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Les gens de Lampedusa et les infirmières du service des urgences se sont montrés secourables et généreux. Mais, à présent, Bilal est dans la voiture des carabiniers. Une route sans issue, non loin de l’aéroport. Sur la droite, un portail surmonté de fil barbelé. La porte s’ouvre : un carabinier apparaît. “Aux urgences, on nous a remis ça”, dit le militaire, descendu de la voiture, à son collègue. Bilal est accompagné, tête baissée, jusqu’à une petite cour où l’attendent d’autres carabiniers et un jeune vêtu de l’uniforme de la Miséricorde, l’association qui gère le centre d’accueil. Le jeune homme lui offre un verre d’eau et quatre croissants. Puis il tire d’un sac un tee-shirt en coton et un survêtement. “Mets ça, tu auras plus chaud”, lui dit-il. “Comment t’appelles-tu ? D’où viens-tu ?” s’enquiert un carabinier. “I don’t understand”, chuchote Bilal. On lui repose la question en écorchant les mots anglais. “Kurdistan ? Mais il est plus blanc que moi, comment peut-il être kurde ?” demande un carabinier. “Un Kurde qui parle anglais ? Pourquoi pas ? Ce ne serait pas un journaliste de CNN qui se serait infiltré chez nous, par hasard ?” “Oui, ou peut-être un journaliste italien ?” “Mais non, les Italiens ne font pas ce genre de choses”, répond la première voix. Le danger est écarté.
“Bilal, viens !” lance le jeune homme de la Miséricorde. Il prend un matelas en mousse avec un drap en papier et le pose dans le couloir entre une rangée de WC propres et une autre de toilettes d’une saleté repoussante. “Cette nuit, il dormira ici”, explique le jeune homme aux carabiniers. Un autre immigré ronfle, enveloppé comme une momie dans sa couverture. A travers une porte entrouverte, on aperçoit les silhouettes de dizaines de femmes, étendues à même le sol, et celle d’un enfant. Une très forte odeur d’urine flotte dans l’air. La lumière du plafond reste allumée. Toute la nuit, les carabiniers rient et parlent à voix haute. Il va falloir inventer une explication plausible d’ici à demain matin pour la couleur de peau de Bilal. La solution que j’ai trouvée : s’il est aussi pâle, c’est parce que son père est kurde et sa mère bosniaque.
Samedi 24 septembre
L’aube naît dans un fracas assourdissant. Un Airbus qui manœuvre sur la piste de l’aéroport voisin envoie les jets d’air chaud de ses réacteurs sur les fenêtres de la pièce où dorment les immigrés. Il fait encore noir, mais tout le monde est désormais réveillé. Des jeunes filles érythréennes ou éthiopiennes sortent de la pièce des femmes. Le calcul est vite fait : il y a presque une cinquantaine de femmes, adolescentes et adultes confondues, auxquelles il faut ajouter Bilal et l’autre homme qui dort dans le couloir. Et il n’y a qu’un WC, quatre douches et quelques lavabos. Les carabiniers refusent qu’on utilise leurs toilettes à la turque, les seules qui soient propres. Les jeunes filles africaines passent le temps en entortillant leurs tresses. Hier soir, 161 immigrés ont débarqué, suivis de 37 autres et de Bilal. “Bilal !” hurle un policier en lui faisant signe de le suivre.
Dans le bureau des identifications de la police, deux policiers en civil, un ordinateur et un jeune homme à l’allure berbère. C’est l’interprète. “Tu parles arabe ?” demande-t-il en arabe. “Oui.” “D’où viens-tu ?” “Du Kurdistan. Mais je voudrais continuer en anglais. L’arabe n’est pas ma langue, les Arabes ont occupé ma terre”, répond Bilal. Le choix de la langue est le premier sur la liste des droits des immigrés affichée dans le couloir - un document de la préfecture d’Agrigente.
