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Une société n'admettant ni Etat, ni Parlement, ni hiérarchie, ni administration, ni armée, ni gendarmerie, mais basée sur le libre arbitre, sur la solidarité consentie et voulue de tous ses membres et demandant à l'action continue de tous le maintien, le développement, l'épanouissement des coutumes de sociabilité sans lesquelles ne pourrait subsister aucun groupement humain ou animal.
Une société qui supprimerait la propriété individuelle et privée des forces productives et lui substituerait la propriété commune de groupes de travailleurs fédérés et coordonnés
Une société qui
réaliserait la vieille maxime des socialistes français du
commencement du XIXe siècle « De chacun selon ses forces, à
chacun selon ses besoins »
Une société enfin qui, pour
la première fois dans l'histoire de l'humanité, vivrait et se
développerait, non plus dans la violence et les antagonismes des
classes, mais dans l'harmonie des intérêts et l'harmonie des
consciences
Telle est la conception anarchiste.
Pour
la réaliser, l'éducation des masses, la diffusion des idées
s'imposent.
Autrement dit, la propagande.
La
propagande sous toutes ses formes.
Propagande écrite
journaux, revues, brochures, livres.
Propagande orale :
réunions, conférences, causeries, meetings.
Propagande agie :
manifestations sur la voie publique, grèves.
Et aussi, à certaines heures, cette
forme d'action que Paul Brousse appela jadis la propagande par le
fait, c'est-à-dire l'accomplissement de certains gestes individuels,
revêtant même, en certaines circonstances le caractère d'attentats
tragiques et destinés soit à faire trembler les privilégiés, soit
à illuminer d'espérance le cœur des déshérités et des parias,
soit à servir à tous d'avertissement.
Cette propagande a
été inaugurée et s'est surtout poursuivie depuis un demi-siècle.
Mais la conception anarchiste est plus ancienne.
Elle
pourrait légitimement chercher ses ancêtres chez Rabelais, chez La
Boétie, plus tard chez Diderot. Ne remontons pas si haut. Le père
de l'anarchisme contemporain est J.-P. Proudhon.
C'est lui qui,
le premier, non seulement se prononce contre la propriété
individuelle, mais contre le principe de l'Etat qui, le premier,
substitue l'idée de contrat à la hiérarchie des classes qui, le
premier, prononce, avec sa signification moderne, le mot « an-archie
».
Max Stirner formule en 1845, avec son livre l'Unique et
sa propriété, le code le plus complet et le plus vigoureux de
l'individualisme libertaire, Stirner, écrit son traducteur, met en
lumière l'étouffement des forces vives de l'individu par la
végétation parasite et stérile des facteurs régulateurs moraux.
II dénonce dans la justice, la moralité et tout l'appareil des
sentiments chrétiens, une nouvelle police, une police morale,
ayant même origine et même but que la police de l'Etat :
prohiber, réfréner et immobiliser. Les veto de la conscience
s'ajoutent aux veto de la loi grâce à elle, la force d'autrui est
sanctifiée et s'appelle le droit, la crainte devient respect et
vénération et le chien apprend à lécher le fouet de son maître.
Stirner répond seule l'individuelle volonté est créatrice (1).
Bakounine vient ensuite. Né en 1814 dans le gouvernement de
Twer d'une famille noble qui le destinait à la carrière des armes,
Michel-Alexandrovitch Bakounine débute dans la vie comme officier,
mais renonce vite à servir l'armée du tzar, voyage à travers
l'Europe et arrive à Paris en 1845, tombant ainsi au milieu de cette
effervescence démocratique et révolutionnaire d'où devait sortir
bientôt l'explosion de Quarante-huit. Il se lie avec Michelet,
George Sand, Pierre Leroux, Proudhon, pour lequel il professe
immédiatement une très vive sympathie et à qui il emprunte nombre
de ses idées. II se rend ensuite à Berlin. Réclamé par le tzar
comme sujet russe, il est expédié en Sibérie. Il réussit à
s'évader, gagne l'Amérique, rejoint Herzen à Londres, se fixe en
Suisse en 1865 et adhère à l'Association internationale des
Travailleurs, autrement dit à la première Internationale qui vient
de se fonder à Londres.
