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De la 1ère internationale à l'AIT
Lu sur Actualité de l'Anarcho-syndicalisme : "Née des espoirs déçus de la révolution de 1917, mais aussi de la volonté de structuration du courant anarcho-syndicaliste, l'Association Internationale des Travailleurs possède une incontestable originalité.Elle se veut la continuatrice sans complexe de la Première Internationale. Souvent minoritaire, elle refuse catégoriquement l'avant-gardisme. Sans cesse persécutée, affaiblie, conduite au tombeau de l'histoire par les maîtres du jour mais sans cesse renaissante, elle a marqué de son empreinte l'évolution du monde ouvrier depuis plus d'un demi siècle.

Contre vents et marées, l'A.I.T., construite sur les principes d'action syndicale directe, de solidarité, de fédéralisme libertaire, d'autogestion, d'internationalisme, incarne aujourd'hui la volonté révolutionnaire.




I- LA PREMIERE INTERNATIONALE.



DES BALBUTIEMENTS DE L'INTERNATIONALISME OUVRIER AUX PREMIERS CONFLITS

La première association internationale ouvrière fut fondée à Londres le 28 septembre 1855 par des proscrits français, allemands, polonais, belges et anglais. De sévères luttes d'influence entre proudhoniens bon teint et anarchistes radicaux ne lui permettent pas d'exister au delà de 1859.

Cette tentative atteste au moins une volonté d'union parmi les fractions les plus avancées de la classe ouvrière des pays d'Europe Occidentale. C'est cette volonté que concrétise un autre congrès de constitution : celui de l'Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale) à Genève le 3 septembre 1866.

Une grave équivoque allait naître avec l'adoption de statuts parfois ambigus. Pour Marx, ils permettaient l'action politique légale. Pour les futurs bakouninistes, "toute action doit avoir pour but immédiat et direct le triomphe des travailleurs sur le capital".

Le deuxième congrès qui s'ouvre à Lausanne le 2 septembre 1867 peut être appréhendé comme un affrontement entre les mutuellistes suisses et français et les collectivistes anglais et allemands. Les futurs " jurassiens " ne participent guère aux débats. Et, à l'occasion d'une motion finale, il est acquis que "l'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique". C'est entre ce congrès et celui de Bruxelles (le troisième, en septembre 1868) que tout va changer. Dés la fin de l'année 1867, le gouvernement français décide de contrer le développement de l'Internationale. Lors des premières poursuites (février 1868), Tolain et la commission parisienne démissionnent. Ils personnifiaient le mutuellisme Proudhonien défenseur de la propriété individuelle, méfiant à l'égard des grèves, favorable à la femme au foyer - base de la famille ... Ceux qui vont prendre le relais, avec Eugène Varlin à leur tête, prétendent dépasser le mutuellisme qui, selon eux, se doit de déboucher sur le collectivisme et le syndicalisme. Dans la section française, un collectivisme anti-étatique (par ce qualitatif, Varlin et ses amis cherchent à se différencier du marxisme) succède au mutuellisme. Un autre fait important, se produit peu après, en juillet 1868 : Bakounine donne son adhésion à l'A.I.T.(section de Genève).

Le IIIème congrès de Bruxelles qui se déroule du 6 au 13 septembre 1868 marquera le point fort d'une période de transition durant laquelle le courant collectiviste anti-autoritaire pénètre peu à peu l'Association. C'est lors du IVème congrès de Bâle (6-12 septembre 1869) que l'on pourra apprécier le poids respectif de chacune des tendances. A partir de votes sur des motions ou amendements présentés par ces divers courants, on peut établir le rapport de force comme suit :
63 % des délégués de l'A.I.T. se regroupent sur des textes collectivistes anti-autoritaires (bakouninistes).
31 % se rangent derrière les collectivistes autoritaires (marxistes).
6 % maintiennent leurs convictions mutuellistes (proudhonniens).

L'unité sera aisément sauvegardée par deux votes. Les deux premières tendances se retrouvent sur une proposition ayant trait à la socialisation du sol. Enfin, et à 1'unanimité, le congrès décide d'organiser les travailleurs dans des sociétés de résistance (syndicats). Cependant, il n'en demeure pas moins que Marx et Bakounine s'observent, s'épient, se jaugent. " Ce russe, cela est clair, veut devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu'il prenne garde à lui, sinon il sera excommunié " (lettre du 27 juillet 1869 de Marx à Engels). "Il pourrait arriver et même dans un très bref délai, que j'engageasse une lutte avec lui [Marx]... pour une question de principe, à propos du communisme d'état ... Alors, ce sera une lutte à mort" (lettre du 28 octobre 1869 de Bakounine à Herzen).

La guerre de 1870 et la Commune n'allaient que retarder le dénouement de cette opposition farouche. En effet, les événements empêchent la tenue du Vème congrès qui devait s'ouvrir a Paris en septembre 1870. Cependant, les militants ouvriers se souviendront de l'attitude de chacun des deux "leaders". Marx prodiguant des conseils de modération aux ouvriers parisiens pendant que Bakounine tentait de déclencher la révolution sociale en France. Dans le même temps, en avril 1870, lors du congrès régional de la fédération romande, va se produire une scission, préfiguration du futur partage de l'A.I.T. Les délégués suisses vont se diviser sur l'attitude à adopter à l'égard des gouvernements et des partis politiques. Quelques phrases extraites des deux résolutions divergentes expriment bien cette opposition qui, de locale, allait gagner tout le mouvement. Pour les bakouninistes, " toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autre résultat que la consolidation de l'ordre des choses existant, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat. Le congrès romand commande à toutes les sections de l'A.I.T. de renoncer à toute action ayant pour but d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales, et de porter toute leur activité sur la constitution fédérative de corps de métiers, seul moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. Cette fédération est la véritable représentation du travail, qui doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements politiques ".

A l'inverse, les marxistes affirment "l'abstention politique est funeste par ses conséquences pour notre oeuvre commune. Quand nous professons l'intervention politique et les candidatures ouvrières, nous voulons seulement nous servir de cette représentation comme d'un moyen d'agitation qui ne doit pas être négligé dans notre tactique. Nous croyons qu'individuellement chaque membre doit intervenir, autant que faire ce peut, dans la politique".

Le Conseil Général de Londres va tenter d'éviter l'affrontement direct et se borne à rappeler aux bakouninistes que les statuts considèrent l'action politique comme un moyen d'émancipation. Mais, rapidement, ce conflit va déborder les frontières suisses. Les "bakouninistes", désormais appelés "jurassiens", vont rencontrer d'actives sympathies en France, en Espagne et en Belgique. Des manoeuvres conciliatrices tentées au sein des section romandes, puis à la conférence de Londres en 1871 vont échouer. Le Conseil Général de Londres enjoint alors aux jurassiens de se fondre dans la fédération agréée de Genève. Au nom du principe statutaire d'autonomie, les jurassiens s'obstinent, se révoltent. Tous comprennent alors que l'opposition est irréductible, que la scission est inévitable entre des bakouninistes déjà anarcho-syndicalistes et des marxistes qui deviennent léninistes.