Une jeune femme en tee-shirt militaire a rejoint l’interrogatoire. Les policiers l’appellent “Dottoressa”. Elle veut tout savoir. Bilal raconte qu’il voulait aller en Allemagne, qu’il a été enfermé dans un conteneur en Turquie, chargé sur un navire, puis sur un bateau à moteur à quelques milles de la côte italienne. Mais le bateau a coulé, et Bilal s’est enfui à la nage.
Bilal doit répéter par trois fois le récit de son voyage. Ils essaient de l’induire en erreur. Ils lui posent des questions pièges : “Si tu es kurde, tu parles ourdou ?” “Non, l’ourdou est une langue du Pakistan.” Ils se mettent en colère : “Tu ne viens pas de Turquie, tu viens de Libye. Comme le prouve cette inscription en arabe. Nous allons te renvoyer chez Kadhafi”, promet la “Dottoressa”.
Après l’interrogatoire, il faut enregistrer les empreintes digitales. Les doigts et les paumes des mains sont pressés contre la vitre rouge d’un scanner : on est automatiquement fiché. Un policier remet à Bilal un billet portant le numéro matricule 001, avant de le confier aux carabiniers.
Des centaines d’immigrés sont assis sur l’asphalte par rangées de dix entre deux baraques préfabriquées et quatre conteneurs. “Aujourd’hui, nous en sommes à 447 personnes”, avaient-ils dit dans le bureau de la police. “Allez dans le fond, allez, allez !” hurle un des carabiniers. Bilal se place derrière tous les autres, près de deux jeunes Egyptiens et d’un homme d’une cinquantaine d’années, petit et maigre, portant le maillot du footballeur Bergkamp (l’attaquant de l’équipe d’Arsenal). Un liquide violacé s’échappe d’une porte sur la droite et ruisselle sous les pieds des hommes des derniers rangs. Ça sent l’urine et les égouts. “Assis !” crie l’un des carabiniers. “Sit down.” “Mais là, dans le fond, c’est immonde”, dit son collègue, un gros jeune homme avec un accent napolitain. “L’adjudant a dit qu’il fallait qu’ils s’assoient.” “Sit down”, crie le premier homme encore plus fort, fouettant les oreilles d’un des immigrés avec ses gants de cuir. Bilal et les autres se sont accroupis pour ne pas se salir. Mais ce n’est pas suffisant au goût des carabiniers.
L’interprète berbère et un policier en civil appellent les clandestins qui vont quitter le camp. Un avion est en partance pour le centre de séjour temporaire de Bari, ou peut-être pour la Libye. Personne n’explique rien à personne. Le carabinier avec les gants de cuir essaie de fermer à coups de pied la porte d’où sort l’eau sale. Puis il se place dans une position stratégique et, toujours avec ses gants, il fouette les oreilles de ceux que l’interprète appelle. Quelques clandestins doivent repasser devant lui pour aller chercher dans la chambrée leurs maigres effets : ils prennent une nouvelle volée. Le carabinier rit, suivi de ses collègues. Nouvelles gifles. L’interprète et les policiers font semblant de ne rien voir. Mais, dans les rangées, les jeunes et les hommes assis par terre enragent. “Italien - putain -, cocu”, chuchote l’homme au maillot de Bergkamp.
Bilal et tous les autres doivent rester à terre, recroquevillés, pendant plus d’une heure. Après l’appel, il faut faire la queue pour le repas. Une assiette en plastique remplie de pâtes au thon, une autre avec des croquettes de poisson frit (du moins semble-t-il) et des légumes à la sauce aigre-douce, un sandwich, une pomme et une bouteille d’eau de deux litres, sans verres, à partager avec un autre “détenu”. On mange par terre, sous un soleil de plomb.
A l’intérieur, les lits superposés sont tous occupés, de même que les tables du réfectoire. A l’extérieur, derrière le réfectoire-dortoir, quelques matelas de camping ont été libérés par ceux qui viennent de partir. La plupart sont infestés d’insectes. Des puces, probablement. Et pas l’ombre d’un drap. Bilal s’écroule, sous le soleil, en protégeant sa tête avec la serviette qu’on lui a donnée en guise de couverture. Il est réveillé par un Egyptien : “Hé, ashara-ashara.” Ashara ? En arabe, ce mot signifie “dix”. “Ashara-ashara”, hurlent des carabiniers. Il faut aller se rasseoir dans l’eau des chiottes. En rang par dix : “Ashara-ashara.” On prépare encore un transfert : cette fois, l’avion d’Alitalia part pour Crotone, en Calabre.