Dans l'Internationale, il se dresse
bientôt contre Karl Marx. Il appartient à la Fédération
jurassienne et celle-ci est l'âme de la résistance des tendances
libertaires au communisme « autoritaire du théoricien allemand. En
1872, Marx et ses amis excluent Bakounine de l'Association. II n'en
continue pas moins, jusqu'à sa mort, survenue en 1876, sa propagande
ardente.
Bakounine a exposé ses conceptions anarchistes dans
quelques volumes Fédéralisme. Socialisme, Antithéologisme
Lettres aux Internationaux du Jura sur le Patriotisme – Dieu et
l'Etat; Lettres à un Français sur la crise actuelle, etc.
Plus près de nous, les deux théoriciens de l'idée
anarchiste sont Elisée Reclus et Pierre Kropotkine.
Né à
Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), le 15 mars 1830, Elisée Reclus
jouit, dans le monde entier, de la plus haute et de la plus légitime
autorité pour son œuvre géographique. Mais il n'a jamais cessé
d'affirmer ses idées révolutionnaires. Dès le lendemain du Coup
d'Etat de décembre 1851, il est obligé de quitter la France.
Il
voyage et visite successivement les Iles Britanniques, les
Etats-Unis, l'Amérique du Sud, particulièrement la Nouvelle-Grenade
où il passe plusieurs années. De retour en France en 1857, il
rapporte de ses laborieuses pérégrinations un grand nombre de
notes et d'indications précieuses qu'il ne tarde pas à utiliser.
Devenu le collaborateur de la Revue des Deux-Mondes, du
Tour du Monde et d'autres recueils, il y publie des articles
qui sont extrêmement remarqués. Les études qu'il fait paraître
dans le premier de ces recueils sur la guerre de Sécession
d'Amérique ont notamment un grand retentissement et contribuent à
éclairer l'opinion publique, alors mal renseignée et encore
indécise, sur la justice de la cause que défendait Lincoln. Le
ministre des Etats- Unis à Paris fait offrir à Reclus, en manière
de remerciement, une importante somme d'argent mais le jeune savant,
qui écrit pour le triomphe du droit et de la liberté et non point
en vue d'une récompense pécuniaire, refuse noblement cette offre
généreuse, bien qu'il se trouve alors dans une situation voisine de
la misère.
En 1869, il adhère à l'Association internationale
des Travailleurs. En 1871, il prend le fusil pour la Commune. Arrêté
les armes à la main sur le plateau de Châtillon, il est traîné
tour à tour dans les prisons suivantes prison de Versailles, fort de
Quélern, îlot de Tréberon, pontons de Brest, prison de Brest,
prison de Versailles. Le 15 novembre 1871 le Conseil de Guerre de la
1re division militaire siégeant à Saint-Germain-en-Laye le condamne
à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée.
Et
le voilà à nouveau incarcéré au Mont-Valérien, puis à la Maison
de correction de Versailles.
Cependant, toute l'Europe
intellectuelle s'émeut à l'idée que la haute valeur d'un Reclus
sera désormais perdue pour la science. Darwin, le professeur
Williamson, lord Amberley, adressent notamment d'Angleterre au chef
du pouvoir exécutif une pétition qui s'exprime en ces termes «Nous
osons penser que la vie d'un homme tel que M. Elisée Reclus, dont
les services rendus à la cause de la littérature et de la science,
services reconnus par un nombreux public, ne nous semblent qu'une
promesse, pour ainsi dire, d'autres services plus grands encore, que
la maturité rigoureuse de son esprit rendra dans l'avenir à cette
même cause; nous osons penser que cette vie appartient non seulement
au pays qui le vit naître, mais au monde entier, et qu'en réduisant
ainsi au silence un tel homme ou en l'envoyant languir loin des
centres de la civilisation, la France' ne ferait que se mutiler et
qu'amoindrir son influence légitime sur le monde ».
Thiers
s'obstine. Il ne veut point consentir à une mesure gracieuse.
