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Depuis un siècle, l’usage de l’automobile n’a cessé d’augmenter au détriment des autres modes. Si la tendance s’essouffle, elle n’est pas près de s’inverser. Depuis quelques années, le taux d’équipement en voitures des ménages plafonne à 80 % mais la multimotorisation continue de progresser et atteint déjà 45 % chez les ménages dont la personne de référence a entre 40 et 60 ans. La circulation routière plafonne ces quatre dernières années, mais la hausse du prix des carburants n’a eu pratiquement pas d’incidence sur l’usage. En facilitant la mobilité, la "démocratisation" de la voiture a longtemps été perçue comme un progrès manifeste. Pour beaucoup, la voiture est associée à la liberté de déplacement. C’est une "conquête du peuple" et il ne saurait être question d’y toucher. Elle est pourtant désormais considérée par d’autres comme une importante source de nuisances. On comprend qu’une telle accusation soit vivement contestée. Aussi convient-il de commencer par prendre toute la mesure du problème, pour ensuite tenter de comprendre la nature de la dépendance des Français à l’égard de l’automobile.
La voiture ne provoquerait principalement que cinq nuisances, toutes en voie de traitement. La réalité est assez différente. Certes, le bruit a tendance à se réduire, car les nouveaux véhicules sont plus silencieux. Mais avec la croissance du trafic, ce bruit s’étend dans l’espace et le temps. La pollution émise diminue fortement grâce à l’arrivée de nouveaux véhicules respectant des normes Euro toujours plus sévères ; ces gains n’étant qu’un peu réduits par l’extension du trafic. Mais les polluants sont très nombreux et on commence seulement à prendre conscience de la nocivité de certains d’entre eux : les particules ultrafines, les oxydes de méthyle et tertiobutyle éther, le substitut du plomb, les métaux lourds, etc. Les gaz à effet de serre devraient pouvoir être limités par des solutions techniques. Mais celles-ci sont fort coûteuses. Et au regard des probables conséquences du réchauffement climatique, il est urgent d’agir. La congestion concerne surtout les automobilistes eux-mêmes (et les bus). Mais les solutions coûteuses qui visent à accroître la capacité routière ne tiennent toujours pas compte du trafic qu’elles finissent par induire, recréant des bouchons à proximité. Les accidents se réduisent, mais ce sont surtout les automobilistes qui en profitent et moins les usagers non motorisés.
A ces nuisances très mal maîtrisées, il s’en ajoute bien d’autres moins connues et pourtant pas du tout négligeables [1]. Les transports utilisent d’importants espaces. Et la voiture en consomme par personne beaucoup plus que les autres modes, contribuant en cela à l’étalement urbain. Les infrastructures routières, dont le but est pourtant de relier les hommes, génèrent en fait des effets de coupure qui compliquent les déplacements de proximité à pied ou à vélo. Les impacts des transports sur les paysages sont nombreux : infrastructures (routes et parkings), espace saturé de voitures et de panneaux de signalisation, publicité attirée par le flot concentré des véhicules... Et encore : la pollution des sols et des eaux, les poussières et les déchets, les odeurs, les vibrations... Enfin, d’importants effets de synergie sont largement ignorés, car plusieurs nuisances directes se conjuguent pour générer des nuisances indirectes qui n’ont rien de secondaires. On peut en citer au moins trois :
1) la dégradation du cadre de vie liée tout autant au bruit, aux effets de coupure (relations de voisinage réduites), aux accidents (danger de la rue notamment pour les enfants) et à la dégradation du paysage urbain ;
2) des problèmes de santé publique liés au bruit (irritabilité), à la congestion (stress), à la pollution (maladies cardiaques et pulmonaires), aux accidents et à l’usage exclusif de la voiture (sédentarité, obésité...) ;
3) la baisse de la productivité du travail liée à la congestion (pertes de temps et retards), au bruit (stress, manque de repos), à la pollution (maladies handicapantes, absentéisme) et aux accidents du travail (sur le trajet).
A cela s’ajoute un phénomène dont on mesure encore mal la puissance : l’autogénération du trafic automobile (voir le schéma ci-contre). De multiples "cercles vicieux" (ou effets de synergie négatifs) s’entremêlent pour renforcer sans cesse l’extension du trafic automobile. Pour toutes ces raisons, l’usage excessif de la voiture est bien un véritable problème de société. Pour les populations, il entraîne une forte "dépendance automobile".
