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L'En Dehors


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Han Ryner, le huitième sage

Ce cher et grand Han Ryner ! Comme il m’est doux d’évoquer sa mémoire à l’heure où tant de faillites se sont abattues sur la planète : faillite morale, faillite sociale, faillite intellectuelle, faillite politique, compliquées d’une faillite économique sans précédent, à l’heure ou l’individu, noyé dans la masse, n’est plus qu’un n° d’ordre – ou de désordre – incapable de se guider lui-même, jouet de ses appétits et de ses instincts comme du caprice des maîtres qu’il s’est donné.

De quel regard de pitié l’apôtre du subjectivisme, je n’ose pas dire de mépris, lui qui ne méprisait personne et n’imposait à personne ses idées, de quel regard de pitié n’eût-il pas contemplé la farce tragi-comique qui se joue sur ce globe en folie où toutes les valeurs sont confondues, où les vocables n’ont plus de signification, où la bêtise est souveraine et fait la loi, monde qui court à l’abîme et qui vu de Sirius apparaîtrait bien petit ?

Avec quelle ironie, ou plutôt quelle finesse, lui dont l’œil pétillait de malice et d’intelligence, n’eût-il pas, par la bouche de Psychodore, souligné d’un de ces traits incisifs, dont il avait le secret, ces contradiction chez les individus qui sont loin d’être de celles qu’il qualifiait d’harmonieuses et que Paul Brulat désignait jadis sous le nom de « sincérités successives » alors que ce sont plutôt des mensonges successifs, des palinodies de fantoches agenouillés devant la force, à l’heure où nous, qui ne sommes pourtant point des moralistes, constatons une ébauche sans précédent dans le monde des gens honnêtes et bien pensants, comme dans celui de la valetaille qui les sert, à l’heure où chacun ne pense qu’à soi, qu’à rouler son voisin, le tromper, quand ce n’est pas à l’assassiner, à l’heure où le marché noir s’ajoute à toutes les exploitations de l’homme par l’homme pour l’asservir un peu plus ?

Avec quel chagrin ce sage, plein de tendresse pour ses frères en humanité, n’eût-il pas vu à quel point ces grandes valeurs spirituelles qu’il défendit toute sa vie – bonté, justice, amour, beauté – étaient bafoués, reniées, foulées aux pieds, traînées dans la boue par ceux-là mêmes qui osent prononcer de tels mots, dont ils déforment le sens, s’étaler les tares de la médiocratie, d’en haut et d’en bas, qui incarne tous les vices et toutes les laideurs, médiocratie dont les ramifications s’étendent partout dans tous les milieux et dans tous les domaines : cette presse que Zola aux temps héroïques de l’affaire Dreyfus, qualifiait d’immonde et qui l’est devenue bien davantage depuis, véhiculant le mensonge à pleins bords, déversant la haine à jet continu, propageant les slogans les plus absurdes, depuis « faire du neuf et du raisonnable », avec de l’ancien naturellement, jusqu’au grotesque « retroussons nos manches, ça ira encore mieux », la presse cette pourrisseuse de cerveau qui est bien le plus grand fléau des temps modernes et qui a partie liée avec un fléau non moins grand, la politique, dont Platon faisait un art, et qui est loin d’en être un, de quelque étiquette dont elle se camoufle ou qu’on lui applique : politique de grandeur ou plutôt de petitesse, politique du pire telle est son vrai nom, politique de la chèvre et du chou, politique du chien crevé au fil de l’eau, politique de l’autruche, politique de l’âne de Buridan et autres non moins animales qui se résument toutes dans celle de « nager entre deux eaux », de « l’ôte-toi de là que je m’y mette », du « manger à tous les râteliers », et finalement de « l’assiette au beurre », qui réconcilie et concilie tous les partis, toute cette pseudo-démocratie, qui n’a de démocratie que le nom, et qui ressemble étrangement aux régimes totalitaires qu’elle prétend remplacer, supprimant la liberté au nom même de la liberté, cette bureaucratie néfaste, tâtillonne et brouillonne, défaisant le lendemain ce qu’elle a fait la veille, pareille au chiendent qui étend partout ses racines, compliquent l’existence par tous les gestes inutiles qu’elle impose aux individus, gaspillant en allées et venues comme en « queues » interminables un temps précieux, qui pourrait être mieux employé, enfin tous les fléaux accessoires greffés sur ceux-ci qui empoissonnent l’existence de tout esprit libre. Devant un tel tableau de la société d’après-guerre, l’auteur de la « Sagesse qui rit » n’aurait eu sans doute qu’à hausser les épaules et qu’à se retirer dans sa tour d’ivoire, loin de toute cette pourriture.