LA SCISSION ET LA PREDOMINANCE DU COURANT LIBERTAIRE (LA FEDERATION JURASSIENNE)

Dès le 6 septembre 1871, les jurassiens se mettent en marge de l'A.I.T. en adoptant des statuts anti-autoritaires et en contestant le pouvoir de décision d'un conseil général "hiérarchique et autoritaire". La grande explication, la scission définitive et générale est donc une certitude ; elle aura lieu début septembre 1872 lors du Vème congrès de La Haye.

Le lieu du congrès suscite déjà des oppositions. Nombre de fédérations pensaient qu'il se tiendrait en Suisse. Les "nordistes" se justifient par la crainte d"'influences locales néfastes". Pour protester, les italiens appellent à la tenue d'un congrès international antiautoritaire à Neuchâtel. Les jurassiens, eux mandatent impérativement J. Guillaume et A. Schwitzguebel pour présenter leur motion antiautoritaire au congrès officiel et se retirer en cas de vote négatif. Ce sont l'hostilité et la méfiance qui vont alors régner parmi les 65 délégués d'une dizaine de pays.

Dès le début, Bakounine et Guillaume sont exclus, le conseil général se transfère à New York. La Première Internationale (branche marxiste) va s'éteindre lamentablement.

L'Internationale anti-autoritaire va naître et s'engager sur une autre voie.

La fédération jurassienne sera le point de regroupement des fédérations hostiles au conseil général. C'est autour d'elle que va mûrir l'idéologie libertaire qui porte alors le nom de " collectivisme révolutionnaire " qui se veut le promoteur d'un système économique autogéré en dehors de toute autorité, de toute centralisation, de tout état. La constitution de cette nouvelle internationale a lieu à Saint-Imier le 15 septembre 1872. Y sont représentées les fédérations espagnoles, italiennes et jurassiennes dans leur totalité, plusieurs sections françaises et deux sections d'Amérique. Ce congrès se donne comme objectif "la destruction de tout pouvoir politique par la grève révolutionnaire".

Dans un de ses derniers soubresauts, l'Internationale légale marxiste envoie lettre de défiance sur ultimatum, mais le mouvement fait tache d'huile. "Ces gens là [les jurassiens] sont au centre d'une conspiration qui s'étend" (lettre de Marx à Bolt du 12.2.1873).

La fédération anglaise, elle-même, s'agite. En quelques semaines toutes les fédérations nationales vont désavouer Marx et le conseil général. Ces derniers auront un ultime sursaut, la convocation d'un congrès général à Genève le 8 septembre 1873. Les trente délégués qui y assistent ne représentent qu'eux-mêmes, à savoir la vieille garde genevoise. Les décisions n'en seront pas publiées. "Ce congrès fut un fiasco" (lettre de Marx à Sorge du 27 septembre 1873). "la vieille internationale est complètement finie et a cessé d'exister" (lettre d'Engels à Sorge du 12 septembre 1873). Le 15 juillet 1876, le conseil général s'auto-dissout.

De fait, c'est dès 1873 que le mouvement ouvrier réel est ailleurs. Le 27 avril 1873 est convoqué à Neuchâtel le VIème congrès de l'A.I.T. auquel assistent des délégués représentant les fédérations d'Angleterre, de Belgique, de Hollande, de Suisse, d'Espagne, d'Italie et de France. Le congrès se prononce pour l'abolition complète de tout conseil général et, à contrario, pour l'autonomie des fédérations. Pour compléter la structure organisationnelle de l'association, il est décidé qu'en dehors des congrès, les tâches de coordination seront confiées au bureau d'une fédération.

C'est au moment où il voyait ses idées triompher que Bakounine décida de se retirer : "j'ai la conviction que le temps des grands discours théoriques est passé. Dans les neuf dernières années, on a développé au sein de l'internationale plus d'idées qu'il n'en faudrait pour sauver le monde, si les idées seules pouvaient le sauver. Ce qui importe avant tout aujourd'hui, c'est l'organisation des forces du prolétariat". Cependant, peu avant sa mort, intervenue en 1876, il estimait "que la réaction représentée tout aussi bien par le socialisme de M. Marx que par la diplomatie de M. de Bismarck, ne cessera de se renforcer".

Ainsi qu'il avait été prévu par le précédent congrès, le VIIème congrès de l'Internationale se réunit à Bruxelles du 7 au 12 septembre 1874. On en retiendra que l'Italie, disant suivre en cela les recommandations de Bakounine, décide de se préparer à passer aux actes.

A l'opposé, sous l'influence de la section belge, un rapprochement est estimé utile avec les partis démocratiques et socialistes. Ce débat va se clarifier peu à peu durant les trois années suivantes. Il aboutira de fait à la dislocation de l'A.I.T.

C'est ainsi que durant le VIIIème congrès (26/27 octobre 1876 à Berne), César de Paepe et la section belge font admettre le projet de convocation d'un congrès socialiste auquel assisteraient des représentants des organisations "communistes autoritaires". Les italiens, quant à eux, ont donc décidé de passer à l'action en utilisant la tactique du "fait insurrectionnel". Ce sera l'épopée du Bénévent en avril 1877 et son échec : une trentaine d'anarchistes armés occupent deux villages, en brûlent les archives et "décrètent" la révolution. Une semaine plus tard, les insurgés, transis et affamés seront capturés sans offrir de résistance. Mais cet échec ne fut pas sans lendemain. La théorie mise en avant de l'exemplarité de l'acte, de la supériorité du "fait", même quantitativement peu importante et nécessairement violente, allait être reprise par d'autres. Au mois de juin de la même année, Costa et Paul Brousse définissent et expliquent ce que sera la "propagande par le fait". Le courant anarcho-syndicaliste était alors trop faible pour mettre en avant ses théories d'actions auto-gestionnaires ou communalistes.

A l'inverse, la minorité anarchiste politiquement pure et dure, s'affirmait. Elle avait pour elle la caution des derniers messages de Bakounine qu'elle interprétait souvent étroitement ; elle s'appuyait aussi sur l'attrait qu'exerçaient alors en Europe, les pratiques violentes des nihilistes russes. Enfin, elle était lasse des luttes d'influences qui se jouaient au sein de l'A.I.T. Ces divergences sur la stratégie à adopter vont aboutir à des prises de positions extrêmes. Lorsque les fédérations belges, hollandaises et anglaises s'accordent pour revenir à une conception plus politique, plus légaliste de l'action, Kropotkine affirme qu'il est nécessaire de promouvoir "la révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite... " (Le Révolté n° 22).

