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II DANS LA REGION LYONNAISE
LE « DROIT SOCIAL ». – LA Grève DE ROANNE. – LES ÉVÉNEMENTS DE MONTCEAU-LES-MINES. – LE PROCÈS DE KROPOTKINE ET DES ANARCHISTES LYONNAIS. –L'AFFAIRE CYVOCT. –NOUVEAUX « TROUBLES A MONTCEAU-LES-MINES ».
Ce n'est pas à Paris, c'est à Lyon, c'est dans la région lyonnaise que se produisent les premières agitations anarchistes ayant quelque ampleur.
Cela tient un peu au caractère même, à la tradition de la cité lyonnaise, qui, ainsi que l'ont bien montré Michelet, Baudelaire et Elisée Reclus, a, entre toutes les villes de France, une physionomie spéciale.Elle est à la fois la ville de Fourvière et de la Croix- Rousse, la cité que dominent les deux collines la colline de la Vierge et la colline du Travail. Elle est la ville aux contrastes saisissants et puissants ici, le rêve et là l'industrialisme ici, les abandons du mysticisme et là les âpretés de la concurrence économique. Et la convergence de ces deux sentiments, de ces deux préoccupations, la convergence d'un élan vers l'idéal et des nécessités de la lutte sociale, conduit certains esprits, certaines natures méditatives et réfléchies à la conception d'un milieu social plus noble et plus élevé que le milieu actuel.
La situation industrielle
même de la région lyonnaise favorise l’éclosion de l'idée
libertaire. Depuis, à Lyon comme partout, le machinisme inévitable
et brutal a accompli son oeuvre la vapeur et l'électricité ont
remplacé l'effort manuel de l'individu tissage, filature, scierie,
cordonnerie, tout est usine, usine immense et gigantesque,
agglomérant dans ses murs de caserne des milliers de salariés.
Mais, en 1878-80-82, cette évolution n'est pas encore accomplie. Les
artisans sont encore nombreux dans les divers quartiers de Lyon et
dans la banlieue lyonnaise canuts, tisserands, les tisserands
célébrés par Pierre Dupont, vivant dans des caves ou dans des
combles cordonniers maniant le tire-pied dans leur échoppe
menuisiers rabotant sur leur établi. Or, le fait pour ces ouvriers
de travailler seuls ou à peu près seuls leur permet de mieux
réfléchir, de mieux penser, de se recroqueviller en quelque sorte
et dans leur esprit, porté ainsi à la méditation et à l'étude,
fleurissent les idées d'autonomie individuelle, les aspirations à
la liberté.
Enfin, il subsiste encore à Lyon une manière
de tradition historique anarchiste. Bakounine y vécut en 1870 et s'y
livra à sa propagande. Il y prit même une part active aux
événements de septembre, notamment à la journée du 28 septembre
1870 il fut, ce jour-là, arrêté par la police, puis libéré par
la foule qui, à son tour, arrêta le préfet Challemel-Lacour et
prit pour peu de temps, hélas possession de l'Hôtel de Ville.
Toutes ces conditions réunies favorisent à Lyon et dans
tous les environs une sérieuse poussée anarchiste. Par surcroît,
l'idée nouvelle y compte des militants intelligents et intrépides
Bordat, Bernard, Sanlaville, Martin, etc. les deux premiers,
excellents orateurs.
Un journal est fondé par leurs soins,
qui a nom Le Droit Social et dont le premier numéro voit le
jour le 12 février 1882. La police, l'administration s'acharnent
contre le journal, saisissent ses exemplaires, poursuivent et
emprisonnent ses rédacteurs et ses gérants. Rien ne décourage ni
n'arrête les compagnons et, entre l'autorité et le journal, c'est
une lutte prodigieuse, épique, qui va se prolonger durant deux
années de persécutions et de répressions inouïes. Quand Le
Droit Social est, après vingt-quatre numéros, obligé de
disparaître sous les procès, c'est l'Etendard révolutionnaire
qui prend sa place et qui vit du 30 juillet au 15 octobre 1882. Il
succombe au troisième numéro et le voici remplacé par La Lutte
qui, elle, atteindra vingt numéros (avri1-août 1883). Et puis voici
successivement L'Emeute qui a sept numéros (décembre
83-janvier 1884), Le Défi qui n'en a que trois (février
1884) L'Hydre révolutionnaire qui en compte six (février-mars
1884) L'Alarme, qui va jusqu'à huit (avril-juin 1884); enfin
Le Droit anarchique qui a deux numéros, les 8 et 22 juin
1884. A cette date, tous les militants capables de lancer un journal
sont sous les verrous.