Cependant, il doit finalement céder et, le 15 février 1872, commue
la peine de la déportation en celle de dix ans de bannissement. En
voiture cellulaire, menottes aux mains, Elisée Reclus est conduit de
Versailles à Paris, puis de Paris à la frontière suisse.
Tour
à tour, fixé, en Suisse puis en Italie, il continue sa grande œuvre
géographique. Mais en même temps il collabore assidûment au
Révolté et à La Révolte et écrit de nombreuses
brochures de propagande (2).
C'est exactement la même doctrine, la
même conception communiste-anarchiste, que représente Kropotkine.
Ce prince, élevé dans la richesse, qui, pour être heureux, n'avait
qu'à suivre sa vie toute tracée et à se contenter de jouir de sa
fortune, a préféré renoncer aux honneurs, à l'existence aimable
et facile, pour aller au peuple et embrasser la carrière dangereuse
et tourmentée d'agitateur. Né à Moscou, dans le vieux quartier des
Ecuyers, en 1842, il assiste, tout jeune aux fêtes de la Cour et
doit, par la volonté des siens, entrer à Pétersbourg à l'école
des Cadets ; il passe ses soirées à lire en cachette Herzen,
Dostoïewski, Bakounine. En 1862, sommé d'entrer dans un régiment,
il demande à partir pour la Sibérie il y séjourne plusieurs
années, s'y lie avec des révoltés polonais, revient à Pétersbourg
en 1867 et quitte l'armée pour se consacrer à des travaux
géographiques. Puis il effectue un voyage à l'étranger, s'arrête
à Zurich où il étudie l'Association internationale séduit par les
idées et le but de l'organisation, il y adhère, s'affilie à la
Fédération jurassienne, fait un voyage en Belgique et, de plus en
plus conquis par les vues anarchistes, se rallie pleinement à
Bakounine. «Je revins de ce voyage, a-t-il écrit, avec des idées
sociologiques arrêtées que j'ai gardées jusqu'à ce jour et j'ai
fait ce que j'ai pu pour leur donner une forme de plus en plus claire
et concrète ».
De nombreux voyages à l'étranger. En
1878, il se fixe en Suisse et, en 1879, fonde Le Révolté. De
nombreuses brochures et de nombreux volumes La
Conquête du Pain, Paroles d'un Révolté,
L'Entraider, L'Ethique, etc. exposent ses généreuses
théories.
Bakounine, pour se distinguer des marxistes, avait
adopté le mot de « Collectivisme ». Mais à partir de
1878-79 le terme de collectivisme ayant été adopté et, en quelque
sorte, accaparé par Jules Guesde et son école, prête à confusion.
Aussi, le Congrès de la Fédération jurassienne, réuni à La
Chaux-de-Fonds en octobre 1880, décide-t-il, sur la proposition de
Kropotkine, d'Elisée Reclus et de Caffiero, le rejet du vocable
Collectivisme et l'adoption de celui-ci « Communisme-Anarchiste
».
Depuis, c'est sous les appellations de
Communisme-anarchiste ou de Communisme-libertaire que
s'est développée et vulgarisée la doctrine anarchiste.
Ce
développement a surtout son origine dans la Fédération
jurassienne, dont les animateurs sont Bakounine et James Guillaume,
dont l'action s'exerce particulièrement de 1872 à 1878 et qui, non
seulement en Suisse, mais dans toute l'Europe occidentale, à un
rayonnement considérable.
Durant les six années de son
existence elle organise des conférences, tient des congrès
régionaux, prend part aux congrès internationaux, publie un organe
Le Bulletin de la Fédération jurassienne qui est
extrêmement précieux à consulter aujourd'hui, sur la propagande
révolutionnaire pendant cette période. Jules Guesde, réfugié en
Suisse depuis juin 1871, adhère à l'une de ses sections et remplit
même à son congrès régional de Sonvillier (12 novembre 1871) les
fonctions de secrétaire. Paul Brousse, alors très nettement
anarchiste, compte parmi ses militants.
Benoît Malon est aussi,
pendant quelque temps, plus ou moins mêlé à son action. Enfin la
Fédération jurassienne est en relations avec des correspondants de
France, d'Italie, d'Espagne, du Portugal. De là, le rôle qu'elle a
joué dans la propagation des idées anarchistes travers ces
différents pays.
