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L'En Dehors


Quotidien anarchiste individualiste





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E. Armand : Profils de Précurseurs et Figures de Rêves, Chapitre VI
--> Élisée Reclus, l’anarchiste huguenot

Un jour m’arriva un beau livre ; un beau livre imprimé avec soin, illustré avec goût, une véritable œuvre d’art – une de ces productions comme il n’en existe plus beaucoup dans l’ignoble et mercantile société actuelle, où on ne rencontre guère l’artisan qu’à titre de pièce de musée. Marges spacieuses, caractères elzéviriens, papier de qualité extra. Il s’agit là d’un travail accompli la nuit. Ce volume a été composé, tiré, relié par un camarade qui a pris les heures nécessaires sur son sommeil, aidé par sa compagne, une fois terminé son travail quotidien. Oh le beau livre, réconfortant, consolant, merveilleux ! Dix dollars, cet ouvrage de luxe tiré à 290 exemplaires, mais c’est pour rien, quand on considère la peine qu’il a coûté, et on sait que pour nous – individualistes anarchistes – la valeur d’un produit se relative à l’effort qu’il a exigé pour être amené à pied d’œuvre.

Je songe à la masse des livres qui encombrent, que dis-je, qui submergent les vitrines et les étalages des libraires. Il n’y en a pas un sur mille qui puisse être comparé à cette compilation. Il n’y en a pas un sur mille capable, comme celui-ci, de vous transporter – loin des querelles et des chamailleries de boutiques, de sectes, de paris, – là-bas, très-haut, où l’on est pris de pitié pour les mesquins intérêts qui font s’entre déchirer les nains qui grouillent dans la plaine.

Vous vous demandez ce que peut renfermer un volume capable à ce point de m’émouvoir ? - Ce n’est pas un manuel d’histoire, de littérature, de philosophie ; un cours de sciences exactes. Il s’agit du livre qu’édita, il y a quelque temps, notre ami Joseph Ishill et qui est tout entier consacré à la mémoire des frères Reclus : Elie et Elisée. Ils ont joué, surtout Elisée, un rôle important, des plus importants même, dans l’histoire du mouvement anarchiste. L’un et l’autre se complétaient. Elisée, c’était l’évangéliste, le propagandiste. Elie, c’était le saint, l’homme des recherches. Elisée, le premier géographe de son temps et sociologue éminent, extériorisait. Elie, l’anthropologue de grande envergure et le déchiffreur de mystères, intériorisait. C’est est pourquoi la foule a moins entendu parler de celui-ci que de celui-là. Inutile de dire que malgré leur valeur, nul ruban rouge ne tacha leur boutonnière. Ils ne durent rien au gouvernement. Ils tenaient farouchement à leur indépendance, de manière à n’avoir de dette envers personne.

Il y a plus de trente ans – comme c’est loin – que dans une bourgade arrosée par la Dordogne, j’entendis parler de la famille Reclus. Je militais dans une organisation protestante alors très agressive et j’ai déjà raconté comment ma rencontre avec un membre de cette famille orienta ma pensée vers l’anarchisme. Le souvenir du pasteur Reclus, le père de la grande famille des Reclus, était très vivace à Sainte-Foy-la-Grande ; où il n’y a pas un demi-siècle, on se battait encore entre parpaillots et catholiques romains. J’entendis donc parler du pasteur Reclus, de ses tournées d’évangélisation effectuées à cheval. J’entendis parler des filles et des fils Reclus, qui ne suivaient pas la voie du Seigneur, ce qui n’empêchait pas de raconter qu’en venant au monde, les fils Reclus étaient déjà des géographes éminents. Exagération à part, il était courant qu’à leurs examens, ils en remontraient à leurs examinateurs sous le rapport de la géographie. J’avais recueilli les concernant pas mal d’anecdotes qui me reviennent en foule, mais que je ne citerai pas, de crainte que ma mémoire me soit infidèle. Quoiqu’il en soit, dans le milieu où je fréquentais, si on était d’accord pour admettre qu’à une ou deux exceptions près, la famille Reclus sentait le fagot, on n’en parlait qu’avec affection et respect. Et puis, comme me disait un vieux darbyste, brave homme qui voulait faire de ses enfants de chrétiens en leur donnant à apprendre par cœur des versets de la Bible – qui avait bien connu le pasteur Jacques Reclus : – « et puis, les voies de Dieu son impénétrables et nous ne savons pas quelle œuvre il tient en réserve pour ces frères égarés ».

