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Lu sur : Espace P « Dans l’esprit de la plupart des gens, la prostitution, phénomène au demeurant beaucoup plus multiple qu’on ne l’imagine d’habitude, est synonyme de dépravation, de «vice », d’atteinte grave à l’ordre de la société et surtout des familles.
Le jugement se nuance parfois de quelque pitié, à l’endroit des « pauvres fleurs du trottoir », femmes nécessairement déchues ; il arrive même qu’on fasse de celles-ci des héroïnes pathétiques, comme dans les chansons de Bruant, ou burlesques, comme dans les romans de Cellard. Mais il va de soi que, comme la femme adultère des sociétés puritaines, la prostituée ne peut (dans les deux sens du terme : « être capable de» et « être autorisée à ») être une femme ordinaire, ce qu’on appelait naguère encore une femme « honnête», appellation que la prétendue révolution sexuelle des années soixante a évidemment rendue périmée. La putain est la Grande Maîtresse de l’Homme, pour être en fait la petite maîtresse d’une foule d’hommes. Elle symbolise le détournement du devoir de mari comme de celui de père, voire de citoyen. Et si le client n’a pas d’attaches de genre conjugal ou parental, d’avoir affaire à la prostituée le rend incapable de jamais assumer convenablement ces rôles, du moins à une époque où la bourgeoisie ne fait plus du bordel un lieu de sociabilité utile à l’ordre établi et de ses pensionnaires les initiatrices à un plaisir que, de toute manière, les épouses légitimes se voyaient par décence interdire.
On a aussi pu faire de la prostituée une espèce de nurse destinée à soulager, parmi ses pratiques, la misère sexuelle du monde moderne. Je ne doute pas qu’il existe, dans ce monde-ci, beaucoup de miséreux du sexe (et du reste, pas seulement du genre masculin !), en raison notamment d’une sollicitation croissante par les images de la pub et des médias à des consommations charnelles épanouies et innocentes. Le fait que la prostitution consiste en un marché, que ses agentes se font rétribuer pour ce qui apparaît, en terme de transaction, comme un « service » sexuel, facilite, de la part du client, la quête de cet épanouissement et de cette innocence (même s’il sait, plus ou moins confusément, que cette quête sera toujours déçue (du reste, elle l’est souvent aussi dans des relations non vénales). Mais la transaction est aussi, quoi qu’on fasse pour lui conserver le maximum d’anonymat, une relation humaine, fut-elle réduite à un furtif échange à caractère sexuel.
A une époque d’informatique domestique triomphante, de relations virtuelles et de cybersex, le maintien de cette relation vraiment interindividuelle, quoi qu’on pense de sa facticité et de furtivité, va dans le sens de la conservation d’un peu d’humanité dans la mécanisation (ou électronisation ?) croissante des rapports sociaux sous nos latitudes. La prostituée, à sa minuscule échelle (que d’aucuns, à tort, voudraient voir minable) reste un chaînon important dans le tissu humain, surtout celui des villes. Car elle fait partie du paysage des villes, avec ses concurrents, vendeurs de journaux au profit (?) des chômeurs et des essédéheffes, pipe-chauheuses, mendiant(e)s de tous poils et de tous fils, clochard(e)s heureux ou non de l’être.
En vitrine ou sur le trottoir, ou encore au volant d’une belle auto, les « filles » peuplent l’imaginaire des cités, assorties aux lumières rouges des quartiers qu’il est si agréable, parfois, de famer mal. Ce qui n’est pas une raison pour les utiliser comme de vulgaires meubles urbains. On n’a pas plus le droit de violer une putain qu’une non putain (et voilà pourquoi je suis assez partisan de l’existence de périmètres protégés). Leurs silhouettes sont porteuses de désir, d’un désir pas toujours précis, mais diffus et confus, dans un monde où le seul désir reconnu est celui des choses dans les modernes cavernes d’Ali-tout-baba. Elles témoignent pour l’existence d’une présence qui va au-delà de la simple consommation d’objets superficiellement consommés.
Ce qu’elles proposent reste encore, en attendant l’informatisation universelle et forcée, de l’ordre du mystère des corps et des émotions, celui de la fusion en vain recherchée, mais dont la copie nécessairement imparfaite ressemble assez à l’original hors d’atteinte pour rester de l’ordre de ce que Durkheim, qui n’avait rien d’un comique ou d’un débauché, appelait le « désir infini» des hommes.