Or, à ce moment-là, le mouvement
socialiste est à peu près nul en France. La répression de mai 1871
l'a décapité et les persécutions gouvernementales de l'Ordre moral
rendent impossible la constitution de tout syndicat, de toute
organisation ouvrière.
C'est à partir de 1878 que le socialisme
français revient à la vie. Mais ce n'est plus le vieux socialisme
utopique et sentimental définitivement mort avec l'écrasement de la
Commune.
C'est un socialisme nouveau qui surgit, à base
scientifique, s'inspirant de l'évolution économique, poursuivant
comme but le collectivisme préconisant la lutte des classes et
l'action révolutionnaire. Jules Guesde, qui a rompu avec ses
velléités anarchisantes de l'exil comme avec le radicalisme de ses
premières années, est le représentant du socialisme ainsi compris.
Il le prêche, par la plume; par la parole, avec une foi d'apôtre,
avec une éloquence vibrante et passionnée. Il fonde le journal
socialiste L'Egalité. A sa voix des légions se lèvent, des
groupes s'organisent, des conférences se tiennent et l'idée
socialiste, sous la forme nouvelle du collectivisme révolutionnaire,
se propage dans les milieux ouvriers réveillés et attentifs à cet
Evangile nouveau.
Le Congrès ouvrier qui se tient à
Marseille en octobre 1879 est un triomphe éclatant pour la cause du
socialisme collectiviste et révolutionnaire.
Le Congrès est
nombreux. De tous les points de la France des délégués y sont
venus. Ils sont fervents. Ils sont enthousiastes. Ils réprouvent
sans ménagements les vieilles conceptions d'un corporatisme
étroit et borné auxquelles, jusqu'alors, se limitait l'horizon du
prolétariat français. Ils acclament sans hésitation la lutte des
classes et la socialisation de la propriété. Ils se prononcent pour
l'action révolutionnaire. Et tout cela adopté, décidé, résolu à
une énorme majorité A ce point de vue là, le Congrès ouvrier de
1879 mérite bien le qualificatif qu'à maintes reprises lui a donné
Jules Guesde « l'immortel Congrès de Marseille ».
Or,
parmi les délégués qui ont contribué à faire triompher aux
assises marseillaises les solutions révolutionnaires, il en est
quelques-uns – comme Jean Grave, de Paris, comme Bernard, de Grenoble – qui ont été plus ou moins en relations avec
Malatesta, avec Caffiero, avec Andréa Costa et Anna Koulichoff,
militants ardents du Panarchisme international et qui lisent Le
Révolté, l'organe bi-mensuel que, depuis quelques mois, Pierre
Kropotkine fait paraître à Genève. Ceux-là ont bien fait cause
commune avec les amis de Jules Guesde, contre les coopérateurs et
les modérés mais ils commencent à être imbus de tendances
différentes et à envisager le collectivisme, le communisme, sous
une forme plus libertaire. Ils ne sont peut-être pas encore
pleinement anarchistes mais ils sont sur la route qui, prochainement,
va les conduire à la conception anarchiste. Et ils y aboutissent
d'autant plus aisément que les heurte davantage la tactique
guesdiste de l'action politique électorale.
En effet, au
printemps de 1880, Jules Guesde se rend à Londres pour rédiger,
avec Karl Marx, ce qu'on appellera bientôt « le Programme
minimum du Parti ouvrier ». La conception de Guesde est qu'à
côté et en deçà des résolutions théoriques du Congrès de
Marseille, il faut un programme qui condensera en un certain nombre
d'articles les réformes politiques, économiques et sociales qui ne
sont pas incompatibles avec le régime actuel et qui, réalisées,
apporteraient au monde du travail soit un peu de bien-être matériel,
soit un peu plus de libertés politiques.
Une fois élaboré à
Londres dans des conférences auxquelles prennent part Jules Guesde,
Paul Lafargue, Marx et Engels, le programme dit minimum est
communiqué aux divers journaux socialistes alors existants pour le
publier et le soumettre à la discussion des groupes et des
militants. En général, les socialistes l'approuvent et ne
sollicitent que quelques modifications de détail.