Le IXème congrès de l'A.I.T. tenu à Verviers en 1877 regroupe en fait onze délégations acquises aux nouvelles idées radicales. Les représentants des fédérations d'Italie, de France, d'Allemagne, de Suisse, d'Egypte et de Grèce ne vont s'entendre que pour s'opposer négativement à la tendance qui avait prôné le rapprochement vis-à-vis des partis : "Tous les partis forment une masse réactionnaire... il s'agit de les combattre tous". L'entente était donc. impossible avec les trente cinq délégués "marxistes" et "socialistes autoritaires" qui se réunissent quelques jours après à Gand lors du congrès socialiste universel. Les délégués du congrès de Verviers y sont minoritaires. Ils voient la fédération belge et les sections flamandes quitter leur internationale, considérée comme annexée par les anarchistes, pour se rallier au marxisme. "Le congrès de Gand a eu au moins cela de bon que Guillaume et compagnie ont été totalement abandonnés par leurs anciens alliés". (lettre de Marx à Sorge 27.09.1877).

Une fois de plus, la coupure est évidente, le divorce est consommé. Mais, cette fois, à l'avantage des marxistes. Le malaise ne va que s'accentuer chez les anti-autoritaires qui représentent de moins en moins une force réelle.

LA DISLOCATION DE LA PREMIERE INTERNATIONALE ET L'INTERMEDE DE LA TERREUR

Les militants anarchistes les plus actifs se tournent vers un type d'actions individuelles, la propagande par le fait, qui va les couper du mouvement ouvrier. La Fédération Jurassienne, encore la plus active, estime même inutile de préparer le Xème congrès de 1878. Il en restera des idées et des pratiques neuves, tels que les principes de solidarité économique ou d'autogestion fédéraliste :
"De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins".
"Le concours de tous pour la satisfaction des besoins de chacun".
"La libre fédération des groupes producteurs et consommateurs".

On peut se demander si les meilleurs moyens de parvenir à cet idéal sont ceux choisis par les anarchistes réunis à la Chaux-de-Fonds, fin 1880 :
"Sortir du terrain légal pour porter l'action sur celui de l'illégalité".
"Recommander l'application aux individus des sciences techniques et chimiques ... "

La Première A.I.T. dans sa version anarcho-syndicaliste est bien morte.

En conclusion de cet aperçu de l'histoire de la Première A.I.T. née en 1866 et morte en 1880, il faut avant tout rappeler que cette organisation n'a pas suivi une trajectoire idéologique linéaire. Durant les deux premières années de son existence, elle fut dominée par les proudhoniens français modérés. Très vite, deux influences contradictoires plus radicales vont se livrer un combat sans répit en son sein. Le marxisme scientifique anglo-saxon l'emporte jusqu'en 1871. Son règne sera de courte durée. Une tendance que Marx n'avait jamais pu réduire gagne la majorité des révolutionnaires. Le cycle des révolutions "politiques" (1830, 1848) s'était clos avec la Commune, exemple de révolution "sociale". Les libertaires d'alors étaient persuadés de la viabilité d'une révolution de caractère nouveau où le fédéralisme et l'autonomie l'emporteraient sur des structures de pouvoir hiérarchisées et autoritaires, où l'autogestion, la démocratie directe et la solidarité seraient plus efficaces qu'une quelconque dictature prolétarienne.

Cependant, les dépositaires de la pensée bakouniniste et de l'action libertaire ne constituaient pas, par essence, un bloc homogène. Deux courants s'étaient faits jour.

Pour le premier, la réalisation de ce monde nouveau n'était possible que par un travail organisationnel de longue haleine, à savoir l'application continue des principes de base d'un syndicalisme militant d'action directe [1] : l'anarcho-syndicalisme. A cet égard, la résolution de Saint-Imier (1872) est un texte fondamental :

"Considérant :
que vouloir imposer au prolétariat une ligne de conduite ou un programme politique uniforme, comme la voie unique qui puisse le conduire à son émancipation sociale, est une prétention aussi absurde que réactionnaire ;
que nul n'a le droit de priver les sections ou fédérations autonomes du droit incontestable de déterminer elles-mêmes et suivre la ligne politique qu'elles croiront la meilleure, et que toute tentative semblable nous conduirait fatalement au plus révoltant dogmatisme ;
que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d'autre objet que l'établissement d'une organisation et d'une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l'égalité de tous et absolument indépendant de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l'action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes ;

"considérant que toute organisation politique ne peut rien être que l'organisation de la domination au profit d'une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s'il voulait s'emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante,

"le congrès réuni à Saint-Imier déclare :
que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ;
que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu'une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existants aujourd'hui ;
que, repoussant tout compromis pour arriver à l'accomplissement de la révolution sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l'action révolutionnaire".

Tout pouvait sembler réuni pour que ce nouveau courant syndicaliste et libertaire aille en se fortifiant. Mais, dès 1877 il a perdu toute sa sève. Entre temps, chez beaucoup des militants les plus en vue, le militantisme ouvrier se transforme en impatience intellectuelle.

S'appuyant sur des textes de Bakounine auxquels ils donnent valeur de testament, ils affirment que l'issue de la problématique sociale réside dans le choix du fait insurrectionnel collectif, puis de la propagande par le fait individuel. Cela est alors totalement étranger à l'anarcho-syndicalisme pour lequel la "société de résistance-corporation" se suffit à elle-même dès lors qu'elle applique dans son fonctionnement les principes pour lesquels elle lutte. A l'inverse, les anarchistes assoiffés de pureté vont constituer un "parti". Bien sur, ses membres ne se présenteront pas aux élections, ils ne brigueront évidemment pas de postes ministériels. Non, ses militants vont plus ou moins consciemment s'isoler du mouvement social pour se suicider politiquement dans des actes gratuits qu'ils espéraient exemplaires. Cette désespérance viscérale, épidermique, camouflée parfois sous des théories qui se voulaient rationnelles et logiques, traduisait dans la majorité des cas un profond désarroi sur la possibilité même de la révolution. Mis à part ce côté "tout, tout de suite ou alors rien", le parti anarchiste n'est objectivement et substantiellement plus dans le mouvement ouvrier issu de la première Internationale.

Les anarchistes engagés sur la voie de la chimie expérimentale, les militants ouvriers anti-autoritaires épuisés passant la main, l'A.I.T. sombrait et Marx, avec un peu d'habileté, en recueillera sans mal les restes qui se réduisaient à un sigle déjà repris par les fédérations belge et anglo-saxonne effrayées par le mal étrange qui touchait les représentants latins, soudain fanatisés par la poudre et les armes blanches. Par réaction, les premières se jetèrent dans les bras de Marx ...