De Lyon, le mouvement rayonne sur tous
les départements voisins. Dès 1881, des groupements agissants sont
formés, notamment à Vienne, à Givors, à Villefranche-sur-Saône,
à Saint-Etienne.
En mars 1882 se déroule, à Roanne, centre
important de tissages mécaniques, une lutte ouvrière violente. A la
grève d'une usine, les patrons répondent par le lock-out, autrement
dit par la fermeture systématique et généralisée de toutes les
fabriques. Un jeune ouvrier de dix-huit ans, Pierre Fournier, sous
l'empire des souffrances endurées pendant l'absence de travail, veut
se constituer le vengeur de ses frères de misère et de défaite et,
le 21 mars, il tire un coup de révolver sur un usinier, Antoine
Bréchard, l'un des fabricants qui avaient montré le plus
d'hostilité aux grévistes. Il ne l'atteint pas et la balle va se
perdre dans le tuyau de gouttière d'un immeuble voisin. Traduit
devant la Cour d'assises de la Loire sous l'accusation de tentative
d'assassinat, Fournier, qui n'a ni tué ni blessé, n'en est pas
moins, malgré son tout jeune âge, condamné à huit ans de travaux
forcés (20 juin 1882).
Trois mois plus tard éclate en
Saône-et-Loire ce qu'on a appelé « les troubles de
Montceau-les-Mines ». Il est difficile, à l'heure actuelle, de se
faire une idée des conditions de travail qui, à cette époque,
étaient imposées aux populations laborieuses de Blanzy, d'Epinac,
de Montceau et des communes environnantes, courbées sous la
domination de M. Chagot. Longues journées de travail, salaires
insuffisants, défense de se grouper en syndicat, obligation de
suivre les offices religieux, obligation pour les mineurs d'envoyer
leurs enfants aux écoles congréganistes installées par la
compagnie minière tel est alors le lot de ce prolétariat du
sous-sol. La Compagnie a, sur tout son vaste domaine, édifié des
chapelles et dressé des croix. Des ouvriers sont renvoyés de la
mine parce qu'ils ont omis de « faire leurs raques ». Au
procès qui suit les événements de Montceau, M.Chagot déclare
hautement devant le Jury qu'il a des convictions religieuses et qu'il
considérerait comme un outrage personnelle le fait d'un de ses
ouvriers de se dire libre-penseur il ajoute qu'il n'admet pas les
enterrements civils.
On comprend tout ce qu'un pareil régime
de coercition peut engendrer d'irritations, de rancœurs et de haines
elles demeurent refoulées au plus profond des cœurs, elles se
contiennent. Puis il arrive un jour où tous les gémissements
comprimés, tous les sanglots de rage étouffés, toutes les révoltes
qui ont crié tout bas dans les poitrines, finissent par éclater et
se traduisent par des démonstrations bruyantes et violentes de
colère, par des explosions farouches de désespoir.
Bordat,
Bernard, essaient de se faire entendre à Montceau; les numéros du
Droit social et de L'Etendard révolutionnaire y
pénètrent en dépit de la surveillance patronale. Brochures et
journaux trouvent un terrain propice pour recueillir leurs appels à
la révolte. Quelques mineurs de Blanzy et de Montceau se laissent
gagner par les théories révolutionnaires. Des chambres syndicales,
des groupes d'ouvriers se forment, qui ne pourraient pas affirmer
publiquement leur existence et vivent alors d'une vie clandestine, se
réunissant soit dans l'arrière-salle d'un cabaretier complice, soit
pendant la nuit à l'ombre des grands bois. Toute une agitation
sourde se prépare. Et c'est par une nuit d'été que les misérables
vont clamer leur colère.
Ceci se déroule exactement dans la
nuit du 5 au 6 août 1882, La journée a été brûlante le soleil a
envoyé ses derniers adieux à l'horizon, les derniers feux du
couchant se sont éteints. Et dans la campagne apaisée et
tranquille, alors que tout semble dormir et que les seigneurs féodaux
de la Compagnie digèrent, une colonne de quatre à cinq cents
mineurs et ouvriers des divers corps de métier de Montceau et de
Blanzy se constitue. Les « gueules noires s'ébranlent. Et les beaux
vers de Verhaëren disent ce tressaillement :
Ceux qui ne
peuvent plus avoir
D'espoir que dans leur désespoir
Sont
descendus de leur silence.