Mais il était
inévitable que du côté des éléments à tendances libertaires, du
côté de ceux qui se montrent plus soucieux d'action révolutionnaire
que d'action électorale, l'idée même de ce programme minimum
qui n'était au fond qu'un programme électoral soulevât les plus
fermes objections. C'est ce qui se produit aussitôt. Et Le
Révolté, qui avait applaudi chaleureusement aux résolutions du
Congrès de Marseille (3), s'élève avec véhémence contre le
programme minimum
Il était facile de prévoir que le
programme électoral en question serait nécessairement un méli-mélo
de fragments des programmes intransigeants assaisonnés de projets de
réformes concernant le travail (afin d'enrégimenter les ouvriers)
et de certaines velléités socialistes (afin de ne pas écarter du
premier coup les socialistes).
Fait avec le désir de plaire
à tout le monde, ce programme est bon peut-être pour prendre au
filet quelques voix indécises mais il est indigne du peuple
français, indigne du mouvement socialiste qui s'annonce en France.
Ce n'est pas un programme révolutionnaire. Ce n'est
certainement pas un programme socialiste. Ce n'est pas même un
programme tant soit peu logique.
C'est tout bonnement un
programme mort-né.
C'est ce langage ou à peu près que
tiennent en juillet 1880, à Paris, au Congrès régional de la
Fédération du Centre, quelques délégués, parmi lesquels
Lemalle et surtout Jean Grave (4).
« Accepte-t-on le
Parlement ? Accepte-t-on la représentation ouvrière ? Accepte-t-on
la représentation municipale ? demande Lemalle. Et il répond
Non. Il ajoute « Abstenons-nous, mais usons de la
période électorale pour faire de l'agitation. »
«
Vous comptez, dit de son côté Jean Grave, sur la propagande qui
résultera de la lecture de vos discours au Journal officiel
? N'y comptez pas ni le paysan, ni l'ouvrier ne lit l'Officiel La
seule propagande, estime Grave, c'est celle qui consiste à aller
parmi le peuple, à lui enseigner « qu'en cas de révolution, loin
d'aller bêtement à l'Hôtel de Ville acclamer un gouvernement, il
faut s'y rendre pour fusiller celui qui tenterait de s'y installer
».
Mais Emile Massard, rédacteur à L'Egalité, journal
de Guesde, réplique, non sans humeur, qu'il «faut en finir avec
les divagations anarchistes » et déclare « Nous ne
sommes d'accord avec vous ni sur les principes, ni sur les moyens
». Le Congrès dans sa très grosse majorité donne raison à
Massard contre les libertaires.
Néanmoins, rendant compte de
cette discussion, Le Révolté (numéro du 7 avril 1880)
constate avec une satisfaction évidente et légitime que « c'est
la première fois que les idées anarchistes ont été exposées en
public dans un congrès français ». Il ajoute que « si
elles ont paru trop avancées à certains délégués, d'autres, au
contraire, ont très bien compris qu'elles s'approchent plus de la
vérité que les tendances confuses du collectivisme autoritaire
».
C'est le désaccord qui se manifeste dès maintenant,
c'est-à-dire dès le milieu de l'année 1880, entre la tendance
anarchiste et la tendance guesdiste c'est la période des propos
aigres-doux.
Ce n'est pas toutefois encore la rupture définitive
et irrémédiable.
Et au Congrès national suivant, que le Parti
ouvrier français naissant tient en novembre 1880 au Havre et qui
est la suite de celui de Marseille, il y a encore, parmi les
délégués, quelques délégués de tendances libertaires, tels
qu'Antide Boyer ( de Marseille), qui devait un peu plus tard
rejoindre Guesde et le Parti ouvrier, mais qui était alors
anarchiste tels aussi que Mollin (de Bourges) et Bordat (de Lyon).
C'est évidemment sous leur influence que le Congrès du
Havre, après avoir voté une résolution en faveur du collectivisme,
ajoute que la période du collectivisme doit « être considérée
comme une phase transitoire vers le communisme libertaire ».
