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E. Armand : Profils de Précurseurs et Figures de Rêve, Chapitre I
--> L’Initiateur ou les disciples d’Emmaüs

… Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent, mais il disparut de devant eux. Et ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brülait-il pas au dedans de nous, lorsqu’il nous parlait en chemin… (Evangile dit selon Saint-Luc, XXIV, 31,32).

Quelle que soit l’opinion qu’on puisse professer à l’égard du Christianisme primitif et des biographies de Jésus de Nazareth – appelées d’ordinaire Evangiles, c’est-à-dire « bonnes nouvelles » – on ne saurait nier qu’ils renferment de nombreux récits marqués au coin d’une fraîcheur telle que deux mille ans ne sont pas parvenus à en altérer la saveur ; on peut nier la réalité de l’existence du fils de Marie ; on peut soumettre à une critique impitoyable les documents relatifs à la vie du propagandiste galiléen ; on peut montrer qu’une fois faite la part du feu – c’est-à-dire de la légende – la vogue du christianisme se comprend mal. On peut même affirmer que les Évangiles ont été composés ou rédigés après coup, alors que la grande majorité des chrétiens des premiers temps étaient descendus au tombeau, il n’en reste pas moins exact que le succès des récits les plus connus qui les émaillent est incontestablement dû à ce qu’ils parlent au sentiment.

Le premier homme ou la première femme qui crut, fut un pauvre hère en quête de consolation ou d’appui. Ce fut un homme qui tremblait, la nuit, lorsque le vent secouait les arbres de la forêt. Ce fut une femme auquel un fauve venait d’arracher le jeune qu’elle allaitait. Ce furent, aux âges plus cultivés, la longue théorie d’êtres humains que l’épreuve courba sous son sceptre d’airain. Sous tous les cieux, des hommes ont souffert, de par la faute des éléments, de par la faute de leurs semblables ; sous tous les cieux, il y eut des malheureux, des victimes, des sacrifiés et à ceux la religion apporta l’illusion – l’illusion qui fait qu’on oublie les tourments de l’existence. Oublier la vie et ses soucis quotidiens – s’évader de la vie et de ses tracas – voilà ce que réclament les hommes depuis qu’ils ont éprouvé la grande douleur de la vie. Et comme la multitude des humains est ignorante, les Religions leur ont versé l’oubli à peu de frais. Tantôt grâce aux cérémonies du culte qui produisaient un étourdissement, qui procuraient une ivresse périodique, tantôt grâce à la doctrine elle-même : redressement des torts dans l’au delà, égalité devant le juge suprême des vivants et des morts. Mais dans l’un ou l’autre cas, en même temps que l’oubli, les Religions – instruments aux mains des Privilégiés – versaient aussi la résignation. Et c’est leur grand tort à l’égard des Individus qui y ont placé leur confiance.

C’est vrai que l’on peut dire que la résignation est un aspect de l’oubli – qu’elle est une consolation par elle-même !!!

Mais ce n’est point de l’influence des religions sur le développement de l’être individuel dont je veux entretenir mes lecteurs aujourd’hui. Je ne sais pourquoi, remarquant, sur le calendrier, que s’approchait la fête de Pâques autrement dit la célébration de l’anniversaire de la prétendue résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts, je me suis souvenu de l’aventure des disciples d’Emmaüs, bien connue de tous ceux qui sont au courant de la vie de Jésus.

On sait de quoi il s’agit : deux des disciples du Galiléen sont en route, le troisième jour après sa mort, vers un village éloigné d’environ trois lieues de Jérusalem. Ils s’entretiennent tristement des évènements qui se sont succédés, du jugement, de la condamnation, de la mise en Croix, du trépas du Maître ; soudain celui-ci les rejoint et fait route avec eux. Mais « leurs yeux n’étaient pas en état de le reconnaître ». Il leur demande la cause de leur tristesse. Le premnant pour un étranger, l’un des disciples lui fait le récit des récents événements ; il raconte même ce fait que leur maître doit malgré tout être vivant, à en croire les bruits colportés sous le manteau. Jésus toujours inconnu d’eux s’aperçoit qu’ils n’ont pas compris grad’chose à csa mission et il se met à leur expliquer ce qui le concerne, naturellement « selon les Écritures ». – Le temps passe, les voici à Emmaüs, le village vers lequel les disciples se dirigeaient, et le Christ fait mine d’aller plus loin. Toujours sans le reconnaître, ils le pressent de rester avec eux, car, disent-ils, le jour est à son déclin. Il y consent, se met à table avec eux, et au moment même où il rompt le pain et le leur distribue, il disparaît à leurs yeux. C’est alors que reconnaissant à qui ils ont eu à faire, ils se demandent comment il se fait qu’en l’écoutant, leur cœur ne brûlait pas au-dedans d’eux.