Le mouvement anarchiste spécifique va dans sa quasi totalité sombrer dans la propagande par le fait. On peut esquisser quelques explications sur le "dérapage" de l'action politique des militants anarchistes d'alors. On remarque tout d'abord que les illégalistes les plus célèbres (Bonnot, Henry, Ravachol) sont des exemples presque parfaits de rejetés sociaux (mauvais rapports avec les parents, dialogues musclés avec les employeurs, puis exclusion de fait de la vie sociale) ou d'intellectuels orgueilleux et distants, rédempteurs extrémistes de la populasse moutonnière.

D'autre part, il semble certain que le mouvement anarchiste, enfermé dans des spéculations complexes dont il résolvait la problématique par le choix de la violence aveugle, fut dépassé par la mutation économique des années 1880. De fait, depuis 1877, les libertaires "durs" s'étaient écartés du mouvement social. Or, dans le même temps, le capitalisme voit son processus de concentration industrielle s'accélérer ; alors qu'à cette époque nombre de militants révolutionnaires se recrutaient dans de petites entreprises artisanales et marginales auxquelles ils étaient réellement attachés (ébénistes du Faubourg Saint Antoine, horlogers jurassiens, ardoisiers de Trélazé, etc.) beaucoup de ces travailleurs, plutôt que de chercher à lutter dans le nouveau corps social, laissèrent parler leur individualisme forcené et se vengèrent sur les personnes symboliques des chefs d'états, des princes et des nouveaux bourgeois. Ce terrorisme aura bien sur une coloration particulière. C'est-à-dire qu'il se distinguera toujours du terrorisme "politique" traditionnel dont le but est de prendre ou -de conserver le pouvoir politique en utilisant la terreur pour renverser ou maintenir le pouvoir de force à son profit. Les anarchistes ne veulent alors que détruire le pouvoir ; leurs incantations romantiques et sanguinaires négligent toute analyse ayant trait aux rapports de force économiques.

Fernand Pelloutier explique en partie le pourquoi du glissement du mouvement anarchiste vers le terrorisme - "après la Commune, la section française de l'Internationale fut dissoute, les révolutionnaires fusillés, envoyés au bagne ou condamnés à l'exil ..." Ce vide subit et cette atmosphère d'oppression vont permettre à certaines grandes figures vieillies, jouissant encore d'un prestige et d'un écho certain, ou à quelques jeunes loups cyniques et provocateurs d'occuper le devant de la scène. C'est ainsi que le jeune nihiliste russe Netchaïev reprend à son compte quelques phrases sybillines des résolutions de l'Internationale et, s'affirmant comme le dauphin de Bakounine, affirme qu'un révolutionnaire doit être "amoral, voleur, assassin, opportuniste et corrupteur". Le mot d'ordre de "la propagande par le fait" fut lancé en 1881 à Paris ; dès 1887, les "leaders" font leur mea-culpa et Kropotkine écrit alors dans "Le Révolté" : "c'est une illusion de croire que l'on peut vaincre les coalitions d'exploiteurs par quelques livres d'explosifs". La propagande par le fait fut d'ailleurs un fiasco car ce n'est que de 1892 à 1894 que les anarcho-terroristes passés à la postérité vont frapper. Ravachol, Henry, Casério semblent être la récolte tardive d'une mauvaise semence.

Il n'empêche que, toujours selon Pelloutier, le fait que les anarchistes aient opté pour la révolte isolée au préjudice de l'action collective n'a fait que détourner du socialisme libertaire une masse ouvrière alors allergique au parlementarisme. C'est alors que, poussés par une base ouvrière qui se regroupe pour agir sur le terrain de la production économique et de la vie sociale, les survivants de cette véritable, bien que bruyante traversée du désert politique vont lutter pour aller renforcer ce qui constitue les prémices du syndicalisme révolutionnaire du XXème siècle.



II - LA RESURGENCE DU SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE ; VERS LA FONDATION DE L'A.I.T.



L'ESSOR DU SYNDICALISME JUSQU'AU COUP D'ARRET DE LA lère GUERRE MONDIALE

Il est un pays où les anarchistes luttent dans un mouvement naissant : les Etats Unis d'Amérique.

A Chicago, le 1er mai 1877, les syndicats de l'American Federation of Labour déclenchent la grève générale à laquelle participent les groupes anarcho-syndicalistes. Quatre manifestants sont tués ; ils réclamaient, la journée de 8 heures. A la suite de nouveaux violents incidents, cinq anarcho-syndicalistes seront exécutés [2]. L'actuelle fête du muguet se veut dans la droite ligne de leurs actions revendicatrices.

Les libertaires européens vont alors peu à peu, revenir sur leurs précédents choix. Dans les pays occidentaux qui s'industrialisent, les salaires restent maigres, les horaires lourds, les conditions de travail déplorables. On voit les ouvriers des grandes manufactures s'organiser eux-mêmes à la base pour réclamer et arracher un partage plus équitable des richesses.

Les libertaires vont alors décider de rejoindre ce mouvement spontané à coloration réformiste pour lui proposer de dépasser cette action réformatrice et quotidienne pour l'action révolutionnaire vers la grève générale et expropriatrice.

Dans cette optique, la majorité d'entre eux vont reconnaître que l'organisation syndicale n'a pas son pareil. Il est évident que l'état et le capital souvent associés à d'autres formes de domination telle que l'église, sont, eux organisés de façon puissante et unie. Or, face à ces forces d'autorité hiérarchisées, les travailleurs viennent sans intervention extérieure de se donner leur propre forme d'organisation sur le terrain même où ils sont exploités.

Le syndicat permet de réagir rapidement et au coup par coup tout en développant une stratégie de lutte à plus long terme. En effet, selon cette analyse le syndicat porte en lui-même la potentialité d'être un groupe de pression, de formation, puis de transformation révolutionnaire : il se suffit à lui-même.

C'est en France que ce type de syndicalisme révolutionnaire anti-autoritaire va parvenir à organiser la majorité du mouvement ouvrier.

Il faut citer un nom ; celui de F. Pelloutier, promoteur de ce nouveau syndicalisme du refus de compromission et du volontarisme de l'éducation vers la révolution. Lorsque Paul Deschanel l'invite, il répond : "il ne convient pas aux membres du comité fédéral des bourses du travail de s'asseoir à une table qu'ils rêvent de renverser. Par contre, par ces mêmes bourses du travail où sont créés des bibliothèques, des offices de renseignements, des cours et des enseignements en économie politique ... , on cherche à réaliser par l'éducation le principe : l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes".

En 1890 la première étape est franchie ; les syndicalistes sont convaincus que, comme l'écrit Emile Pouget, "au-delà de la popote courante, il est une autre besogne, préparer la Sociale". Pour cela, ils vont se démarquer avec clarté de la IIème Internationale de 1889 en défendant la primauté de l'émancipation économique.