Avant la fin de la journée, le bureau des identifications découvre que les empreintes de Bilal correspondent à celles d’un autre immigré : Roman Ladu, né à Bucarest le 29 décembre 1970. C’est le nom que j’avais pris en l’an 2000 pour réaliser une enquête sur les conditions de vie dans le centre de séjour temporaire (CST) de la Via Corelli à Milan, un centre qui a d’ailleurs été fermé depuis. Mais l’ordinateur ne dit pas aux policiers que Roman Ladu est en réalité un journaliste. Ni même, peut-être, que ce journaliste, qui avait pris l’identité de Roman Ladu, a été dénoncé et condamné à vingt jours de prison pour cette enquête. Ainsi Bilal, en vrai repris de justice, peut tenir bon. “Tu es roumain et tu parles italien”, insiste un inspecteur en civil. Un de ses collègues s’approche et demande : “Ce face ?” (comment vas-tu ?), avant de chuchoter à l’oreille de Bilal : “Pizda, pizda, pizda, pizda, pizda...”, une façon peu élégante de désigner en Roumanie le sexe féminin. Le regard de Bilal fixe le vide. Ils s’y reprennent avec une interprète marocaine, qui finit par conclure : “Je ne crois pas qu’il soit roumain.
Il parle arabe, mais il continue à demander que l’interrogatoire se fasse en anglais.”
Dimanche 25 septembre
Bilal veut aller aux cabinets. La baraque préfabriquée où se trouvent les toilettes est divisée en deux secteurs. Le premier contient huit douches - aux canalisations bouchées -, quarante lavabos, et huit WC à la turque, dont trois qui débordent d’une mixture pâteuse : c’est ici que le liquide qui s’écoule dans la cour prend sa source. Le second secteur comporte cinq WC - dont deux sans chasse d’eau -, cinq douches et huit lavabos. L’eau qui coule des robinets a un goût âcre. Il n’y a pas de portes, pas d’électricité, pas d’intimité. Et pas de papier hygiénique. Ici, il vaut mieux y aller la nuit, car, pendant la journée, le niveau de la merde dépasse la hauteur des savates.
Le 15 septembre dernier, Mario Borghezio, membre du parti populiste de la Ligue du Nord, avait pourtant déclaré que le centre de Lampedusa - qu’il venait de visiter avec une délégation d’europarlementaires - ressemblait à un hôtel cinq étoiles où il habiterait sans problème. Ce jour-là, le ministère de l’Intérieur s’était arrangé pour que seuls onze reclus se trouvent dans le centre.
A l’ashara-ashara du matin, les carabiniers s’aperçoivent qu’il manque cinq personnes. Après en avoir parlé entre eux, ils décident de ne pas le signaler. Impossible de savoir qui s’est échappé, car on ne fait pas l’appel : on se contente seulement de compter les prisonniers. Les carabiniers comptent les hommes une nouvelle fois et leur demandent de se rasseoir sous le soleil. Ils restent ainsi pendant des heures.
Les Erythréens et les Ethiopiens débarqués le lundi 19 vont tous devoir repartir. Beaucoup de mineurs sont enfermés depuis une semaine avec les adultes. Devant eux, un carabinier leur montre un gros téléphone portable : certains se couvrent les yeux avec les mains. On ne sait pas pourquoi. Finalement, ils sont 150 à partir.
