Lu sur Cercle Gramsci : "La marchandise est incompatible avec la citoyenneté. Cette affirmation peut paraître surprenante… pourtant à y regarder de très près, elle est exacte. Comment cela se peut-il ? La marchandise n'est pas simplement une caractéristique de "ce qui est produit", elle est l'expression d'un "rapport social", autrement dit elle structure nos rapports, elle spécifie la manière dont nous nous organisons socialement pour produire mais aussi pour répartir les richesses produites. Elle est donc à la base de la structure de notre société. Les lois de fonctionnement du système marchand spécifient clairement, et disons-le simplement, que ce qui est produit n'a de sens que s'il rencontre une demande solvable, autrement dit si "on peut le vendre"… a contrario s'il ne trouve pas une demande solvable il est inutile. Or, ce qui détermine la solvabilité de la demande, c'est-à-dire le fait que l'on détienne de l'argent, que l'on ait un revenu, c'est l'utilité que l'on représente par rapport à l'appareil de production, autrement dit le fait que l'on a un emploi. Avoir un emploi ne dépend donc qu'en partie de la volonté de celui qui le cherche, la partie essentielle dépend du calcul économique effectué par l'entreprise, pour savoir s'il est rentable ou non d'embaucher. Quand on aura dit que la rémunération du salarié est un coût pour l'entreprise, et que sa réduction s'opère de la même manière que tous les autres coûts, on comprendra en quoi le système marchand n'est qu'une entreprise d'instrumentalisation des individus, les salariés.
Si l'on considère maintenant la citoyenneté, comme une manière, une conception de considérer l'être humain comme un sujet souverain de son histoire, de la pratique sociale, on voit tout de suite, non seulement le décalage, mais la contradiction entre ces deux conceptions. C'est cette contradiction qui s'exprime aujourd'hui, au point de déstabiliser l'ensemble de l'édifice social.
Cette contradiction ne s'exprime-t-elle qu'aujourd'hui ? Non ! évidemment. Elle s'exprime depuis le 19ème siècle mais jusqu'à présent elle a pris des formes particulières, essentiellement l'opposition ouvrière. Et surtout, les marges de manœuvres du capital (dans les pays industriels développés) étaient bien plus importantes qu'elles ne le sont aujourd'hui. En effet, la mondialisation de l'économie tend à relativiser de plus en plus, dans les "pays développés" l'importance de la force de travail dans le processus de production. Autrement dit, ce qui constituait l'essence du lien social (avoir un emploi, disposer d'un revenu, consommer…) est entrain de se déliter. Ce lien social était contradictoire, plein de conflits, mais il constituait cependant une cohérence sociale… ce n'est plus le cas aujourd'hui. Ceci explique le décalage de plus en plus important entre un système économique de plus en plus inégalitaire et source d'exclusion, et le discours politique sur la citoyenneté.
C'est à partir de cette problématique qu'il s'agit de poser le problème du changement. On est en droit de se poser légitimement la question, sur le plan historique, de savoir si le système marchand, à l'instar de tous les autres systèmes dans l'Histoire, n'est pas parvenu à un degré de contradiction qui rend incompatible l'organisation économique et les aspirations politiques et sociales. Et ce d'autant plus que le degré de développement des capacités de production pourrait satisfaire l'ensemble des besoins des êtres humains sur cette planète. Les inégalités sociales, économiques, l'exclusion, la destruction de l'environnement, la liquidation des acquis sont les sociaux conséquences logiques du fonctionnement du système marchand…. ce ne sont pas des "fatalités naturelles" comme on essaye de nous le faire croire.
Une telle problématique rend obsolètes la forme des luttes qui se mènent aujourd'hui, et bien entendu la stratégie de l'action politique qui prime dans notre société. C'est à un réexamen complet, radical et sans complaisance de nos "certitudes" de l'action politique et sociale à laquelle nous devons procéder aujourd'hui.
Nous sentons l'émergence, timidement, avec des réticences et des tentatives de contrôle par les vieux appareils politiques, du réveil de cette conscience nouvelle, porteuse d'un "monde nouveau"… Il y va peut-être de l'avenir de l'Humanité et même de la vie sur cette planète.
Patrick MIGNARD
Universitaire
Professeur d'Economie
Bibliographie de
Patrick Mignard
En dehors d’articles publiés dans la presse, comme Politis,
notre intervenant a écrit :
L’anti-Sisyphe, pour en finir avec la marchandise, AAEL, 2001.
Manuel d’économie à l’usage de celles et ceux qui n’y comprennent rien, AAEL, 2000
Etat de peur, AAEL, 1997.
Les Fables du Capitole, AAEL, 1996.