Je laisse à penser que ce récit a fait couler d’encre, les uns y voyant la preuve manifeste que Jésus était ressuscité, et les autres la preuve non moins évidente qu’on l’avait enlevé de la croix et qu’il n’était jamais mort. Sans compter que parmi les partisans de la résurrection, il y a deux écoles : l’une qui prétend que Jésus est ressuscité en chair et en os, et l’autre qui maintient qu’il est ressuscité comme un pur esprit. Or, le personnage apparu sur la route d’Emmaüs a bien rompu et distribué le pain, mais il n’a eu garde d’y toucher. De sorte que les deux écoles se maintiennent sur leur terrain. D’ailleurs, comme il semble que la nuit était tombée au moment du repas, sa disparition peut s’être effectuée d’une façon toute naturelle…


– o –

Mais il n’est pas dans mon intention non plus, d’entraîner ceux qui me lisent dans le labyrinthe de l’exégèse. Il y a peut-être de ce récit ou de cette légende – mettons de ce récit légendaire – une application à tirer pour notre profit personnel. Ne nous est-il pas arrivé souventes fois de rencontrer sur notre route non plus un personnage de légende, mais un Initiateur en chair et en os, un Initiateur que nous avons méconnu et ignoré, un Initiateur que nous n’avons reconnu qu’au moment où il prenait congé de nous, fatigué de notre imbécillité, lassé de nos hésitations, rebuté de notre lente compréhension ?

Ne nous souvient-il pas d’avoir été mis en présence de quelqu’un qui s’est intéressé à nos curiosité, à nos aspirations, à nos désirs ? Tout comme les disciples d’Emmaüs, nous l’avons traité en étranger, alors qu’il était celui dont nous étions en peine. Patiemment, longuement, en revenant à la charge, il a entrepris de dissiper nos incertitudes, d’illuminer les ténèbres où se débattait notre intelligence, de nous libérer de nos derniers préjugés… Rien n’y faisait. Il parlait, sa voix était prenante, sa conversation nous plaisait – le temps passait. Mais toujours nous manquions de reconnaître en lui celui que nous cherchions, celui dont nous attendions qu’il nous intitie à la connaissance, à la vie conçue en marge du bien et du mal. En l’écoutant, nous sentions nos objections tomber ; nos difficultés se trouvaient résolues ; l’obscur était disparu ; c’était la pleine lumière dans notre cerveau et dans notre cœur.

Et voici que l’heure du départ a sonné. Oh ! comme nous aurions voulu le garder près de nous ; l’Etranger. Nous aurions voulu le retenir. Nous invoquions la nuit qui s’approchait, les routes mal fréquentées, le pays peu sûr – que sais-je encore ? Nous aurions voulu rester sous le charme de sa présence un moment encore, un moment de plus. Mais ce dernier moment, le moment ultime était venu, il nous a quitté. Et dans le lointain de la route, au moment où le soir tombait décidément, sa silhouette s’est confondue avec l’ombre de l’horizon.

Et alors, ç’a été une révélation. Mais c’était lui, l’Initiateur que nous réclamions à grands cris : O insensés que nous étions ! C’était lui, celui qu’attendait notre cerveau ou qu’espéraient nos sens ! Comment ne l’avions nous pas reconnu ? Qui d’autre que celui-là aurait pu ainsi calmer notre angoisse ou résoudre les questions qu’en foule nous lui posions ? Et les heures avaient passé, trop courtes, à l’entendre, sans que rien en nous ne trahit, ne décelât sa personnalité ! Comme nous sommes alors sortis sur la route, tout de suite, emplissant la nuit de nos appels, sans entendre d’autre réponse à nos cris qu’un écho persifleur !