Dites, quoi donc s'entend venir
Sur les chemins de l'avenir
De si tranquillement
terrible ?
C'est l'heure où les hallucinés,
Les gueux et les déracinés
Dressent leur orgueil
dans la vie.
Ils marchent. Et, comme, à Montceau, le clergé
s'est fait l'auxiliaire de la Compagnie, comme, à une heure
précisément où, sur tout le territoire de la République, la
laïcité paraît s'épanouir, l'oppression religieuse continue à y
régner et à imposer aux ouvriers du bassin les pratiques et les
offices de la religion, il en résulte que c'est contre le clergé,
contre les emblèmes, les insignes et les édifices du culte, que se
déchaînent les premiers gestes de colère. Au Bois Duherme,
important hameau de Montceau, une croix de mission est démolie.
Nouvelle démonstration dans la nuit du 11 au 12 août une
seconde croix est détruite aux Alouettes, autre hameau de la même
commune.
Dans la nuit du 12 au 13 août, le presbytère du
Bois-Duherme est criblé de projectiles et la croix, qui avait été
mise en pièces lors de la première manifestation et qui avait été
aussitôt remplacée par la Compagnie minière, est à nouveau
démolie. Sont également renversées une croix érigée au
Bois-Roulot (hameau de Montceau) et la croix qui surmonte le
pensionnat Saint-Joseph, à Blanzy.
Dans la nuit du 13 au 14,
les ouvriers déruisent deux croix à Saint-Bérain-sous-Savignes, et
une énorme statue en fonte située aux Oiseaux (hameau de Montceau),
élevée sur un piédestal de trois mètres et dite
Notre-Dame-des-Mines.
Dans la nuit du 14 au 15 août,
attentat contre l'étude du notaire de Montceau.
Le 15 avril,
à dix heures du soir, c'est la chapelle du Bois- Duherme qui est
entièrement détruite par une explosion de dynamite.
Les
manifestants tiennent la campagne, rançonnent çà et là des
mercantis « Nous avons faim, nous avons soif A chacun selon ses
besoins ».
Et ils chantent les strophes du Chant des
Prolétaires et crient « Vive la Révolution !
».
C'est une véritable Jacquerie qui
s'étend de jour en jour et revêt un caractère anarchiste de plus
en plus accentué. Manifestations évidemment un peu puériles que
ces destructions de croix, que ces démolitions de quelques emblèmes
religieux. Manifestations de grands enfants qui ont beaucoup
souffert, qui ont mal digéré les exaltations à l'indépendance,
les appels à la révolte ou à la révolution qu'ils ont lus ou
entendus furtivement, et qui se grisent à cette heure de leurs
propres gestes de colère. Mais tout de même manifestations
significatives parce qu'elles attestent le profond mécontentement
qui existe chez ces parias de la mine et parce qu'elles montrent en
formation cette armée noire qui pousse et dont Zola a eu
l'éblouissante vision, tandis que sa plume traçait les dernières
lignes de Germinal « une armée noire, vengeresse, qui germe
lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle
futur et dont la germination va bientôt faire éclater la terre.».
Dès le lendemain de ces manifestations, la force armée
arrive en masse au pays noir. Infanterie, cavalerie, gendarmerie sont
mobilisées en toute hâte contre les insurgés. La région est
littéralement mise en état de siège. Sur les places de Montceau et
de Blanzy, au coin des rues, sur les routes qui y conduisent, ce ne
sont que pelotons de soldats en tenue de campagne, ce ne sont que
faisceaux d'armes luisant au soleil. La magistrature informe, la
police perquisitionne, des centaines d'arrestations sont opérées.
Finalement, deux mois plus tard, la Cour d'assises.
Les
débats commencent le 18 octobre 1882. Les accusés sont au nombre de
vingt-trois ce sont des manœuvres, des ouvriers mineurs, forgerons,
charpentiers. Les scènes de révolte dont ils ont été les auteurs
portent les qualifications juridiques de complot ayant pour but le
pillage et la dévastation pillages en bandes violations de domiciles
destructions de propriétés; menaces de mort.