L’expression "dépendance automobile" connaît un certain succès depuis la publication très remarquée de l’ouvrage de deux chercheurs australiens, P. Newman et J. Kenworthy, en 1989 [2]. Dans ce travail, les auteurs récapitulent plus de dix ans de collecte de données sur 31 métropoles et démontrent que la consommation annuelle de carburant par citadin est en relation inverse très marquée avec la densité urbaine. Ainsi, en 1980, les habitants des villes américaines consommaient environ deux fois plus de carburant que ceux des villes australiennes, quatre fois plus que ceux des villes européennes et six fois plus que ceux des villes asiatiques. Ce résultat majeur définit "l’ampleur de la dépendance [des villes] vis-à-vis de l’automobile" [3].
Pour Newman et Kenworthy, la dépendance est en effet appliquée aux villes (et non aux usagers). Ils s’expriment, par exemple, en disant : "les villes américaines et australiennes sont les plus dépendantes de l’automobile". Pour aborder la dépendance, le périmètre pertinent serait donc l’agglomération. La dépendance automobile des usagers
Pour G. Dupuy [4],
la dépendance automobile doit être définie en référence au "système
automobile". Résumant une définition de P. Hall, il explique qu’un tel
système "consiste en :
un dispositif de production de masse qui a mis l’automobile à la portée du ménage moyen ;
un
ensemble de centres de services qui, couplé avec la production de masse
et la standardisation, rend possible le maintien de la motorisation de
masse à un haut niveau de performance ;
un ensemble de codes uniformes, de contrôle du trafic, d’auto-écoles, etc. ;
un réseau de routes revêtues et d’autoroutes rapides ;
autour
de ce réseau, un autre réseau d’équipements, motels, restauration
rapide et autres lieux similaires destinés spécialement à
l’automobiliste" (1999, pp. 13-14).
En se développant, ce système engendre des effets positifs, car plus il est dense, plus il est efficace, et des effets négatifs, soit internes (congestion), soit externes (bruit, pollution, accidents...). Pour une personne qui rentre dans le système, le bénéfice est à la fois immédiat et permanent puisque chacun profite ensuite du renforcement du système à chaque fois qu’arrivent de nouvelles personnes.
Avec Dupuy, la dépendance concerne les usagers qui veulent se déplacer (et non plus les villes), à savoir : ceux qui voudraient bien profiter du système automobile ou ceux qui aimeraient bien sortir du système automobile, mais qui les uns comme les autres ne le peuvent pas. Et le périmètre pertinent n’est plus l’agglomération, mais un espace beaucoup plus grand correspondant au périmètre du système automobile et recouvrant donc l’essentiel des pays développés, ce qui pose, reconnaît-il, "de redoutables problèmes de méthode" pour définir une situation de référence.
Cette définition est assurément stimulante. Elle permet à son auteur de conclure que, la dépendance automobile reposant sur le développement du système automobile, si on veut réduire cette dépendance, "c’est sur ce système qu’il faut agir", et non seulement sur les symptômes, c’est-à-dire les conséquences de l’utilisation généralisée de l’automobile, notamment sur la forme urbaine [5]. Reste à préciser et prolonger la définition de Dupuy.
La dépendance peut concerner n’importe quel mode. Elle signifie que "se déplacer" induit forcément l’usage exclusif d’un seul mode : l’automobile, ou bien le transport collectif, ou bien le vélo, etc.. La dépendance vis-à-vis d’un mode de déplacement correspond donc à une absence de choix modal possible. On peut rappeler, à ce propos, qu’une telle situation est jugée anormale par le législateur, puisque la LOTI (Loi d’Orientation des Transports Intérieurs) du 30 décembre 1982 garantit dans son premier article "... le droit qu’à tout usager de se déplacer et la liberté d’en choisir les moyens...". La liberté ne consiste pas à pouvoir se déplacer en voiture, mais bien à pouvoir se déplacer en utilisant le mode de son choix, ce qui suppose d’avoir le choix.