Le père Diogène eût vainement cherché un homme au sein de ce troupeau amorphe et veule, que constitue la société d’aujourd’hui : il n’en eût trouvé qu’un sur mille.

Un homme ! Il y a dans l’œuvre de Han Ryner tout ce qui constitue un Homme, au sens viril de ce mot : de la grâce et de la force, du doute et de la foi, du sentiment et de la pensée, de l’action et du rêve, du réel et de l’idéal. C’est une œuvre essentiellement humaine, qui donne une réponse à toutes les questions que se posent les meilleurs d’entre nous. Elle est pleine d’enseignement pour qui sait lire et comprendre.

Cher et grand Han Ryner ! Avec quelle tristesse nous le conduisîmes, il y a huit ans, à sa dernière demeure, ce triste cimetière de Thiais, encore plus triste ce jour-là. Dans quelques paroles d’adieu que je lui adressais, au nom de sa famille spirituelle, je prédisais les jours sombres qui allaient suivre, en ajoutant que au moins lui serait épargné la vision apocalyptique d’une guerre mondiale, lui qui plaçait la paix par dessus tout.

J’ai essayé, dans une petite brochure, de résumer les points essentiels de ce que j’ai appelé la « Sagesse Rynienne ». Cette sagesse, fille de l’esprit et sœur de la raison, s’avère plus que jamais nécessaire depuis que notre ami nous a quitté.

Elle seule peut nous sauver du désespoir que provoque en nos âmes le spectacle du monde actuel. Elle nous dit, cette sagesse, de vivre notre vie intérieure sans nous acoquiner avec la canaille, ni pactiser avec le mensonge. Elle nous dit de bannir la haine de nos cœurs et de faire taire les passions partisanes qui pourraient obnubiler notre entendement. Elle nous dit de n’attendre la paix que de nous-mêmes, non de ceux qui nous la promettent sous une forme atomique, paix qui ne peut résulter que de notre fidélité à nous-mêmes et à l’idéal que nous poursuivons. Elle nous dit de professer à l’égard d’autrui une tolérance sans faiblesse, qui ne saurait être de notre part une abdication devant la bêtise.

Pratiquons cette sagesse que le Huitième Sage n’a cessé de proposer à notre esprit avide de se ressaisir au sein d’une société sans âme. Elle nous invite à dominer les évènements au lieu de les subir et d’en tirer les leçons. Elle nous prêche – s’il nous est permis d’employer ce vocable à propos de Han Ryner – elle ne nous prêche ni la résignation passive, ni la violence aveugle, ces deux extrêmes aussi funestes. Elle nous préserve de l’agitation dont sont atteints les pseudos-civilisés qui gravitent autour de nous.

Ecoutons la voix du Huitième Sage qui nous dicte dans quel sens faire vraiment « du neuf et du raisonnable », en conservant notre personnalité au sein d’un monde qui, par tous les moyens, s’efforce de nous l’enlever.

Gérard de Lacaze-Duthiers

– Allocution prononcée par Gérard de Lacaze-Duthiers le 30 décembre 1945 à la réunion organisée à Paris par « L’Unique » en souvenir de Han Ryner. –

Ecrit par Mirobir, à 02:19 dans la rubrique "Pour comprendre".



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