C'est ainsi encore que le Congrès, tout en adoptant le programme
minimum élaboré par Karl Marx et Jules Guesde, y ajoute que la
participation aux élections municipales et aux élections
législatives de 1881 doit être « une dernière expérience et
que si elle n'aboutit pas, il faudra désormais s'en
tenir « purement et simplement à l'action révolutionnaire ».
Au lendemain du Congrès du Havre, Le Révolté (27 novembre
1880) espère que « les idées du communisme-anarchiste
trouveront en France plus d'adhérents qu'on ne le
pense généralement»
Six mois plus tard, le 22 mai 1881, se
tient à Paris un congrès de la Fédération du Centre,
adhérente au Parti ouvrier. Les délégués des groupes des
5e, 6° et 13e arrondissements tentent de s'y livrer à un exposé
des conceptions communistes-anarchistes. Mais devant l'hostilité
évidente de l'immense majorité du Congrès, ils prennent le parti
de s'en retirer.
Les forces socialistes et l'organisation
ouvrière n'étaient pas telles que le socialisme pût sortir
triomphant des scrutins de 1881.
Aux élections législatives
Clovis. Hugues, récemment sorti de prison, est bien élu député de
Marseille. Aux élections municipales, l'Hôtel de Ville de Commentry
est bien enlevé par les mineurs et les métallurgistes socialistes
de cette ville il y a bien aussi, çà et là, quelques élus isolés
du Parti ouvrier. Mais dans l'ensemble le socialisme ne réunit
pas plus de soixante mille voix.
Quoi s'écrie Jules Guesde avec
son habituel enthousiasme, il s'est trouvé soixante mille
prolétaires pour répondre présent à ce premier coup de clairon.
Mais c'est un commencement significatif c'est un point de départ
considérable c'est le gage des victoires prochaines, et il ne s'agit
plus que d'intensifier notre propagande, que de continuer notre
organisation dans tout le pays.
Mais non, c'est du temps
perdu il est inutile vraiment de gaspiller tant d'efforts pour
n'obtenir qu'un résultat si piètre, qui reculerait à des centaines
d'années l'émancipation ouvrière, objectent de leur côté les
anarchistes. Et puis, ajoutent-ils, même si l'action électorale
aboutissait à quelques résultats, même si dans quelques rares
circonscriptions le Parti ouvrier réussissait à obtenir le
succès, quelles seraient la valeur et la portée de ces victoires ?
La vanité en apparaîtrait bientôt car l'impuissance de ces élus
ouvriers serait inévitable et ils ne pourraient que se corrompre,
que perdre leur vitalité, leur énergie révolutionnaire dans un
Parlement lui-même corrompu, au contact de collègues férocement
attachés au régime gouvernemental et capitaliste actuel.
Ainsi,
plus Jules Guesde et les collectivistes du Parti ouvrier
s'obstinent dans les luttes politiques et électorales, plus les
anarchistes s'en détournent, préconisent l'abstention à l'égard
scrutins et placent toute leur espérance, toute leur foi dans la
propagande de l'idée, dans l'éducation des individus et des masses,
dans l'agitation continue.
C'est plus qu'une rupture qui se
produit maintenant entre les deux tendances et les deux méthodes.
C'est entre les deux groupements un fossé qui se creuse.
Chacun
suivra sa doctrine et son destin. Et entre les deux les heurts seront
fréquents. La lutte s'engage.
Le Parti ouvrier possède
déjà d'assez nombreux groupes, ceux qui ont été représentés aux
Congrès de Marseille et du Havre et qui se nomment soit cercles
collectivistes, soit groupes d'études sociales. Dans diverses
régions ces groupes sont même assez nombreux pour s'unir en
fédérations il y a ainsi la Fédération du Nord,
forte des groupements de Lille, de Roubaix, d'Armentières, d'Anzin,
etc.; il y a, rayonnant sur Seine et Seine-et-Oise, la Fédération
du Centre il y a une Fédération du Sud-Est dont le siège
est à Lyon.
