Lundi 27 décembre / Presse : les affaires reprennent : Pour le journaliste lassé de la morbide routine irakienne ou palestinienne (où le sort des victimes n’intéressent plus que leurs proches), assommé d’ennui par la sitcom « Constitution européenne » et le feuilleton « La Turquie dans l’Union ? »,un rien désabusé par le sketch ukrainien (quand Ianoukovitch conteste à son tour la victoire de Iouchtchenko ou en route pour le quatrième tour !), tétanisé par la traditionnelle trève des confiseurs, une catastrophe naturelle de grande ampleur déboule comme une bénédiction.
Même si l’idéal demeure une ou deux bonnes grosses tempêtes autochtones comme en 99, avec les tsunamis qui ont ravagé les côtes de l’océan Indien, il y a assez de matière à pathos pour tenir jusqu’à l’an neuf, d’autant que la seule liste qui compte vraiment, celle des touristes occidentaux disparus, ne devrait cesser de s’allonger dans les jours qui viennent.
Ah ! quel bonheur que d’entendre ou lire ces bilans établis avant l’heure, ce spectre de l’épidémie agité avant le plus petit début d’infection, cette mobilisation « sans précédent » de la « communauté internationale », ces enseignements définitifs tirés avant même le reflux de la vague, ces experts en tout genre pontifiant à tout va, cette vertueuse indignation qui commence à poindre à l’encontre de ces régimes politico-économiques arriérés bien commodes pour des vacances exotiques et pas chères, mais pas même capables de protéger nos ressortissants des fureurs de la nature !
Mardi 28 décembre / Pas la peine de s’en faire
Les principaux assureurs et réassureurs mondiaux mettent le paquet afin de rassurer leurs actionnaires : gardez-vous bien de faire plonger la Bourse en paniquant, la majorité des minables dont les maigres biens ont été emportés n’étaient pas assurés, aussi n’aurons-nous pas un rond à leur verser !
Les organisations caritatives et ces gentils couillons de bénévoles fourniront des rations et des ticheurts à leur logo aux va-nu-pieds ; quant à nous, chers amis investisseurs, champagne !
Mercredi 29 décembre / La 1ère catastrophe mondialiste
D’habitude, les catastrophes naturelles vraiment coûteuses en vies humaines et sérieusement dévastatrices sur le plan matériel, ça se passe au loin et, comme ne l’ignore pas n’importe quel journaliste débutant, la compassion diminue au prorata de la distance à son objet.
Grâce aux centaines -voire aux milliers- de touristes occidentaux piégés par les tsunamis de dimanche dernier, la distance qui nous sépare de l’océan Indien et de ses populations plus ou moins miséreuses s’est trouvée brutalement réduite par l’identité que nous partageons avec ces vacanciers roses et blonds qui s’adressent à nous dans des langues familières, si ce n’est même la nôtre.
Du coup, en mêlant riches et pauvres, exploiteurs et exploités, maîtres et valets déjà reliés par l’intérêt économique mais habituellement séparés par les kilomètres, ce raz de marée « historique » apparaît bien comme la première catastrophe impliquant tous les protagonistes, organisations intergouvernementales et ONG comprises, de la mondialisation libérale marchande.
Ce qui veut dire ?
Qu’il y a du fric à se faire avec le malheur et d’ailleurs, ça a commencé : tous les médias ne titrent que là-dessus, les dames patronnesses officielles réclament vos sous et les bourses asiatiques rôtent d’aise à la perspective des capitaux qui vont déferler sur la région.
Jeudi 30 décembre / Comment créer la différence quand tout le monde parle de la même chose de la même façon au même moment ?
Comme la plupart de ses confrères, et même un peu plus qu’eux, Le Monde n’a de cesse que l’événement ait fini sitôt commencé, de sorte que rédacteurs salariés et invités prestigieux puissent remplir les pages du quotidien de réactions, d’analyses, de commentaires, de conseils et conclusions.
Aussi, sans doute irrité que le séisme marin du 26 décembre n’en finisse plus d’avoir des conséquences, le journal vespéral, alors que la concurrence s’en tient encore prudemment à 90 000 victimes, n’hésite-t-il pas à dénombrer ce jour plus de 120 000 morts, en espérant probablement que cette fois le compte sera bon –ce qui semble hautement improbable à l’observateur qui prend le temps d’observer- et qu’on pourra enfin passer à la chose sérieuse, qui n’est pas de relater le drame, mais de discourir à son propos, ce qui définit toute la différence entre le journalisme de qualité et la presse vulgaire.
Vendredi 31 décembre / Comme à la roulette
Le journal Libération, plus réactif que votre serviteur, lui a piqué le titre qu’il comptait utiliser aujourd’hui : exit donc le Téléthon, place au casino planétaire.
Tandis qu’en Asie s’accumulent conjointement le nombre des morts et les promesses de recettes, des touristes de la tendance bovine (mais n’en sont-ils pas tous ?) réinvestissent déjà les plages il y a peu dévastées, alors que plus à l’ouest l’armée israélienne profite que l’attention du monde est ailleurs pour flinguer quelques mômes dans le camp de réfugiés de Khan Younès, en particulier un trisomique, encore nommé mongolien dans le langage courant, ce qui constitue pour Tsahal une première que les partisans de l’eugénisme ne manqueront pas d’applaudir.
Ce soir, l’année 2004, que personnellement on ne regrettera pas, se clôturera par les vomissements habituels sur des Champs-Elysées barrés d’un crêpe noir par la volonté du gentil maire Bertrand, décidément jamais à court d’un bon plan communication.
Bon vent (de l’Histoire) et à nous deux 2005 !
Mathias Delfe
à 22:43