Les anarchistes qui ont adhéré à la IIème Internationale seront d'ailleurs exclus en 1895. En fait, influencés par les survivants de la Ière Internationale, ils se consacrent au mouvement syndical et, en France, ils seront la majorité de la confédération Générale du Travail créée en 1895 et qui va très vite regrouper les bourses du travail - unions locales (organisations horizontales) et les fédérations de corps de métiers - fédérations d'industries (organisations verticales). C'est donc une remise à l'ordre du jour des théories de James Guillaume sur l'importance du groupement corporatif et de A. Schwitzguébel sur l'action directe, autonome et sans intermédiaire des travailleurs.

A Amiens en 1906, sera adopté un texte où les principes d'autonomie par rapport au pouvoir et aux partis politiques semblent triompher pour longtemps. On peut rappeler que cette motion, aujourd'hui annexée par la C.G.T./F.O. comporte les passages suivants "la C.G.T. lutte pour la disparition du salariat et du patronat ... pour l'émancipation intégrale par l'expropriation capitaliste grâce à la grève générale ... Le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance sera dans l'avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale".

Jusqu'en 1914, le syndicalisme de tendance libertaire a le vent en poupe : la C.N.T. est créée en Espagne en 1911 ; à la même époque sont formées la S.A.C. en Suède, la C.G.T. au Portugal, l'U.S.I. en Italie, la F.A.U. en Allemagne, la F.O.R.A. en Argentine ... Partant, la révolution sociale est à l'ordre du jour des réunions syndicales : "et si le Grand Soir était pour demain ?". Certains songent aussi à un nouveau regroupement international.

Mais la guerre de 1914, la tourmente des Unions Sacrées vont, momentanément sonner le glas de tous les espoirs. Les courants pacifistes sont accusés de xénophilie ; ceux qui demandent aux futurs conscrits "de retourner leurs armes contre ceux qui auront déchaîné la guerre" sont réduits au silence. Les ministères français de la guerre et de l'intérieur composent une savante liste, le "carnet B" ; les syndicalistes qui ont le malheur d'y être inscrits auront l'honneur d'aller en première ligne.

Enfin, Léon Jouhaux trahit ; cet ancien anarcho-syndicaliste falot, qui déclarait en 1912 : "si la guerre est déclarée, nous refusons d'aller aux frontières", opère un ralliement total bien que de dernière heure à l'Union Sacrée en prétendant entraîner avec lui le syndicalisme français. A quelques nuances près, les confédérations libertaires des pays concernés par le conflit connaîtront toutes le même sort. Accusées de complot contre l'état, elles seront muselées.

LA FONDATION DE L'A.I.T. ET SES A-COTES [3]

Avec la guerre mondiale, les quelques liens internationaux des travailleurs révolutionnaires furent détruits. Dans l'année 1919, après la fin du conflit, les bolcheviks fondèrent en Russie l'Internationale Communiste. Dans le même temps, eut lieu à Amsterdam un congrès international des syndicats durant lequel fut débattue la constitution d'une Confédération Internationale des Syndicats dont on fixa le centre de coordination à Amsterdam. A ce congrès de l'Internationale des Syndicats, il fut décidé que, pour chaque pays, une seule organisation pourrait être associée à l'Internationale.

Les organisations syndicalistes étaient dans l'obligation de s'associer au syndicat réformiste de leur pays pour y agir à l'intérieur. En adoptant cette motion, les syndicats révolutionnaires étaient contraints de renoncer à leur lutte contre le réformisme pour réaliser une union de classe du prolétariat qui leur semblait être en fait une collaboration avec les intérêts de la bourgeoisie. Mais les syndicalistes devaient réfuter cela. Le renouveau du mouvement ouvrier avait pour eux comme préalable la constitution d'une organisation réellement révolutionnaires C'est alors qu'ils se voient invités par Lénine,"pour fonder, dans le pays de la Révolution Prolétarienne, une Internationale qui regroupe tous les courants", comme l'avait pratiqué un temps la Ière Internationale avant la scission.

ETE 1920 : DES SYNDICALISTES A MOSCOU.

Cet appel fut suivi. Les quelques partis communistes qui existaient alors étaient faibles voire insignifiante. Au contraire, en Italie, Espagne, Portugal, Allemagne, France, Pays-bas, Suède, en Angleterre et aussi en Amérique du Nord et du Sud existaient des organisations syndicales autonomes ainsi que de forts courants oppositionnels à l'intérieur des syndicats réformistes où se regroupait une majorité de la classe ouvrière. Lénine désire convertir cette force à sa cause. Le prolétariat international était alors la plus forte espérance d'une Révolution Russe menacée militairement de tous côtés. De plus, la social-démocraties était ouvertement rangée derrière les états capitalistes, au contraire des syndicalistes qui se voulaient des défenseurs de la révolution.

Au 2eme Congrès mondial de l'internationale Communiste durant l'été 1920, les syndicalistes des pays déjà cités étaient représentés par leurs délégués. A cette époque la Russie vivait sous le "communisme de guerre" ; le parti bolchevique était déjà l'unique détenteur du pouvoir étatique et les quelques mencheviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes et syndicalistes qui collaboraient encore dans plusieurs domaines de la vie économique, s'alarmaient de plus en plus de voir que nombre des combattants d'octobre 1917 étaient emprisonnés par la Tchéka ou exilés.

De ce fait, l'enthousiasme initial des syndicalistes pour la révolution russe ne cessait de s'émousser. Les débats du congrès prirent une telle tournure que les délégués perdirent l'espoir de pouvoir construire de concert avec les communistes russes une internationale unitaire pour toutes les organisations révolutionnaires. L'Internationale Communiste devint ensuite une Internationale de partis politiques, dont la participation à la compétition électorale était le principe de base d'une discipline interne rigoureuse qui engageait les partis adhérents à l'Internationale.

Ce congrès ne se distingue en rien du Congrès de La Haye de la Iere Internationale durant lequel il fut imposé de la même façon aux sections de participer à l'activité parlementaire. Une telle obligation qui avait déjà été une des causes essentielles de la division de la Ière Internationale, allait devenir au sein de la IIIème le germe de la dissidence. Dans de telles conditions, les organisations ouvrières antiparlementaires et révolutionnaires n'avaient pas leur places dans l'Internationale Communiste. Pour tenter malgré tout de s'adjoindre les forces révolutionnaire du syndicalisme et de l'anarcho-syndicalisme, le congrès décide la formation de l'Internationale Syndicale Rouge (I.S.R.) qui s'associe à l'I.C.en s'y subordonnant.