– o –

On peut donc s’imaginer quelle fut ma joie quand plus tard je rencontrai Elisée Reclus. Il n’aimait ni Tolstoï, ni Nietzsche, mais il comprenait qu’on pût être anarchiste chrétien, tout au moins comme préparation à l’anarchisme. Tout en ne professant pas l’individualisme, c’était un individualiste bien plus soucieux de sa sculpture individuelle, de la culture de sa personnalité, que maints de ceux qui s’affichent individualistes anarchistes. Il n’acceptait pas comme « parole d’évangile » – c’est le cas ou jamais de le dire – tout ce qu’énonçaient les doctrinaires du communisme anarchiste. Il y avait en lui de l’esprit du « chaque protestant pape, la Bible à la main ». Il professait un anarchisme à lui. Mais il croyait en l’anarchisme avec l’enthousiasme d’un huguenot de vieille roche, qui sait que c’est la foi qui sauve le juste, mais que sans l’œuvre individuelle, il n’y a pas de salut.

Ah ! parlez-moi de l’enthousiasme d’Elisée Reclus à 72, 73, 74 ans ! Il faut avoir conversé avec lui pour comprendre quelle influence il eut sur moi, à peine sorti de l’orthodoxie évangélique, que personne n’encourageait, et qui ne voyais pas bien clair sur mon sentier. Que ce soit chez Mme de B…, chez lui à Ixelles, ou ailleurs dans la rue, jamais je ne l’ai entendu émettre une réflexion pessimiste, un mot déprimant.

Elisée Reclus était resté puritain au fond de l’être. Ce n’était pas un timoré, mais ce n’était ni un épicurien, ni un rabelaisien. Mais il n’était pas sectaire. Je me souviens qu’un jour, à Bruxelles, il m’offrit à dîner dans un restaurant. Nous consommâmes selon notre goût, lui sa frugale pitance, moi ma « carne ». Son végétarisme n’était pas tyrannique, au moins.

*
* *

La sympathie qu’Elisée Reclus a toujours montrée à l’égard des outlaws est digne d’être signalée. Il n’a jamais méprisé le voleur, par exemple, si le vol lui répugnait. Et encore ? ce qui lui aurait répugné surtout, ç’aurait été d’être l’auteur d’un vol. Là-dessus, il était resté chrétien et authentiquement. Nous nous entendions sur cette question, car j’avais jadis beaucoup aimé les pécheurs et je retrouvais un écho de cet amour pour les hors la loi dans le grand cœur d’Elisée Reclus. J’aimais la figure de David, ce prototype du Christ, poursuivi, traqué, mis au ban de la société, s’entourant de chenapans, de gens de sac et de corde, rassemblant les mécontents du royaume d’Israël. Je ne pouvais me représenter Jésus que mangeant et buvant parmi les péagers et les gens de mauvaise vie, marchant suivi par un cortège de bas tombés et de femmes perdues. A quelques exceptions près, je considérais que c’était la lie du peuple qui suivait le Fils de l’Homme, non point les honnêtes gens. Je ne puis m’empêcher, sentimentalement, de revenir à ma conception première du milieu qu’influençait le problématique fils de Marie. Elisée Reclus, donc, comprenait ma conception et je ne l’ai jamais entendu porter jugement définitif sur un geste illégaliste.

Non point qu’il n’eût été trompé, dupé, escroqué, mais il n’était pas de ces hommes qui tonnent contre la propriété individuelle et gueulent comme porcs qu’on égorge parce qu’on leur emprunte cent sous et qu’on ne les leur rend pas. Elisée Reclus avait le cœur trop haut placé pour fermer son huis au camarade nécessiteux parce que huit jours auparavant on lui avait dérobé un livre ou une pièce de vêtement.