L'acte
d'accusation relève contre tous les divers faits que nous rappelions
plus haut il précise ensuite la responsabilité particulière de
chacun d'eux. Bonnot, par exemple, était président de la Chambre
syndicale du Bois-Duherme. François Juillet était président du
Groupe dit de Santa-Maria, lequel se réunissait clandestinement dans
les bois ou dans les carrières. Tel autre répandait le journal
lyonnais L'Etendard révolutionnaire. Tel autre encore est coupable
d'avoir entonné le Chant des Prolétaires, dont voici le
refrain :
En avant, prolétaires,
Combattons
pour la Révolution 1
Les Chagot et les Schneider,
A
la bouche de nos canons !
L'acte d'accusation
conclut :
Ce mouvement se rattache d'une façon
manifeste à un ensemble de tentatives révolutionnaires méditées
et qui, selon toute vraisemblance, devait se produire à la fois sur
divers points. Il se lie étroitement à ces assemblées
mystérieuses, plusieurs fois surprises ou entrevues, de prétendues
chambres syndicales, foyers de propagande collectiviste ou anarchiste
Le soulèvement de Montceau, probablement prématuré au gré des
meneurs, a été le résultat d'un concert depuis longtemps préparé
et dont le but n'était autre que l'application des doctrines
collectivistes ou socialistes révolutionnaires, la propagande par le
fait, la destruction de la propriété bourgeoise et de la
bourgeoisie elle-même.
L'ignorance du mouvement ouvrier
est telle dans les sphères dirigeantes que, dans cet acte
d'accusation comme dans le cours des débats, les magistrats ne
cesseront de confondre collectivisme et anarchie. Jean-Baptiste
Dumay, socialiste, membre du Parti ouvrier, alors fixé au
Creusot, est constamment dénoncé comme l'un des chefs de
l'anarchisme en Saône-et-Loire.
Mais que se passe-t-il donc
au cours des débats ? Le Jury ne serait-il pas assez « sûr », au
gré du ministère public ? Contiendrait-il dans son sein quelques
démocrates, quelques républicains, à qui répugneraient les
procédés des Chagot et qui auraient l'intention de rendre un
verdict d'acquittement? Toujours est-il qu'au bout d'une semaine, à
l'audience du 24 octobre, le procureur général demande le
renvoi des débats à une autre cession, à cause, prétend-il, « de
l'intimidation qui paraît avoir été exercée sur le Jury».
La Cour de Cassation, saisie de l'incident, rend, le 9
novembre, un arrêt renvoyant l'affaire devant la Cour d'assises du
Puy- de-Dôme et, le 14 décembre 1882, les vingt-trois accusés
comparaissent à Riom devant le Jury, assistés de Mes Georges
Laguerre et Alexandre Millerand. Sur les 23 accusés, 14 sont
acquittés ; l’un est condamné à cinq ans de réclusion les
autres à des peines d’un et deux ans de prison. Un tel verdict
est un échec manifeste pour le ministère public qui avait demandé
une ample distribution de peines de travaux forcés.
Mais de
poursuivre et de condamner les mineurs de Montceau, de maintenir
plusieurs semaines durant toute la région suspecte en état de
siège, ne suffit pas à la vindicte gouvernementale. En présence
du mouvement révolutionnaire qui se produit alors dans maints
centres ouvriers et qui parait irrésistible, le pouvoir considère
que l'heure est venue de frapper de grands coups. Dans le Gard,
le militant socialiste Eugène Fournière est poursuivi et condamné
pour faits se rattachant aux grèves de Bessèges et de la
Grand'Combe. Dans l'Allier, les collectivistes Jules Guesde, Paul
Lafargue et Jean Dormoy sont déférés à la Cour d'assises et le
jury bourbonnais procède à une abondante distribution de mois de
prison.
A Lyon et dans la région lyonnaise, ce sont les
anarchistes qui seront poursuivis en masse, comme coupables de se
livrer, par le journal et par la parole, à une propagande incessante
et ardente et aussi comme responsables des événements de
Montceau-les-Mines qui ont porté l'épouvante dans la haute
bourgeoisie.