Durant le congrès, les syndicalistes russes avaient déclaré officiellement vouloir construire une internationale unitaire révolutionnaire avec les syndicats révolutionnaires du monde entier. Des négociations dans ce sens avec les représentants des syndicats révolutionnaires furent conduites par Losowsky, désigné par le Komintern. Continuellement, Losowsky et ses fidèles seconds assurèrent qu'ils étaient partisans d'une Internationale des Syndicats Révolutionnaires à l'exclusion des réformistes. Dans le même temps, Losowsky était en pleine tractation avec les représentants réformistes des syndicats anglais pour trouver un accord entre communistes russes et Internationale d'Amsterdam (réformistes). Il est évident que les bolcheviks jouaient sur deux tableaux : d'un côté, ils demandent aux révolutionnaires de s'unir avec eux pour combattre le réformisme, de l'autre, ils ont l'intention de conclure un pacte avec ces mêmes réformistes. Les syndicalistes rompirent alors tout contact avec Losowsky. Mais on leur proposa un moyen terme dont la première proposition exigeait que dans tous les pays fut consitué par chaque parti communiste (ou s'il n'existait pas, par chaque groupe communiste) un comité pour la fondation d'un syndicat révolutionnaire.

Il fut aussi affirmé que chaque confédération syndicaliste révolutionnaire devait être subordonnée au Parti Communiste local de même que l'Internationale Syndicale Rouge devait être soumise à l'Internationale Communiste. Les délégués syndicalistes rejettent cette proposition à l'unanimité. Le document de refus rédigé en français et remanié par les allemands fut publié plus tard dans "Le Libertaire" à Paris.

Après le retrait de Losowsky, ce fut Tomsky qui fut chargé de négocier avec les syndicalistes révolutionnaires au nom du parti communiste russe. Rien de nouveau ne put sortir de cette nouvelle tentative. Les syndicalistes refusent de plus en plus fermement la subordination du syndicat au parti alors que Tomsky est obligé de maintenir la position inverse de son parti.

Les positions étaient plus que jamais irréductibles, il est décidé de reporter ce point à l'ordre du jour du second congrès qui aurait dû se tenir l'année suivante (1921) à Moscou. Mais dans le même temps, en 1920, alors que les discussions s'éternisaient à Moscou, dans la plupart des pays européens se livrait un combat entre les militants syndicalistes révolutionnaires et le capitalisme et l'état.

En Allemagne, après la tentative de putsch de Kapp, les militants durent fuir ou furent emprisonnés.

En Espagne, c'était la guerre ouverte entre la C.N.T. d'une part, l'armée, la bourgeoisie et les premiers phalangistes d'autre part.

En Italie, toutes les forces révolutionnaires du mouvement ouvrier étaient mobilisées : les occupations d'usine atteignaient leur point culminant.

Profitant ce ces évènements, les communistes russes envoyèrent de nombreux émissaires en Europe pour tenter de construire des groupes syndicalo-communistes.

BERLIN, DECEMBRE 1920 : LA lèRE CONFERENCE INTERNATIONALE SYNDICALISTE

Devant tous ces évènements, les syndicalistes se virent contraints à prendre une position radicale par rapport à Moscou. Ils convoquèrent une conférence qui se tint à Berlin en décembre 1920. Cette conférence peut être considérée comme le début du renouveau de l'A.I.T. Y était représentés :
Amérique : Industrial Workers of the World (IWW) avec 100 000 membres
Argentine : Fédéracion Obrera Régional Argentina (FORA) avec 125 000 membres
France : Comités Syndicalistes Révolutionnaires (CSR), qui déclaraient représenter près de 300 000 adhérents
Allemagne : Freie Arbeite Union Deutchland (FAUD) avec un peu plus de 100 000 adhérents
Royaume-Uni : Shop-Steward and Workers Committees Movment avec 200 000 membres
Suède : Sveriges Arbetaren Centralorganisation (SAC) avec 32 000 membres
Pays-Bas : National Arbeids Secrétariat (NAS) avec 40 000 adhérents.

Ainsi, 900000 travailleurs étaient directement représentés par leurs délégués.

Mais à ce chiffre il faut ajouter ceux des quatre centrales suivantes qui ne purent qu'envoyer une adhésion écrite :
Norvège : Norsk Syndicalist Fédération (NSF) au chiffre d'adhérents non connu
Portugal : Confédéraçao Geral Del Trabajo (CGT) environ 200 000 adhérents.
Italie : Unione Sindacale Italiana (USI)
Espagne : Confédéracion Nacional del Trabajo (CNT)

Ensemble, ces deux derniers syndicats comptaient plus d'un million d'adhérents.

Un délégué des syndicats russes fit le déplacement pour déclarer que cette conférence n'avait aucun sens puisque tout devait se décider à Moscou l'année suivante.

Les délégués furent unanimes (seule la délégation française s'abstint) pour affirmer que les syndicalistes devaient d'abord formuler leur propre opinion. La conférence, à la suite d'une longue discussion, se retrouva sur la résolution suivante


L'Internationale Révoltionnaire Syndicaliste (IRS). se bat sur le terrain de la lutte des classes et, de la part de la classe ouvrière, ce combat sera sans répit et sans concession.
L'Internationale qui est donc une force de résistance révolutionnaire face à la domination économique et spirituelle du capitalisme et de l'état lutte pour leur destruction afin de construire une société communiste et libre.
La conférence affirme que la classe ouvrière est en mesure de détruire l'esclavage économique, politique et spirituel du capitalisme par l'usage insurrectionnel et révolutionnaire de ses instruments d'organisation qui s'expriment pleinement dans l'action révolutionnaire visant au renversement de la société actuelle.
L'A.I.T. devra administrer dans l'avenir l'organisation et la réglementation de la production et de la distribution au moyen de l'organisation syndicale de chaque pays.
L'A.I.T. est totalement indépendante de tout parti politique.

A la suite de cette première conférence, un bureau de liaison et d'information est constitué. Il sera administré par trois membres de chacune des organisations des pays suivants : Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas.

Le congrès de Moscou, l'année suivante, n'allait rien résoudre mais embrouiller davantage l'écheveau.

En Italie, depuis que les occupations d'usine s'étaient terminées par une défaite voulue par les socio-démocrates, la réaction politique était en train de s'opérer et Mussolini se préparait à assumer totalement le pouvoir. Au même moment des militants historiques du mouvement ouvrier italien (Borghi et Malatesta) et beaucoup de militants furent arrêtés. Profitant de ce flottement, les militants bolcheviks s'emparent des postes de responsabilité de l'U.S.I. C'est un groupe communiste qui ne représente que lui-même qui se rendra à Moscou et s'affirmera seul représentant du syndicalisme italien.

En Espagne, règne une véritable "prohibition" syndicale avec rafles d'une énorme ampleur dans les milieux syndicaux. Sinon tous les adhérents, la totalité des militants est arrêtée. C'est au moment où une forte majorité du mouvement ouvrier espagnol traverse une phase de désorganisation qu'un comité provisoire surgit "ex-nihilo", désigne A. Nin et Arlandis pour assister au congrès de Moscou. A cette occasion, ces deux délégués deviendront marxistes et antilibertaires. Les délégations de ces deux derniers pays se montreront favorables à une adhésion inconditionnelle à L'Internationale Syndicale Rouge ; mais dès que ce qui subsiste de la base militante espagnole et italienne aura connaissance des délibérations de ce deuxième congrès, les délégués seront désavoués et leurs votes invalidés.