Tous les immigrés se relèvent, pour se rasseoir aussitôt : c’est l’ashara-ashara du repas. Bilal est maintenant dans la troisième rangée. Le carabinier au gros portable se penche et montre l’écran aux mineurs assis à côté de Bilal : un film porno. Le carabinier se relève en souriant. “Et après, le shampooing”, annonce-t-il, en faisant mine de se masturber. Les jeunes rient. Puis le carabinier se penche de nouveau au-dessus de la première rangée avec son portable et demande que tout le monde le regarde. Un homme d’une trentaine d’années se couvre les yeux avec les mains. C’est un musulman pratiquant et il ne veut pas regarder. Le carabinier lui arrache les mains des yeux.“Regarde, comme ça tu vas apprendre”, dit-il en lui fichant l’écran sous le nez. Derrière eux, un carabinier plaisante avec un collègue : “Allez, laisse tomber, il est pédé.”
Le commandant arrive. Il veut se faire prendre en photo devant les prisonniers. Il crie : “Italia”, et tout le monde doit lever le pouce droit. “Allez, dit un autre carabinier, ceux qui ne répondent pas ‘uno’ ne mangent pas.”
Passe une autre journée. Des hommes jouent au foot sur une esplanade couverte de cailloux. Il n’y a pas assez de chaussures pour tout le monde. La moitié des joueurs porte la chaussure droite, l’autre moitié la chaussure gauche, et les deux gardiens de but jouent pieds nus. Soudain, peu de temps avant le dîner, tout le monde se tait. Un minibus et une ambulance font descendre 21 immigrés noirs. Ils sont épuisés, affamés, desséchés par le sel et brûlés par le soleil. Ils sont pris en photo, enregistrés, déshabillés et fouillés. On leur donne un thé chaud, un croissant et une serviette de bain ; ceux dont les vêtements sont trop usés reçoivent un survêtement. Ils ne tiennent plus debout. Une demi-heure plus tard, le portail s’ouvre : on les pousse dans la cage par groupe de six. Ils ne savent pas où aller, ils chancellent. Deux d’entre eux n’ont pas de chaussures. Cherrière - un Franco-Arabe soupçonné d’être l’un des plus célèbres passeurs de la Méditerranée - exige des carabiniers que les derniers arrivés soient servis avant les autres.
Cherrière est un véritable médiateur culturel : les carabiniers et la police font souvent appel à lui pour des traductions de l’arabe ou pour qu’il arrondisse les angles. Le médecin a aussi mis dans la cage un homme atteint de la gale : ses plaies l’empêchent de s’asseoir, mais les militaires insistent pour qu’il fasse comme les autres. “Nous avons donné des chaussures à tout le monde, dites à ces deux-là qu’ils ne viennent pas nous emmerder”, jacasse le chef de service de la Miséricorde. Les deux hommes restent pieds nus. Presque tous les derniers arrivés sont chrétiens. Avant d’aller dormir, ils entonnent un gospel de remerciement dans l’obscurité d’une chambrée. Impossible de retenir ses larmes.
Lundi 26 septembre
Bilal a enfin trouvé un lit de camp sur lequel dormir. Avec un matelas en mousse et une couverture qui ont déjà été utilisés par on ne sait combien de personnes. Il dort dans la même pièce que les passeurs égyptiens et quelques-uns de leurs passagers. Mais la nuit est courte. Les clandestins sont réveillés par les carabiniers qui font un karaoké avec l’ordinateur portable de la police. Il est 4 h 30 du matin : c’est la même équipe qui, hier matin, a montré les scènes porno sur le téléphone portable. Les hommes retournent se coucher. Mais impossible de dormir : un Airbus de la Windjet continue à tourner à basse altitude au-dessus de Lampedusa, en attendant d’atterrir.
Juste après le petit déjeuner, Bilal doit régler un problème sérieux : faire savoir à sa famille qu’il est enfermé dans le centre, afin qu’elle ne s’inquiète pas. La possibilité de contacter sa famille est le deuxième des droits des immigrés, comme le stipule l’avis de la préfecture d’Agrigente. Mais, chaque fois que Bilal et les autres ont demandé qu’on leur prête ou leur vende une carte téléphonique, le chef de service de la Miséricorde leur a répondu : “Pas moi, le directeur.” Ou bien : “Bukara (demain).” Ou encore : “Me casse pas les couilles !” C’est sans doute pour cette raison que quelques passeurs, enfermés depuis des semaines dans la prison, font des affaires en or en vendant 20 euros des cartes d’une valeur de 3 euros. Comme personne ne peut sortir, on peut se demander qui les leur procure...