C'est ce qu'on appelle Le Procès des
Anarchistes de Lyon. Mais on y englobe des militants qui n'habitent
ni Lyon ni le Rhône, et qui sont venus de Paris faire des
conférences dans la région ou qui sont simplement en correspondance
avec leurs coreligionnaires lyonnais. Le nombre des prévenus s'élève
à 52, ilya parmi eux Pierre Kropotkine qui a été arrêté à
Thonon, Emile Gautier (de Paris), Félix Tressaud (de Marseille)
Genet, Pierre Martin, Sala et Zuyda (de Vienne) Bernard, Bordat,
Sanlaville (de Lyon), Desgranges et O. Liégeon (de
Villefranche-sur-Saône) Dupoizat (de Montceau-les-Mines) Botel et
Régis Faure (de Saint-Etienne), etc.
Le Parquet s'est même
demandé, un moment, si, à la liste des inculpés, il n'ajouterait
pas Elisée Reclus, le savant géographe, qui ne fait point mystère
de ses convictions, qui est l'un des collaborateurs assidus du
Révolté et qui n'est point homme à se dérober aux
responsabilités et aux persécutions, adresse aussitôt au juge
d'instruction la lettre suivante :
Monsieur Rigot, juge d'instruction,
Palais de Justice,
Lyon.
Je lis dans le Lyon
républicain du 23 décembre 1882 que, d'après « l'instruction »,
les deux chefs et organisateurs des « anarchistes-internationaux
» sont Elisée Reclus et le prince Kropotkine et que, si je ne
partage pas la prison de mon ami, c'est que la justice française ne
peut aller me saisir au delà des frontières.
Vous savez
pourtant qu'il eût été bien facile de m'arrêter, puisque je viens
de passer plus de deux mois en France.
Vous n'ignorez pas non
plus que je me suis rendu à Thonon pour 1'enterrement de Ananieff
(9) le lendemain de l'arrestation de Kropotkine et que j'ai prononcé
quelques paroles sur sa tombe. Les agents qui se trouvaient
immédiatement derrière moi et qui se répétaient mon nom n'avaient
qu'à m'inviter à les suivre.
Mais que je réside en France ou
en Suisse, il importe peu.
Si vous désirez instruire mon procès,
je m'empresserai de répondre à votre invitation. Indiquez-moi le
lieu, le jour, l'heure. Au moment fixé, je frapperai à la porte de
la prison désignée.
Elisée RECLUS.
Mais tel
est le respect qu'inspirent la haute personnalité de Reclus, la
noblesse de son caractère et le prestige scientifique dont il jouit
dans le monde entier, que, quelque désir qu'il en ait, le Parquet
recule et n'ose pas le comprendre dans les poursuites.
Les
prévenus sont inculpés : « 1° D'avoir, depuis moins de
trois ans, à Lyon ou sur toute autre partie du territoire français,
été affiliés ou fait acte d'affiliation à une association
internationale ayant pour but de provoquer à la suspension du
travail, à l'abolition du droit de propriété, de la patrie, de la
famille, de la religion, et d'avoir ainsi commis un attentat contre
la paix publique ; 2° D'avoir, dans les mêmes circonstances de
temps et de lieu, accepté des fonctions de cette association ou
d'avoir sciemment concouru à son développement soit en recevant ou
en provoquant à son profit des souscriptions, soit en lui provoquant
des adhésions collectives ou individuelles, soit enfin en propageant
ses doctrines, ses statuts, ses circulaires, délits prévus par les
articles 1 et suivants de la loi du 14 mars 1872 ».
Autrement
dit c'est au nom de la fameuse loi Dufaure, dirigée contre la
Première Internationale, que les anarchistes lyonnais sont
poursuivis. Et cependant, en 1882-83, il y a plus de quatre ou cinq
ans que se sont dispersées les dernières sections de
l'Internationale et que celle-ci n'a même plus, ni en France
ni à l'étranger, un semblant d'existence.
Le procès
commence devant le Tribunal correctionnel de Lyon le 6 janvier 1883
et se prolonge jusqu'au 19 janvier. La plupart des prévenus se
défendent eux-mêmes et exposent sans ambages avec chaleur,
voire avec éloquence, les conceptions du communisme libertaire.
C'est ainsi qu'Emile Gautier parle durant une heure et demie, Bordat
plus de deux heures.