C'est ainsi que l'année suivante, lorsque la C.N.T. réussit tant bien que mal à organiser un plénum, elle condamne les "délégués" de Moscou, se prononce pour l'autonomie syndicale, se déclare partisane de la révolution sociale avec comme but final le communisme libertaire. Dans le même temps, la C.G.T. portugaise qui avait rompu tout lien avec l'I.S.R., diffuse un texte de base adopté par son dernier congrès et. qu'elle considère comme contenant les idées qui opposent invariablement les anarcho-syndicalistes aux communistes :

"La C.G.T. est révolutionnaire tant par son action quotidienne que par son projet révolutionnaire ; elle se refuse à collaborer avec les organisations bourgeoises comme avec les partis politiques quels que soient leurs buts et leurs moyens d'action. La C.G.T. se refuse à reconnaître dans le parti communiste ibérique une organisation révolutionnaire à laquelle on pourrait laisser le contrôle de la production. La C.G.T. estime que la socialisation générale ne peut être entreprise que par les intéressés : les paysans pour la terre, les ouvriers pour leurs usines, etc ... En aucune manière, ce but ne peut être atteint par un parti."

Les syndicalistes révolutionnaires d'Argentine adoptent les mêmes positions.

La F.A.U.D. allemande décide d'organiser un référendum interne sur les relations à entretenir avec l'I.S.R. : la quasi totalité des militants s'opposent à l'envoi d'une délégation à Moscou.

Mais ce qu'il faut essentiellement retenir, c'est que du fait de ces divers refus (Portugal, Argentine, Allemagne) ou grâce à la participation de délégations non représentatives (Italie, Espagne), le deuxième congrès de Moscou est majoritairement favorable à l'Internationale Syndicale Rouge.

La C.G.T.U. française y mena un combat d'arrière garde : depuis la scission de 1920, les principes anarcho-syndicalistes y étaient majoritaires. C'est seulement après les évènements de janvier 1922 (des militants communistes assassinent deux militants anarcho-syndicalistes à la Bourse du travail de Paris, à la Grange aux Belles) que les communistes associés aux syndicalistes révolutionnaires de la tendance Monatte, réussissent à s'emparer de la C.G.T.U. Alors, les anarcho-syndicalistes se retrouvèrent pour fonder la C.G.T. syndicaliste révolutionnaire en 1926.

LA 2ème CONFERENCE INTERNATIONALE DES SYNDICATS, OCTOBRE 1921 à BERLIN

En octobre 1921, s'ouvre à Düsseldorf le treizième congrès de la F.A.U.D. et simultanément se tient une conférence internationale qui prend la décision de construire une internationale syndicaliste indépendante. On trouve dans la résolution adoptée "Attendu que les congrès de l'Internationale Rouge des Syndicats n'ont pas abouti à la fondation d'une véritable Internationale Syndicaliste, les représentants des organisations syndicalistes d'Allemagne, Pays-Bas, Suisse, Tchéchoslovaquie, Etats-Unis réunis à l'occasion du congrès de la F.A.U.D. sont convaincus de la nécessité d'organiser un nouveau congrès international".

L'U.S.I. s'associe à cette résolution.

3ème CONFERENCE DE JUILLET 1922 à BERLIN.

Les organisations allemande, française, suédoise, norvégienne, espagnole, néerlandaise participent à cette conférence à laquelle assistent deux délégations venant de Russie : la première représente la minorité syndicaliste libertaire de ce pays, la seconde les syndicats liés au Parti Communiste. Cette conférence sera, pour cette période, l'ultime confrontation théorique institutionnalisée entre les "communistes autoritaires" et les "syndicalistes anti-autoritaires". Ces derniers présentent aux syndicalistes bolcheviks la demande suivante :


La confédération des syndicats russes s'engage-t-elle à oeuvrer pour la libération des syndicalistes et des anarchistes qui sont emprisonnés pour leurs idées ?
La confédération des syndicats russes demandera-t-elle au gouvernement russe que les compagnons puissent militer sans restriction pour leurs idées syndicalistes révolutionnaires, à la condition qu'ils ne combattent pas le régime par la violence ?

Les réponses à ces questions furent au mieux floues et évasives.

Peu après, tous les délégués communistes quittent la conférence en déclarant hautement et clairement que la lutte allait s'engager contre le syndicalisme libertaire.

La conférence prend acte de cette rupture totale et définitive. Elle constate de plus que l'Internationale Syndicale Rouge n'est pas en mesure de regrouper tout le prolétariat international enfin, elle se prononce clairement pour la fondation d'une Association Internationale des Travailleurs, l'A.I.T.

A cet effet, un bureau provisoire est constitué avec pour mission d'organiser le premier congrès afin de "rendre possible l'union de toutes les forces syndicalistes révolutionnaires du monde dans une seule organisation".

LE CONGRES DE FONDATION DE L'AIT

Il se tient six mois après, à Berlin, du 25 décembre 1922 au 2 janvier 1923. Y participent :
Argentine : F.O.R.A. deux délégués, 200 000 adhérents ;
Chili : I.W.W. [4], un délégué, 20 000 adhérents ;
Danemark : U.S.P., un délégué, 600 adhérents ;
Allemagne : F.A.U.D., huit délégués, 120 adhérents ;
Pays-Bas : N.A.S., quatre délégués, 22 500 adhérents ;
Italie : U.S.I., deux délégués, 500 000 adhérents ;
Mexique : C.G.T., représentation indirecte, 30 000 adhérents ;
Norvège : N.S.F., un délégué, 3 000 adhérents ;
Portugal : C.G.T., adhésion écrite, 150 000 adhérents ;
Suède : S.A.C., deux délégués, 32 000 adhérents ;
Espagne : C.N.T. (le délégué fut arrêté par la Police espagnole), 1 050 000 adhérents.

Délégations présentes avec vote consultatif :
Allemagne : Union Ouvrière Générale (à tendance unitaire), un délégué, 75 000 adhérents ;
France :

Comité de Défense Syndicaliste (opposition encore interne à une C.G.T.U., liée quant à elle à l'I.S.R.), deux délégués, 110 000 membres.
Fédération du Bâtiment (qui s'est rapidement détachée de la C.G.T.U.), un délégué, 32 000 membres.
Fédération de la Jeunesse de la Seine, un délégué, 750 membres

Russie : Minorité Syndicaliste, deux délégués.