C’était de tradition dans la famille. Le livre que j’ai sous les yeux raconte que le pasteur Jacques Reclus s’étant aperçu qu’on lui avait volé des pommes de terre dans un champ lui appartenant, s’en vint de nuit en déterrer une certaine quantité, les déposa au bord du chemin afin que celui qui en avait besoin pût les prendre sans être induit à les voler. Cela cadre bien avec des anecdotes qui couraient le milieu protestant de Sainte-Foy-la-Grande. Un jour, nous raconte le même volume, Elie Reclus fut cambriolé à Sèvres et on lui vola ses livres. « Bah ! dit-il, je ne les aurais pas donnés, on a bien fait de me les prendre ».

– o –

En écrivant ces lignes, j’ai présent à l’esprit certain soir où Elisée Reclus, chez Mme de B…, nous décrivait les péripéties d’un voyage effectué en Orient ; les termes dont il se servait étaient si peu recherchés qu’un enfant les aurait copris, mais chaque phrase révélai une érudition si profonde, une connaissance tellement sûre des hommes et des choses, des contrées qu’il nous dépeignait que nous demeurions immobiles et silencieux sur nos sièges, loin certes du lieu où nous nous trouvions réunis, à la vérité foulant de nos pieds le sol des régions dont le tableau nous enchantait.

Je me souviens d’une anecdote sur un certain derviche qu’Elisée Reclus avait rencontré sur un bateau faisant le service entre Stamboul et la côte asiatique ; par mégarde, notre ami s’était assis sur le pan de la robe du musulman et il nous racontait comment, sans proférer une parole, l’illuminé l’avait regardé. Ce à la fois pénétrant et doux, pacifique et chargé de reproches, avait suffi pour que le grand géographe sentît en son for intime qu’il avait causé quelque tort à son voisin. Il me semble encore entendre Elisée insistant sur la quiétude et l’acuité de ce regard. Nous n’étions plus à Bruxelles, c’était nous qu’éclairait le soleil de l’Hellespont, nous avions le sentiment d’être assis sur une banquette de ce steamer, voisinant avec des gens coiffés du turban et du fez ; c’était nous qui nous étions posés sur la robe du derviche et c’est encore nous que son regard fouillait jusqu’à l’âme pour nous reprocher notre manque de délicatesse.

C’est un très petit incident, mais de la manière dont Elisée Reclus l’amplifiait, nul doute qu’il ait souffert, profondément, de s’être trouvé l’auteur de cet incommensurable manque d’égards. Il se montrait là tout entier : idéaliste toujours et mystiquement affable.

En effet, s’il se déclarait, par la pensée et par le verbe, tellement éloigné du christianisme qu’il ne voyait de salut pour la France, qu’en sa « déchristianisation » – c’est son propre terme – il en était moins distant par l’esprit qu’il voulait qu’on le crût.

Ecrit par Cercamon, à 23:36 dans la rubrique "Culture".

Commentaires :

  marchal
26-12-04
à 19:21

Si je pouvais atteindre ce but : Celui d'écrire toutes mes pensées. Mais l'écriture m'est pénible, ma pensée va trop vite. De toutes mes vérités qui surgissent, aussitôt d'autres incertitudes prennent la place.
" Si j’ai fait quelque découverte que je juge de valeur, je suis sûr, à la réflexion, que mes mentors ne m’en ont soufflé mot. " ( Henry Thoreau )

« Nous consommâmes selon notre goût, lui sa frugale pitance, moi ma « carne ». Son végétarisme n’était pas tyrannique, au moins.»

N'avait-on à cette époque que de grandes idées ? Aujourd'hui n'a-t-on plus que des mots pour les réaliser ?
Question de situation ?
Nous avons des réacteurs à doubles étages, des centrales nucléaires, des OGM, les technologies manométriques etc. et cela nous fait peur. Tout cela n'est possible, que grâce en grande partie aux découvertes du XIXème et début du XXème siècle. Des expérimentations aveugles d'où découlaient certaines lois. Aujourd'hui on les met en pratique avec le même aveuglement.
Mais pendant ce temps là : On continue de faire la révolution ?
Répondre à ce commentaire

  Anonyme
27-01-06
à 22:41

pasteur Reclus

Ce qui concerne le pasteur Reclus m'intéresse. Pouvez-vous me raconter les anecdotes qui vons avaient été transmises à son sujet ?
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