En adoptant cette définition, on retrouve l’idée ancienne d’être "captif" d’un mode. On parlait ainsi dans les années 70 des "captifs des transports en commun". De la même façon, il existe aujourd’hui des "captifs de l’automobile", une expression qu’utilise par exemple J.-L. Madre [6] pour qualifier les générations habituées à l’automobile qui arrivent aujourd’hui à l’âge de la retraite. Ou encore qu’il existe, explique C. Raux "des espaces de captivité de l’automobile" [7], au sens où certains territoires ne sont plus accessibles autrement qu’en véhicule motorisé. Sur le plan logique, cette manière de définir la dépendance est identique à celle de Dupuy ; elle a seulement l’intérêt d’être plus abordable. Ceux qui voudraient utiliser une voiture et qui ne le peuvent pas, comme ceux qui aimeraient ne plus utiliser une voiture et qui ne le peuvent pas non plus, se retrouvent bien devant une absence de choix modal possible.
Le jugement sur l’existence ou non d’une dépendance, d’un choix modal possible, repose nécessairement sur des critères à déterminer a priori. Comme il est toujours possible de se déplacer à pied - les autres modes de déplacement n’étant que des relais du piéton -, la dépendance n’existe pas en valeur absolue. Elle est relative et peut donc être plus ou moins forte. Les critères sont bien connus : le temps du déplacement, la disponibilité, la sécurité, le confort, l’agrément, la tranquillité, ou encore le coût marginal ou le coût complet. Ainsi, en tenant compte des trois critères majeurs suivants - temps du déplacement, sécurité et confort -, on peut proposer une définition plus précise : il y a dépendance vis-à-vis d’un mode quand l’usager ne peut utiliser un autre mode sans augmenter son temps de déplacement de porte-à-porte de plus d’une certaine durée (par exemple, 10 minutes), dans des conditions de sécurité et de confort équiva-lentes. C’est ainsi qu’à Berne, pour justifier l’existence de places de parking, chaque employeur doit démontrer aux autorités, pour chacun de ses employés, que la différence entre le temps de transport en véhicule particulier et celui en transport collectif est nettement supérieur à dix minutes. Comme on le voit, cette manière d’envisager la dépendance automobile est assez concrète. Elle suppose que l’on s’interroge sur les performances comparées des divers modes de déplacement.
Une mesure de la dépendance automobile
F. Duprez [8] propose, pour la France, une évaluation des captifs de l’automobile. Deux estimations et un sondage réalisés en 1998 ont montré que :
18 % des ménages sont domiciliés à plus de 10 mn de tout arrêt de transport public ;
43 % de la population est domiciliée hors périmètre des transports urbains (PTU) ;
41 % des plus de 18 ans considèrent qu’ils ne peuvent pas se passer de véhicule personnel motorisé.
Le premier résultat sous-estime les captifs de l’automobile, car la desserte en transport public n’est pas toujours suffisante. Le second les surestime au contraire, car des dessertes existent hors PTU. Le troisième aussi, car ce groupe comprend des "captifs psycho-sociaux" et pas seulement des gens qui ne peuvent réellement pas se passer de leur voiture. Les captifs de l’automobile représenteraient donc entre 30 et 40 % de la population.
L’auteur cherche ensuite à estimer les exclus de l’automobile. On sait qu’en 1998-99 :
32,5 % des plus de 18 ans ne possédaient pas le permis de conduire ;
42,7 % de la population était membre d’un ménage non motorisé ou d’un ménage de deux personnes ou plus monomotorisé (à l’exception du propriétaire du véhicule).
Le premier résultat sous-estime les exclus de l’automobile, car certains possèdent le permis mais pas de voiture. Le second les surestime au contraire, car il peut exister un partage non contraint du véhicule. Bref, 35 à 40 % de la population serait exclue de l’automobile. De ces deux estimations, l’auteur déduit que ceux qui sont en situation de choix modal ne représenteraient que 20 à 35 % de la population. L’objectif de la LOTI est loin d’être atteint...
Le mode de vie des Français s’est peu à peu adapté à l’automobile. Les campagnes et la périphérie des villes sont aujourd’hui exclusivement vouées à ce mode. Les 2/3 de la population y vivent. Les déplacements à vélo y sont quasi impossibles en semaine. Les piétons sont confinés dans les lotissements. Les bus sont inexistants ou rares et poussifs. En s’installant en grande périphérie, les classes moyennes croient pouvoir accéder à la propriété à bon compte. Ils se retrouvent au contraire étranglés par des frais de transport automobile qu’ils ont sous-estimés et qui peuvent couramment atteindre le quart du revenu (alors que la moyenne nationale est de 15 %) [9].