Les anarchistes n'ont que peu de groupes. Jean
Grave, ouvrier cordonnier, et Jeallot, ouvrier papetier, ont
constitué un petit groupement qui tient ses assises rue Mouffetard
et compte quelques compagnons des Ve et XIIIe arrondissements. Emile
Gautier, Baillet, Urich, ont formé le « Cercle du Panthéon
». L'anarchisme a déjà recruté quelques adhérents à Lyon, à
Bordeaux, au Havre, à Perpignan, à Cette, au Creusot, à Fontaine
(Isère), à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), à Vaux (Yonne), si
nous en croyons des correspondances publiées par Le Révolté (5),
mais tout cela ne constitue pas une armée et, raillant cet
embryon d'organisation, Jules Guesde jette à la face des compagnons
« Vous n'êtes qu'un demi-quarteron »
Dans
les réunions publiques, on dispute, on chicane même on en vient aux
mains. Les socialistes ont, en Jules Guesde, un orateur de tout
premier ordre ils ont encore d'autres conférenciers estimables,
Eugène Fournière, Labusquière, Prudent-Dervillers. Les
anarchistes, eux, n'en ont qu'un à leur opposer mais il est doué
d'éminentes qualités oratoires il a du savoir, de l'éducation, une
culture générale il est docteur en droit il se nomme Emile Gautier.
C'est lui qui donne la réplique à Guesde que les anarchistes
dénoncent déjà comme « le Pape du Collectivisme
». Un duel a même lieu, non plus seulement à la tribune, mais
sur le terrain entre les deux hommes qui échangent bour.geoisement
et sans résultat, deux balles de pistolet. (6)
Discussions,
disputes, bagarres, envol de chaises dans les réunions publiques
controverses, querelles, polémiques dans les journaux. Les
socialistes ont, depuis plusieurs années, L'Egalité,
organe
doctrinaire du collectivisme qu'avec Jules Guesde rédigent Gabriel
Deville, Paul Lafargue et Emile Massard ils ont, de plus, quelques
petits hebdomadaires en province, comme Le Forçat de Roubaix.
Les anarchistes, eux, possèdent Le Révolté, bi-mensuel qui
a été fondé par Pierre Kropotkine et qui parait d'abord à Genève
(15, rue du Nord, puis, 24, rue des Grottes) (7). Le premier numéro
date du 22 février 1879. Le Révolté a une haute tenue et ses
polémiques ont toujours un caractère théorique,
Aussi en
raison de son allure doctrinaire ne peut-il agir que sur des esprits
déjà informés et avertis. Les anarchistes songent donc à lancer
d'autres feuilles qui compléteront l'œuvre du Révolté, qui
s'adresseront plus directement aux masses encore inéduquées,
qui auront un caractère plus populaire et plus vivant. C'est ainsi
que quelques-uns font paraître La Révolution sociale qui
s'honore de la collaboration de Louise Michel et qui, de 1880 à
1881, aura une cinquantaine de numéros, tandis que les compagnons
lyonnais font paraître Le Droit social.
La
publication de La Révolution sociale permet de prendre sur le vif
les procédés de la police de la troisième république qui ne
diffèrent guère, hélas de ceux de la police de Louis-Philippe ou
de la police impériale. Sous la monarchie de juillet la préfecture
introduisait les de La Hodde, les Chenu, les Lamieussens, dans les
sociétés secrètes qui abritaient les républicains, les
socialistes et les révolutionnaires de l'époque. Napoléon III
avait ses « blouses blanches ». En 1880, la police
républicaine fait pénétrer les siens dans les groupes guesdistes,
dans les sections blanquistes, dans les milieux libertaires.
Le Préfet de police de l'époque, M. Andrieux, a même tiré vanité de ses provocations, et dans ses Souvenirs d'un Préfet de police, il fait le récit suivant :
Les compagnons voulaient avoir un
organe pour propager leurs doctrines. Si j'ai combattu
leurs projets par le fait (on verra plus loin comment)
j'ai du moins favorisé la divulgation de leurs doctrines par la voie
de la presse et je n'ai pas de raison pour me soustraire plus
longtemps à leur reconnaissance.
Les compagnons cherchaient un
bailleur de fonds mais l'infâme capital ne mettait aucun
empressement à répondre à leur appel.