Une autre figure de la prostituée se dégage en filigrane de la messagère du désir, à savoir celle de la porteuse du grand désarroi économique. Un nombre croissant de filles dites de joie nous vient de pays où le rétablissement de l’économie de marché a provoqué un appauvrissement accéléré de couches entières de population, il reste alors aux femmes (j’ai envie d’écrire : toujours elles !) de vendre ce qui leur appartient en propre, leur corps, contre l’espoir d’un enrichissement accéléré. Certes, une offre suppose une demande, mais une offre accrue engendre une demande accrue, et fera-t-on grief à ces femmes de gonfler l’offre, alors que les responsables de cet état de choses sont les chantres de la dérégulation et de la mondialisation ? Qui blâmera-t-on pour avoir fait de « putana» la profession qui rapporte le plus et le plus vite dans la Russie des maffias, des combines et du capitalisme ultra-sauvage ? Au siècle dernier, beaucoup de filles se retrouvèrent aussi sur le trottoir par la faute des Maîtres de Forges et des autres « possédants béats ». De nos jours, c’est encore souvent la contrainte du pain à gagner qui peuple les rues à lanternes rouges, et pas seulement de professionnelles «exotiques». La misère tout court rejoint la misère sexuelle. L’une et l’autre ne sont d’ailleurs que deux facettes d’un même état de (dé)civilisation.
Il est profondément inéquitable de faire de la « pute » le bouc émissaire d’une dépravation qui nuirait à la bonne ordonnance des cités (que Messieurs les Promoteurs et ceux qu’ils arrosent de pots-de-vin commencent !). Les sciences humaines, en s’intéressant à ces modestes fabricantes de liens humains, ont montré toute l’injustice des jugements que moralistes et médecins formulaient à leur égard.
Dans les soutes de nos navires qui n’ont plus d’opulents que les ponts et autres lieux réservés aux passagers de première classe, vit et survit un monde qui contribue, tout autant que d’autres, à faire mouvoir, tant bien que mal, le navire. Nous pouvons rêver d’un monde nickel où nul homme ou femme n’exploiterait nul(le) autre, où les relations humaines seraient seulement teintées d’harmonie et de compréhension, où la fidélité se conjuguerait toujours avec félicité, où les banlieues auraient l’allure des beaux quartiers, où l’air serait pur bien que tout le monde pourrait circuler en bagnole sans embarras dans des villes qui ressembleraient toutes au centre de Florence ou de Prague : en attendant, il y a ceux qui portent le poids de notre impossibilité à inventer ce monde-là, qui n’est et ne peut rester qu’utopie. Petits délinquants, petits trafiquants, sans-abris, putains. Chacun d’eux a droit à notre compréhension, voire à notre sympathie. C’est-à-dire à la reconnaissance dans chacun de la dignité que nous sommes si prompts à reconnaître en nous et en ceux qu’avec exclusivisme nous appelons nos semblables. »
Commentaires :
Jean |
"A une époque d’informatique domestique triomphante, de relations virtuelles et de cybersex, le maintien de cette relation vraiment interindividuelle, quoi qu’on pense de sa facticité et de furtivité, va dans le sens de la conservation d’un peu d’humanité dans la mécanisation (ou électronisation ?) croissante des rapports sociaux sous nos latitudes. La prostituée, à sa minuscule échelle (que d’aucuns, à tort, voudraient voir minable) reste un chaînon important dans le tissu humain, surtout celui des villes. "
Les relations inhumaines et marchandes comme chainon important du tissu humain et facteur d'humanité.. Ough ! "Nous pouvons rêver d’un monde nickel où nul homme ou femme n’exploiterait nul(le) autre, où les relations humaines seraient seulement teintées d’harmonie et de compréhension, où la fidélité se conjuguerait toujours avec félicité, où les banlieues auraient l’allure des beaux quartiers, où l’air serait pur bien que tout le monde pourrait circuler en bagnole sans embarras dans des villes qui ressembleraient toutes au centre de Florence ou de Prague : en attendant, il y a ceux qui portent le poids de notre impossibilité à inventer ce monde-là, qui n’est et ne peut rester qu’utopie." Vise la gueule de l'utopie, heureusement qu'elle n'a pas de topos! Uniformisation et mécanisation partout, beark! Vive les femmes et les hommes libres. A bas les rapports marchands quels qu'ils soient. A bas la vente des corps et l'aliénation aux désirs! Répondre à ce commentaire
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à 14:50