Au nom de 47 des prévenus (5 refusent
de signer, déclarant qu'ils ne sont point anarchistes et que c'est
par erreur qu'ils ont été englobés dans les poursuites), Tressaud
donne lecture au tribunal de la déclaration collective
suivante :
Ce qu'est l'anarchie, ce que sont les
anarchistes, nous allons le dire. Les anarchistes, messieurs, sont
des citoyens qui, dans un siècle où l'on prêche partout la liberté
des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté
illimitée.
Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde,
quelques milliers, quelques millions peut-être car nous n'avons
d'autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas
nous sommes quelques millions de travailleurs qui revendiquons la
liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté.
Nous
voulons la liberté, c'est-à-dire que nous réclamons pour tout être
humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît et ne
faire que ce qui lui plaît de satisfaire intégralement tous ses
besoins, sans autres limites que les impossibilités naturelles et
les besoins de ses voisins également respectables.
Nous
voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec
l'exercice d'un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et
sa forme, qu'il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain,
qu'il s'inspire du droit divin ou du droit populaire, de la
Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.
C'est que l'histoire
est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent
et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les
uns, plus d'hypocrisie chez les autres. Au fond, toujours les mêmes
paroles, toujours la même intolérance. Il n'est pas jusqu'aux plus
libéraux, en apparence, qui n'aient en réserve, sous la poussière
des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi contre
l'Internationale, à l'usage des oppositions gênantes.
Le
mal, en d'autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas
dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est
dans l'idée gouvernementale elle-même, il est dans le principe
d'autorité.
La substitution, en un mot, dans les rapports
humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble,
à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée
tel est notre idéal.
Les anarchistes se proposent donc
d'apprendre au peuple à se passer du gouvernement
comme il commence à apprendre à se passer de
Dieu.
Il apprendra également à se passer
des propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce
n'est pas celui qui vous embastille, c'est celui qui vous affame,
ce n'est pas celui qui vous prend au collet, c'est celui qui vous
prend au ventre.
Pas de liberté sans égalité
Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé
entre les mains d'une minorité qui va se réduisant tous les jours
et où rien n'est également réparti, pas même l'éducation
publique, payée cependant des deniers de tous.
Nous
croyons, nous, que le capital, patrimoine commun de l'humanité,
puisqu'il est le fruit de la collaboration des
générations passées et des générations contemporaines, doit être
à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être
exclu, que personne, en revanche, ne puisse en accaparer une part au
détriment du reste.
Nous voulons, en un mot, l'Egalité
l'égalité de fait comme corollaire ou plutôt comme condition
primordiale de la liberté.
A chacun selon ses facultés, à
chacun selon ses besoins voilà ce que nous voulons sincèrement,
énergiquement voilà ce qui sera, car il n'est point de prescription
qui puisse prévaloir contre des revendications à la fois légitimes
et nécessaires. Voilà pourquoi l'on veut nous vouer à toutes
les
flétrissures.
Scélérats que nous sommes nous réclamons le
pain pour tous, la science pour tous, le travail pour tous, pour tous
aussi l'indépendance et la justice.
Emile Gautier,
Bordat, Bernard, Pierre Kropotkine, sont condamnés à cinq ans de
prison chacun et chacun à dix ans de surveillance de la haute police
et dix ans d'interdiction de leurs droits civiques Pierre Martin,
Liégeon, à quatre ans de prison les autres, à des peines variant
entre trois ans et six mois. Cinq sont acquittés.
Les débats
ont eu une répercussion considérable, et Elisée Reclus, qui en a
suivi les audiences, traduit ainsi ses impressions dans une lettre
adressée de Bourg à son frère Elie :
Le procès a
eu un tel retentissement que les montagnards des environs de Thonon
sont venus faire une démonstration devant la maison où avait
demeuré Kropotkine et ont tiré des coups de fusil en
son honneur.
A Lyon, toute trace de la première terreur a
disparu. Les amis, qui avaient été laissés, tandis que les autres
étaient pris, ont retrouvé leur élasticité et leur entrain.
Le
procureur général avait promis l'extermination des anarchistes. Ils
sont devenus légion.
Quelques mois se passent, et c'est
maintenant l'affaire Cyvoct qui fait grand bruit à Lyon et qui a son
dénouement devant la Cour d'assises du Rhône.
