusives, un plaisir solitaire de voyeur, compensation momentanée à leurs diverses frustrations, tout en les incitant à se résigner à leur manque d'épanouissement et à leur aliénation.
Car une vie sexuelle sans élan, sans échanges affectifs et physiques libres et sincères, et cela entre partenaires inhibés et dépendants, ne peut être qu'une vie sexuelle atrophiée, réprimée, déshumanisée; cette répression là s'ajoute aux innombrables répressions que nous subissons dès l'enfance et qui font de nous des êtres ou bien inépanouis, angoissés, apathiques, ou bien des êtres dominateurs, sadiques, violents; c'est-à-dire, ou bien les victimes ou bien les profiteurs du système.
Avec le déferlement de la vague érotique et pornographique, la répression sexuelle a pris ainsi un aspect trompeur de libération, mais la répression n'en est pas moins aussi forte, bien que plus sournoise. Elle n'est qu'une des formes, parmi beaucoup d'autres, que prend tout un système social répressif qui nous empêche d'exprimer librement nos besoins profonds d'amitié, d'amour, d'échanges affectifs et physiques, dans l'égalité et l'autonomie de chacun.
Car, pour maintenir l'ordre existant, il faut une hiérarchie avec des supérieurs et des subordonnés, il faut que les relations ne soient pas entre êtres humains libres, mais entre objets, entre esclaves et maîtres. Si bien que l'absence d'égalité, de dialogue, de relations chaleureuses dans le travail et dans les rapports sociaux exige l'absence de relations égalitaires et l'absence d'amour authentique entre hommes et femmes. Tout se tient. Puisque dans notre organisation sociale, les uns doivent commander et les autres obéir, il faut bien que les hommes s'éprouvent supérieurs aux femmes et les femmes inférieures aux hommes; il faut bien que l'homme prenne la femme et que la femme se laisse prendre; il faut bien que la femme séduise et que l'homme se laisse séduire ; chacun jouant alternativement le jeu de la domination et de la soumission. Les relations d'échange, d'égalité, de liberté quand elles peuvent, par exception exister dans les relations amoureuses sont sont la négation même de l'ordre établi.
Mais il faut bien aussi que la famille soit fermée sur elle-même et que la fidélité sexuelle et l'amour-devoir conjugal soient obligatoires Que la famille se mette à s'ouvrir, que les femmes et les hommes, les parents et les enfants puissent, non seulement s'aimer librement entre eux, mais aimer librement en dehors du cercle de famille, alors, c'est la fin des frontières, la fin des divers racismes, des divers nationalismes, de toutes les ségrégations et de toutes les guerres.
Car, pour le couple replié sur lui-même, les autres hommes et femmes représentent une menace et un danger; tout comme pour la nation ou la classe sur elle-même, l'autre nation, l'autre classe représentent une menace et un danger, contre lesquels il faut se défendre et s'armer.
Ainsi les films pornographiques, les revues érotiques, en fournissant des compensations misérables et illusoires à la répression affective et sexuelle, aident à perpétuer la structure familiale fermée, les structures sociales hiérarchisées, les relations de combat et à maintenir l'institution du mariage. Wilhelm Reich avait bien vu que la famille nucléaire actuelle, dans la quelle parents et enfants, père et, mère sont tous dépendants les uns des autres, et dans laquelle la sexualité est exclusive, étriquée, réprimée est l'abcès de fixation de la plupart des névroses et le creuset où se forge notre société injuste, ségrégative, autoritariste.
Ce que ne veut à aucun prix notre société, parce qu'elle se sentirait en danger de mort, c'est le dialogue égalitaire, l'échange créatif entre individus autonomes, c'est la libre expression de la spontanéité de l'énergie de vie, de l'élan d'amour, et cela aussi bien dans les relations entre sexes que dans les autres relations.
Pour perpétuer la société du pouvoir, de la hiérarchie et du fric, il faut la famille patriarcale fermée, l'amour-devoir conjugal exclusif et stéréotypé, avec fidélité obligatoire, et cela pour toute la vie; il faut réprimer ses désirs et son besoin d'amour; en bref, ii tant des relations de dépendance et d'inégalité.
Mais comme nous avons tous au fond de nous-mêmes des besoins de relations libres et égalitaires à satisfaire, comme nous désirons pouvoir aimer librement, et chacun à notre façon, plusieurs êtres, comme nous avons besoin de vivre pleinement et d'élargir nos relations, la machine répressive est soumise à une forte pression intérieure; elle risque à chaque instant d'exploser ; alors la pornographie, la prostitution, les techniques sexologiques, tout comme le tabac, l'alcool et les tranquillisants, jouent le rôle de soupape de sécurité ; ainsi, on sauvegarde le couple et la famille traditionnels, on évite son éclatement comme on sauvegarde l'ordre établi.
Il en résulte que vouloir à la fois la révolution et le maintien du couple traditionnel fermé représente une contradiction. Toute libération véritable de nos forces d'amour affectives et sexuelles, dans l'égalité, la liberté des relations et l'autonomie de chacun, est delà un acte révolutionnaire qui bouleverse tout l'ordre social existant et fait tomber les barrières qui divisent les êtres humains( barrières de sexes, d'âges, de nationalités, de races, de classes, etc. ).
On voit que la libération ainsi comprise n'a rien à voir avec le libertinage et la pornographie. Bien au contraire, elle humanise et diversifie les relations, elle ouvre et élargit l'amour; elle libère nos énergies créatrices, aussi bien dans les relations duelles que dans les relations de travail et dans le travail lui même. Un amour humanisé est, en effet, un amour accompli, où personne ne contraint jamais personne, ne séduit jamais personne, ne prend jamais personne, où le plaisir n'est jamais pris égoïstement, mais est toujours partagé.