Modeste passant, n’étant pas de ceux qui s’imposent quand on ne le reconnaît point, l’Initiateur s’était enfoncé dans les ténèbres, allant on ne sait où, vers on ne sait qui de proche ou de loin, éternel Méconnu, éternel Etranger – mais libérateur quand même et toujours.


– o –

Nous manquons souvent de discernement et de jugement sous ce rapport, avouons-le. Nous soupirons après une vie qui nous sorte du terre à terre banal et journalier. Que ne donnerions-nous pas pour trouver quelqu’un qui nous tende la main pour nous évader de cet enlisement ? Nous le rencontrons, un jour, mais parce qu’il n’est pas vêtu comme nous le voudrions, qu’il parle un langage auquel nous ne sommes pas accoutumés – qu’il est trop âgé ou pas assez – ou que ses allures nous scandalisent – voici que nous le considérons en étranger. Nous ne faisons pas l’effort nécessaire pour le comprendre. Nous le laissons partir dans la nuit, l’âme meurtrie de tant de lourdeur et de cruauté. Et je vous le dis en vérité, mes camarades, plusieurs qui ont laissé passer l’occasion ont vu peu à peu leur corps se dessécher, leur esprit s’atrophier, au point qu’ils ne sont plus que des cadavres vivants que charrient les eaux mornes de l’indifférences et de l’ennui quotidiens.

E. Armand, 1931

Ecrit par Cercamon, à 18:53 dans la rubrique "Culture".

Commentaires :

  marchal
16-12-04
à 21:23

« C’est vrai que l’on peut dire que la résignation est un aspect de l’oubli – qu’elle est une consolation par elle-même !!! »
Que dire d'autre ? Qu'il gagne à être mieux connu ce Monsieur…
Répondre à ce commentaire

  marchal
17-12-04
à 11:05

Cherche t-il à gagner quelque chose ? Non ! Il dépose quelque chose de trop lourd pour lui, dans l'instant, pour quelqu'un qui attend le moment.
J'en ai rencontré plus d'un que je n'ai pas retenu. Je ne pouvais. Ils étaient souvent depuis longtemps physiquement morts.
Cependant ils nous parlent constamment. Voici pèle mêle ce qu'ils nous disent. Ce qu'ils me disent le plus souvent :

Ne faîtes jamais rien contre votre volonté même si l'État vous le demande.

Pratiquement, on peut, nous semble-t-il, considérer comme anarchiste tout être que son tempérament ou une réflexion sérieuse, consciente, a conduit à nier, à rejeter toute autorité ou coercition extérieure à soi, que cette autorité soit d'ordre gouvernemental, éthique, intellectuel ou économique. On peut dire encore qu'est anarchiste quiconque rejette consciemment la domination de l'homme ou du milieu social sur l'homme, et son corollaire économique : l'exploitation de l'homme par l'homme ou le milieu social.

Vous devez être le changement que vous voulez voir dans le monde.

Quant à l'anarchie, j'ai voulu par ce mot, marquer le terme extrême du progrès politique. L'anarchie est, si je peux m'exprimer de la sorte, une forme de gouvernement ou constitution, dans laquelle la conscience publique et privée, formées par le développement de la science et du droit, suffit seule au maintient de l'ordre et à la garantie de toutes les libertés ou par conséquent le principe d'autorité, les institutions de police, les moyens de prévention ou de répression, le fonctionnarisme, l'impôt, etc. … se trouvent réduits à leur expression la plus simple ; à plus forte raison, où les formes monarchiques, la haute centralisation, remplacées par les institutions fédératives, et les mœurs communales, disparaissent. Il est évident que toute contrainte ayant disparu, nous serons en pleine liberté ou anarchie. La loi sociale s'accomplira d'elle-même, sans surveillance ni commandement, par la spontanéité universelle.
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