Dans la nuit
du 22 au 23 octobre 1882, une bombe éclate à Lyon, au café du
Théâtre Bellecour, situé dans le sous-sol du théâtre, connu
surtout sous le nom de « L'Assommoir» et fréquenté à peu
près exclusivement par une clientèle de filles et de fêtards. La
police prétend que l'auteur de l'explosion est Antoine Cyvoct.
Cyvoct est un jeune garçon de vingt-deux ans, ouvrier
tisseur gérant du journal L'Etendard révolutionnaire,
orateur habituel des réunions de propagande anarchiste, doué d'une
vive intelligence.
En dépit de ses protestations réitérées,
et bien que des témoins dignes de foi aient certifié que le jour de
l'attentat Cyvoct se trouvait chez eux à Lausanne, il est poursuivi
et traduit, le 11 décembre 1883, devant le Jury du Rhône.
Le
président le présente ainsi au début de l'interrogatoire :
Vous avez 22 ans. Vos antécédents d'ouvrier sont excellents.
vous viviez chez votre père et vous placiez vos économies à la
Caisse d'épargne. Puis, en 1882, vous commencez par vous affilier au
parti anarchiste. Lors du tirage au sort, vous prêchez l'abolition
de l'armée et vous essayez d'organiser la grève des conscrits. Vous
avez été condamné à deux ans, puis à cinq ans de prison, par
défaut, pour des discours révolutionnaires, vous avez été encore
condamné, cette année, à Bruxelles, à trois ans de prison, pour
avoir pris un nom d'emprunt.
A l'audience comme au cours de
l'instruction, Cyvoct se défend de toute participation à l'attentat
de « L'Assommoir ». Il n'en est pas moins condamné à la
peine capitale. (10)
Cependant, juste un an après les
premiers événements de Montceau-les-Mines et de Blanzy, et tandis
que se déroulent les divers procès de Lyon, de nouveaux « troubles
» recommencent en Saône-et-Loire. Des réunions clandestines ont
lieu, la nuit, dans les bois, suivies bientôt d'explosions de
bombes, de déprédations de croix et de chapelles, de tentatives
contre les habitations d'ingénieurs ou de surveillants de la
Compagnie.
Ces attentats, qui se situent entre le 14 juillet et
le 7 novembre 1883 sont au nombre d'une douzaine explosion chez
l'ingénieur Chavalier sous-directeur des mines de Perrecy, explosion
sous le portail de la maison de M. Grelin, maire de la commune de
Sauvignes, destruction de la Croix du Magny explosion de dynamite à
l'église du Magny, attentat contre la maison de M. Martin,
contremaître à l'usine de la Valteuze, explosion de la maison de M.
Bordier, garde au service de la Compagnie des Mines de Blanzy, etc.
Or, de l'instruction ouverte sur ces faits et des débats qui
s'ensuivent, dix-huit mois plus tard, en mai 1885, à
Chalon-sur-Saône, devant la Cour d'assises, il est résulté la
preuve éclatante et indiscutée que ces divers attentats sont
d'origine policière et n'ont eu d'autre but que de provoquer les
arrestations et condamnations d'un certain nombre de mineurs que la
Compagnie et la Préfecture redoutaient pour leur intelligence et
leur propagande.
Entendons-nous bien. Les malheureux ouvriers
qui, à bout de patience, ont commis ces attentats, ont agi avec la
plus entière bonne foi, avec une abnégation et un désintéressement
absolus, avec l'unique préoccupation de servir la cause de leur
classe, se sacrifiant généreusement à elle. Mais celui qui les
poussait, celui qui armait leurs bras, celui qui leur indiquait les
explosions et les attentats à commettre, le sieur Brenin, en qui,
hélas ils avaient confiance, n'était qu'un agent provocateur entre
les mains d'un commissaire de police, d'un misérable nommé Thévenin
(11). Le sieur Brenin touchait 3.000 francs pour sa besogne.
Il faut reproduire ici quelques
fragments des débats de l'audience du 27 mai :
BRENIN.
M. Thévenin, le nouveau commissaire de police de Montceau-les-Mines,
me proposa de le servir et j'acceptai.
LE PRESIDENT. – Ne
lui avez-vous pas offert spontanément vos services ?
LE PRÉSIDENT. Comment vous y êtes-vous pris
pour gagner la confiance des ouvriers mineurs ?