Une fois qu'il a été vécu, ce mode d'amour non exclusif et ouvert est tellement libérateur qu'il tend à s'étendre à toutes les relations. Une des plus grandes répressions que subissent actuellement les hommes et les femmes, c'est cette obligation qui leur est faite par la société (intériorisée dans leur conscience morale) de n'aimer affectivement et sexuellement qu'un seul être pour la vie et et de l'aimer selon un modèle préfabriqué qui empêche toute création dans les échanges, toute spontanéité, entrave tout élan et rend les individus insatisfaits, apathiques, agressifs.
Il est monstrueux de culpabiliser les gens qui n'en peuvent plus de réduire leur élan d'amour à un seul être, alors que c'est l'amour» ouvert, l'amour non exclusif, qui ouvre les coeurs à l'amour de tous les hommes et à la fraternité vécue.
Mais comme nous éprouvons tous un besoin irrésistible de vivre libres, et d'aimer plusieurs êtres (et, à travers eux, tous les êtres humains, sans distinction), comme nous avons tous besoin de coopérer, d'échanger, de créer dans tous les domaines y compris dans celui des relations et des relations sexuelles, comme on nous empêche de réaliser ces aspirations saines et qu'on nous fait même croire qu'elles sont immorales, alors notre énergie de vie, au lieu de s'écouler sans tension sous forme d'amour, de créativité et de joie de vivre, va dévier et se transformer en désirs de possession d'argent, d'objets, de personnes, en désirs de jouissance égotiste, en besoins de domination, d'autorité, en agressivité, en haine, en sadisme, en destructivité; à moins que notre conflit intérieur ne fasse de nous la proie de l'angoisse, de la dépression et de toutes les formes de névroses.
Car la répression affective et sexuelle à laquelle nous sommes soumis depuis l'enfance fait de nous des êtres inhibés et bloqués - des malades mentaux - ce dont profitent d'ailleurs les pourvoyeurs de drogues, de tranquillisants, d'alcool, et certains psychanalistes, psychologues, sexologues, qui cherchent à réintégrer dans le système les névrosés que ce même système a fabriqués.
On a inoculé en nous depuis l'enfance la peur de nos semblables, la peur de l'autre, la peur d'aimer, la peur d'être libres, la peur de vivre. Se libérer de ces peurs fondamentales, arriver à aimer sans entraves plusieurs personnes, et chacune de façon singulière, se débarrasser de notre besoin d'amour fermé, possessif et exclusif, vivre librement sa vie affective et sexuelle, c'est sans doute une voie difficile à cause de nos préjugés et de nos conditionnements profonds, mais c'est déjà préparer la société égalitaire et le monde sans frontières de demain, où les hommes ne craindront plus de s'aimer, de créer ensemble, de vivre.
Mathilde NIEL
Le Monde libertaire #215 octobre 1975
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jack554
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Tout cela est très bien exprimé, et explique à mon sens les 50% d'échecs des couples.
Mais ne donne pas de solution ...
Car qu'en est-il des sentiments ? Celui qui aime une personne profondément, intensément, et en même temps inexplicablement, peut-il accepter sans émotion que cette personne fasse l'amour à une autre sous couvert d' « ouverture culturelle », d' « amour universel » ?
La jalousie est-elle normale ? Maladive ? Innée ?
Et pourquoi, malgré tout, des couples se forment et durent, et cela depuis des milliers (millions ?) d'années ?
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soclliure
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salut !
oui, il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce texte ; je trouve aussi que l'amour exclusif d'une personne est une prison ; l'idée selon laquelle de cette libération sexuelle, individuelle, découle d'autres libérations me parait très intéressante ; si nous sommes (pour beaucoup) aliéné-e-s, ça l'est bien sûr à tous les niveaux, et les anarchistes ne sont pas épargné-e-s... / la relation dominant-e dominé-e-s pue à tous les niveaux... ce qui reprend l'idée d'une rubrique de ce site (le privé est politique) / eh oui, la répression sexuelle est toujours d'actualité, dans nos sociétés industrialisées dites évoluées, progressistes, civilisées (en réalité auto-domestiquées) / une bonne partie de nos révolutions réside donc dans le dépassement de cette sexualité fermée, ce mode de vie répressif... à nous de jouer... il y a aussi beaucoup de gens qui ne s'en rendent pas compte du tout (ce qui conforte sans doute le système) / il y a eu de belles choses faites dans les années 1970 notamment, à nous de continuer... si nous voulons réellement et pleinement être libres... !!
salutations libertaires
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soclliure
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je rajouterai juste que je ne me situe pas juste dans la perspective de "nos sociétés industrielles" (même si c'est celle que je connais le mieux, vivant dedans depuis tout petit) je pense que les autres sociétés vivent aussi de nombreuses répressions sexuelles / partout où il y a de l'autorité de toute façon, il me semble qu'il y a répression, qu'elle soit sexuelle ou pas... bien sûr, toutes ces choses sont peut-être moins compliquées, plus perceptibles (??) dans une société dite primitive (plus simple dans sa structure sociale) que dans une société industrielle comme la civilisation occidentale par exemple / il y a donc beaucoup de choses à combattre en nous ! (il faut le reconnaître à mon avis) pour reprendre ce que dit yves paccalet dans son livre "l'humanité disparaitra, bon débarras", il y a du fasciste aussi EN NOUS ! (comme nous réprimons nos désirs par exemple)
l'autorité (ou la domination) est hors de nous et en nous peut-être due au fait que nous sommes évidemment des animaux sociaux
et j'arrête là pour laisser la place à quelqu'un-e d'autre...
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à 16:33