Je poussai par les
épaules l'infâme capital et je parvins à lui persuader qu'il était
de son intérêt de favoriser la publication d'un journal anarchiste.
Ne croyez pas, d'ailleurs, que j'offris brutalement aux
anarchistes les encouragements du préfet de police.
J'envoyai un
bourgeois bien vêtu trouver un des plus actifs et des plus
intelligents d'entre eux. Il expliqua qu'ayant acquis quelque fortune
dans le commerce de la droguerie, il désirait consacrer une partie
de ses réserves à favoriser là propagande socialiste.
Ce
bourgeois qui voulait être mangé n'inspira aucune suspicion aux
compagnons. Par ses mains je déposai un cautionnement dans les
caisses de l'Etat et le journal la Révolution Sociale fit son
apparition.
C'était un journal hebdomadaire, ma générosité de
droguiste n'allant pas jusqu'à faire les frais d'un
journal quotidien (8).
Nous avons tenu à reproduire les
propos de M. Louis Andrieux car ils établissent directement sa
responsabilité.
Et, d'autre part, on le verra plus loin, les
pratiques de M. Andrieux trouveront des imitateurs au cours de
l'agitation anarchiste de la cité lyonnaise et du mouvement qui se
déroulera prochainement au pays noir de Montceau-les-Mines.
Anne-Léo Zévaès.
Suite : II DANS LA REGION LYONNAISE
(1) MAX Stirner, L'Unique et sa
Propriété, traduction de Robert L. Reclaire (Tresse et Stock,
édit., Paris, 1914) Préface du traducteur, p. 19
(2) Son frère Elie, qui a les mêmes opinions et qui a lui aussi, pris part à l'insurrection parisienne de 1871, est condamné à la déportation. Il se réfugie en Suisse avec sa femme et son fils. Puis il se fixe à Bruxelles. Auteur d'un livre admirable sur Les Primitifs et de La Commune au jour le jour. Père de Paul Reclus, dont il sera question plus loin.
(3) « Le prolétariat français écrivait Le Révolté (numéro du 15 novembre 1879) se déclare pour le vrai socialisme. L'importance de ces résolutions n'a échappé à personne. Tous ont compris qu'elles donnaient l'éveil au socialisme, non seulement en France, mais dans toute l'Europe. »
(4) Jean Grave, qui s'avère ainsi l'un des tout premiers représentants de l'anarchisme en France, est né à Saint-Germain-Lembrun (Puy-de-Dôme), en 1854. Son père était cordonnier et lui apprit le métier. Il vint à Paris tout jeune, connut la misère, et c'est sans doute au contact de cette misère, dont il se rendit bien compte qu'elle ne lui était pas particulière, qu'il prit l'habitude de méditer sur la condition des déshérités et sur les injustices de l'ordre social.
(5) 26 novembre 1881.
(6) La mode du duel sévissait alors même dans les milieux révolution. C'est ainsi que déjà, le 17 avril 1880, un échange de témoins qui n'aboutit pas à une rencontre, eut lieu entre Malatesta qui avait pour témoins Pedro Eritzet José Vallverda et Jules Guesde que représentaient John Labusquière et Victor Marouck
(7) Le Révolté quittera Genève
en avril 1885, pour s'installer 140 rue Mouffetard, à Paris. Il
deviendra La Révolte en septembre 1887 et paraîtra sous ce
nom jusqu'en 1894, époque où sa publication sera interrompue par la
folie de répression et de « lois scélérates » qui
sévissait alors.
Le 4 mai 1895, paraîtront Les Temps
nouveaux qui prendront la suite du Révolté et de La
Révolte et dureront jusqu'à la guerre.
(8) M. Andrieux raconte ensuite dans
ses Souvenirs que c'est lui qui organisa le prétendu attentat
contre la statue de Thiers à Saint-Germain-en-Laye, de manière à
faire tomber quelques militants dans son guêpier et à pouvoir
procéder à leur arrestation. Souvenirs d'un Préfet de police, tome
Ier, p. 337 et suiv.)
Publié dans La Nouvelle revue du 1er juin 1932