BRENIN. Je
leur montrais que j'étais un homme d'action et que je n'avais pas
peur des gendarmes en tirant des coups de fusil en plein village. Je
les emmenais au cabaret et, après boire, je leur tenais des discours
révolutionnaires. J'avais bien soin de vider mon verre sous la table
car je tenais à garder tout mon sang-froid pour surprendre les
secrets des conciliabules ouvriers. Je fis si bien que je ne tardai
pas à être au courant de tout.
L'AVOCAT GENERAL. C'est
alors que vous avez cessé d'être un agent secret pour devenir un
agent provocateur.
Me Georges LAGUERRE, (défenseur de la
plupart des accusés). Tout agent secret est en même temps un
agent provocateur. Il y a entre Brenin et les autres accusés la même
différence qu'entre un accusé ordinaire et un misérable mouchard
(Mouvement). Tous les honnêtes gens sont unanimes à
réprouver ce procès. (S'adressant à Brenin). Combien vous
avait-on promis ?
BRENIN. Trois mille francs quand j'aurais
fait faire un coup.
LE PRÉSIDENT. Le commissaire vous
a-t-il dit d'où provenait cet argent ?
BRENIN. Oui, de la
Préfecture.
Me Georges LAGUERRE. Et les instructions pour «
faire un coup », d'où venaient-elles ?
BRENIN. De
l'Administration supérieure.
LE PRÉSIDENT. C'est vous qui
avez armé le bras du jeune Gueslaff, vous lui avez donné l'amadou
et les allumettes pour mettre le feu à la mèche d'une bombe. Vous
entreteniez sa résolution en lui disant « Petiot, à la bonne heure
Tu es un gars d'action, tu n'as pas froid aux yeux !..
La
preuve est ainsi établie surabondamment que les malheureux ouvriers
sont tombés dans le plus funeste et le plus inique guet-apens de
police.
D'autre part, si les explosions ont provoqué des
dégâts matériels, elles n'ont pas causé la mort d'un seul
individu. Malgré toutes ces circonstances, le Jury et la Cour n'en
frappent pas moins les accusés avec une férocité inouïe. Quelques
comparses bénéficient d'un acquittement. Mais, tandis que le
mouchard Brenin qu'il a été impossible de ne pas mêler aux
poursuites, s'en tire avec cinq ans que l'Administration a bien dû
adoucir et réduire, les pauvres mineurs de Montceau, les infortunés
qui sont tombés dans le piège, sont condamnés, eux, au nombre
d'une douzaine, à des huit, à des dix, à des douze, à des vingt
ans de bagne.
(à suivre) Anne-Léo Zévaès.
Partie précédente : I PRECURSEURS ET ORIGINES
(9)Beau-frère de Kropotkine.
(10) Jules Grévy commua cette peine en celle des travaux forcés à perpétuité. A plusieurs reprises, Henri Rochefort et Séverine menèrent des campagne en faveur de Cyvoct. A la faveur de l'affaire Dreyfus, et comme pour témoigner de leur reconnaissance aux révolutionnaires du concours important qu'ils avaient apporté à la cause de la révision, la Ligue des Droits de l'Homme et les leaders du mouvement dreyfusiste intervinrent auprès du chef de l'Etat en faveur de Cyvoct, et M. Emile Loubet signa, en 1900, un décret lui accordant sa grâce. De retour du bagne, Cyvoct vint à Paris, se mêla quelque temps à l'agitation politique, présida quelques réunions puis il disparut peu à peu. Il est mort dans une noire misère, la 5 avril 1930 il vivait alors à un sixième étage, d'une petite chambre du boulevard Voltaire.
(11)Avant d'être nommé à Monteeau,
ce Thévenin avait été commissaire Montluçon là, il avait monté
de toutes pièces, les accusations mensongères ridicules qui
devaient aboutir à la comparution de Guesde, de Lafargue et de
Dormoy devant la Cour d'assises de l'Allier. Quand il vit découvertes
ces glorieuses machinations de Montceau, dont, sans doute, il
espérait que le récompenseraient les faveurs de la Compagnie et un
avancement administratif, la désillusion qu'il en éprouva futsi
violente qu'il fut brusquement atteint d'aliénation mentale et que
sa maladie dégénéra en folie furieuse. Enlevé secrètement du
pays, il fut interné par les soins de l'Administration à l'Asile
des aliénés de St-Georges, à Bourg, où il mourut six mois plus
tard, le 19 mai 1884.