Il est intéressant de noter que, dans la résolution finale, le congrès rapproche sa décision de fonder une autre internationale de la scission qui s'était produite entre marxisme et bakouninisme. Il se justifie en arguant qu'un travail révolutionnaire positif s'avère impossible avec la tendance marxiste du mouvement ouvrier.

LES GRANDS PRINCIPES TACTIQUES & THEORIQUES DE L'A.I.T.

Les théories et tactiques dont s'inspirent les anarcho-syndicalistes furent mises en pratique puis formulées dès le XIXème siècle. Il faut signaler que le syndicalisme révolutionnaire fut d'abord une pratique sans doctrine qui ne fut "théorisée" qu'avec Pelloutier au début du XXème siècle.

Dans un récent congrès, les sections de l'A.I.T. affirment que l'évolution des techniques ne modifie en rien le problème fondamental de l'exploitation. A l'inverse, elles pensent pouvoir constater que les idées force de leur syndicalisme anti-autoritaire sont toujours d'actualité. "Le syndicalisme révolutionnaire part de bases concrètes, la profession, qui est à l'ordre économique ce que la commune est à l'ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l'organisme s'édifie, tandis que la révolution césarienne part de la doctrine pour y faire entrer de force le réel".(A. Camus, Actuelles).

Dans ce qu'il serait superflu d'appeler l'idéologie syndicaliste révolutionnaire, la mise en application précède donc la formulation. Cela explique que tout ce qui est regroupé sous le terme d'action directe est avant tout un ensemble de luttes particulières où la base agit par elle-même sans intermédiaire.

Ce même ensemble s'est peu à peu affiné afin d'intégrer les solutions possibles aux problèmes nés de l'évolution économique - C'est ainsi que lorsque ce sont développées la concertation sociale et les commissions paritaires, l'anarcho-syndicalisme à dû s'adapter sans se trahir. pour faire face aux représentants institutionnalisés du personnel, les militants libertaires se montrent favorables, lorsque les circonstances l'exigent à l'élection par la base de militants qui, pourvus d'un mandat impératif très limité n'ont qu'une fonction de représentation indirecte sans possibilité d'initiative [5]. De plus, ce délégués se doit de rendre compte à ses mandants de son activité. Il sera révocable à tout moment et non immédiatement rééligible.

On pourrait penser que ce syndicalisme parallèle n'est que la survivance moribonde d'un romantisme révolutionnaire inadapté alors que beaucoup ont voulu que l'après-guerre soit l'ère de nouveaux rapports sociaux allant dans le sens de la co-responsabilité, de la cogestion.

Plus simplement, les anarcho-syndicalistes sont fidèles à quelques grands principes. Les anarcho-syndicalistes estiment que les expériences de cogestion, de participation, d'actionnariat ouvrier ont pour résultat "la formation d'une nouvelle catégorie bureaucratique de représentants ouvriers, de délégués plus ou moins fonctionnarisés, de spécialistes syndicaux, catégorie qui s'intègre sans difficulté dans les cadres moyens dirigeants, servant de tampon lors des heurts sociaux ... La présence de représentants syndicaux dans les conseils d'administration n'est en rien un pas vers un régime de démocratie industrielle, mais bien une adaptation meilleure au système d'exploitation" (Louis Mercier Véga).

Pour éviter cette impasse bureaucratique, les anarcho-syndicalistes constituent des conseils de contrôle de la production et d'apprentissage de la gestion. De tels comités, totalement indépendants du patronat et de l'état, jouent un rôle d'instruction économique afin de préparer les travailleurs à la gestion directe de leurs entreprises.

Au travers de la lutte syndicale quotidienne, les grands principes de l'action directe sont appliqués ; l'action directe, c'est la traduction en termes syndicaux de la tactique de lutte de classes. Cette action est autonome, anti-bureaucratique, aux revendications plus qualitatives (organisation, durée, sécurité du travail) que quantitatives (hausse des salaires).

Toute lutte ne peut être que décidée, menée et conclue que par la base et pour la base. Le syndicat a pour tâche de coordonner les sections d'entreprises, d'assumer techniquement le soutien et la popularisation du conflit ; il convoque les réunions et dispense les informations économiques et juridiques.

Pour les syndicalistes libertaires, la grève est un effort des travailleurs en révolte. Elle est le résultat d'un état d'esprit combatif, générateur de solidarité (la contestation du pouvoir a pour résultat un accroissement du bien-être et de la liberté des exploités et donc une diminution des privilèges des exploiteurs).

Les syndicalistes anti-autoritaires s'opposent aux syndicalistes de métier qui ne réclament qu'une répartition plus équitable des fruits de la croissance. Les sections de l'A.I.T. mettent en avant la lutte contre l'aliénation économique née de la logique capitaliste (la contradiction permanente des intérêts des classes en lutte déterminera un fait social, la révolution, qui rompra brutalement le cours normal de l'antagonisme des intérêts économiques). Seule la grève générale permettra aux ouvriers de se libérer du capitalisme et donc du salariat. La grève générale est la transition nécessaire.

L'exemple de grève générale expropriatrice et insurrectionnelle se trouve dans les événements du 19 juillet 1936 en Espagne.

Il s'agissait de :
priver le capitalisme et l'état de toute possibilité de réaction (l'armée d'Afrique du nord échappa à cette première condition)
assurera après la prise de possession, la remise en marche de l'appareil économique en recourront à une organisation rationnelle, autogestionnaire et fédérative de la production, de l'échange et de la répartition.
mener la révolution vers son succès en dehors de toute médiation politique.

Cette révolution sociale, réalisation d'un monde nouveau est la finalité de l'action de l'A.I.T.

Pour cela, l'Internationale libertaire s'appuie sur les expériences de la Commune, de l'Ukraine de 1917 à 1921, des conseils de Bavière et dl Italie, de l'Espagne de 1936 a 39, de la Hongrie de 1956 . Série de tentatives qui ont lié la recherche d'une mutation économique profonde et le refus des dictatures prolétariennes.

Révolutions voulant briser le rapport capital/travail, état/société, et voulant mettre en pratique la gestion directe de l'économie, le fédéralisme, pour la réalisation du Communisme Libertaire.

Les anciens rapports de forces ne seraient pas seuls brisés car la collectivisation perdrait son essencemêmes'iln'y était adjoint une dimension extrêmement qualitative afin de promouvoir une nouvelle échelle des valeurs, un mode nouveau de développement. Dans cette optique, il ne signifie plus rien de réclamer l'autogestion des sociétés bancaires, des centrales nucléaires...

La souplesse des structures et l'absence de dogmes, donnent à l'A.I.T., et aux anarcho-syndicalistes, une grande faculté d'adaptation ; sa vision de la société est globale, et ne se cantonne pas au seul syndicalisme.

ANTOINE CASTEL
Ecrit par libertad, à 22:48 dans la rubrique "Pour comprendre".



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