Les déplacements pour motif de travail représentent moins du quart des déplacements, mais ils se font majoritairement en voiture. Les salariés trouvent normal de disposer d’une place de parking gratuite sur le lieu de travail : c’est pourtant un avantage en nature considérable, bien supérieur à une participation de l’employeur à un abonnement aux transports publics. Et quand les salariés viennent en voiture, ils en profitent pour faire bien d’autres déplacements avec ce mode : déposer les enfants à l’école, faire quelques achats ou démarches... Aussi, les déplacements se font de plus en plus en boucle, ce qui justifie en retour l’usage de la voiture.
En une génération, les déplacements vers l’école ont totalement changé : à cause du danger provoqué par la circulation automobile, les parents sont obligés d’amener leurs enfants... en voiture (phénomène dit de la maman-taxi). Alors que dans les années 70, le quart des déplacements d’enfants de 5 à 10 ans se faisait en voiture, aujourd’hui, c’est environ 60 % (source : enquêtes ménages déplacements). Les enfants, comme les parents qui les accompagnent, sont devenus majoritairement dépendants de la voiture et ce n’est pas sans conséquence sur l’autonomie et le développement des enfants. Les achats se font aux 2/3 dans la grande distribution dont l’essentiel des implantations sont en limite d’agglomération pour capter à la fois les ruraux et les urbains et ne sont le plus souvent accessibles qu’en voiture. La France est le pays du monde qui a le plus développé les hypermarchés (environ 1300 à ce jour). Les Français n’imaginent plus porter leurs achats. Ceux qui se rendent en voiture dans les magasins de centre-ville et de proximité transportent moins de kilos que ceux qui viennent à pied ou à vélo [10] !
Et plus que jamais, "quand on a une voiture, on l’utilise". La dépréciation rapide des véhicules pousse à leur usage.
La dépendance automobile n’est pas un phénomène d’addiction. Les "drogués de la voiture" existent sans doute mais sont marginaux. Cette dépendance est avant tout la résultante du développement du système automobile dont l’efficacité et l’omniprésence croissantes disqualifient peu à peu les autres modes de déplacement. Les Français sont pris dans une logique qui les dépasse complètement. Ils sont toujours largement favorables aux modes alternatifs à l’automobile, comme le montrent avec constance les sondages, mais en pratique ils ne peuvent le plus souvent renoncer à leur voiture, sans inconvénients majeurs : pertes de temps, déplacements compliqués, dangers accrus... Leur demander d’y renoncer spontanément, comme l’opération "en ville sans ma voiture" les y invitait, relève de l’absence totale d’analyse.
Pour endiguer l’usage de l’automobile, il convient d’abord de mieux expliquer les enjeux en révélant l’étendue des nuisances provoquées par la voiture, puis d’oser réduire l’efficacité du système automobile en limitant, en compliquant ou en rendant plus coûteux l’usage de la voiture, tout en rendant plus attractif un système de déplacement écologique alternatif associant marche, vélo et transports publics.
Frédéric Héran heran@noos.fr
[1] F. Héran, Transports en milieu urbain : les effets externes négligés. Monétarisation des effets de coupure, des effets sur l’affectation des espaces publics et des effets sur les paysages, La Documentation Française, 2000, 118 p.
[2] Cities and Automobile Dependence. An international Sourcebook, Sidney, Gower Technical.
[3] "Formes de la ville et transports : vers un nouvel urbanisme", Cahiers de l’IAURIF, n° 114-115, 1996, p. 103.
[4] La dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitements, Anthropos, 1999, 160 p.
[5] Voir notre tentative pour explorer les conséquences des cette remarque, in F. Héran, 2001, "La réduction de la dépendance automobile", Cahiers Lillois d’Economie et de Sociologie, n° 37, pp. 61-86.
[6] "Les nouveaux captifs de l’automobile", Cahiers de l’IAURIF, n° 122, pp. 29-34.
[7] "Réduire ou repenser la mobilité urbaine quotidienne ?" France, rapport de la 102e table ronde d’économie des transports, CEMT, OCDE, Paris, pp. 89-138.
[8] Les captifs de l’automobile. Qui sont-ils ? Combien sont-ils ?, note, Lyon, CERTU, 2000, 21 p.
[9] A. Polacchini, J.-P. Orfeuil, 1999, "Les dépenses des ménages franciliens pour le logement et les transports", Recherche Transports Sécurité, n° 63, pp. 31-46.
[10] F. Héran (dir.), M. Brichet, "Commerces de centre-ville et de proximité et modes non motorisés", étude Fubicy pour l’ADEME, la DSCR et le MEDD, 85 p.