Le soir, après le dîner, une autre nuit infernale se prépare. Une embarcation à la dérive, contenant peut-être 350 passagers, s’apprête à accoster à Lampedusa. Les policiers du bureau des identifications et les employés de l’association de la Miséricorde retournent au travail. Même les carabiniers de la brigade mobile sont prêts pour les fouilles. Ce soir, l’équipe de service est composée de carabiniers corrects. Lorsque les premiers passagers du bateau arrivent, à bout de forces, les hommes de l’équipe se font comprendre avec des gestes, sans hurler.
Mardi 27 septembre
C’est une journée d’attente. Les transferts annoncés la veille ont été retardés : la police doit d’abord identifier les derniers arrivés. C’est la première fois, depuis que je suis là, que les chambres sont nettoyées. L’un des employés de la Miséricorde utilise le balai avec lequel il avait tenté, en vain, de nettoyer le sol immonde des cabinets. Ils avaient même fait venir une pompe. Mais, au lieu d’aspirer la merde, la machine l’avait projetée sur les murs des WC. La nourriture, elle aussi, a un drôle d’aspect. Samedi soir - et ce n’était pas la première fois -, la fine côtelette n’était pas composée de viande, mais d’un mélange de chapelure, de farine et peut-être d’œuf. Cette côtelette sans viande veut dire qu’il y a quelqu’un, à Lampedusa, qui refile de la chapelure pour de la viande.
Mercredi 28 septembre
L’ashara-ashara de midi est une parade fasciste. C’est la même équipe que celle qui, samedi dernier, a fait asseoir Bilal dans les eaux putrides. Il y a désormais 600 immigrés dans le camp. Tout le monde est assis, en attendant le repas. Un brigadier, qui ressemble un peu à Mussolini, pose les mains sur ses flancs et fléchit les genoux. Puis il salue ses collègues en tendant le bras droit. Pourtant, hier après-midi, Bilal l’a vu porter un malade dans les bras et le ramener de l’infirmerie à son lit de camp.
Les policiers vont travailler jusque tard dans la soirée pour terminer les interrogatoires de ceux débarqués lundi dernier. Il y a maintenant 180 nouveaux arrivés à enregistrer, fouiller et caser. Les carabiniers, munis d’un masque et de gants de latex, se mettent aussitôt à contrôler les poches et les sacs. Ils sont aidés par un collègue en civil. “Déshabille-toi”, dit-il à un jeune homme en maillot de corps qui tremble de froid et de peur. “What is the problem ?” hurle le carabinier en le frappant sur la tête. Tous les hommes qui, à cet instant, sont nus devant les carabiniers reçoivent des coups. Le brigadier qui imitait Mussolini à midi apparaît enfin. “Celui-là te pose un problème ?” demande-t-il à son collègue en civil. Et il lance un coup de poing en plein dans la poitrine du jeune homme, qui ne comprend pas ce qu’il a fait de mal et qui reste là, immobile.
Une autre rangée d’immigrés s’avance, d’autres gifles partent. Arrive un employé en uniforme de la Miséricorde. Peut-être les arrêtera-t-il. Mais non, il regarde et se met à rire. Le bruit des gifles résonne dans la pièce pendant une demi-heure. Au bout de tout ce temps, une fonctionnaire de police se rend compte enfin de ce qui se passe. “Adjudant, dit-elle sur un ton nerveux, allez voir de l’autre côté ce que font vos hommes : j’entends un peu trop de mains qui s’agitent.” L’adjudant fait demi-tour et rejoint les autres carabiniers. “Hé, les gars, allez-y mollo”, leur dit-il, et ils se mettent à rire.
Lorsque les six derniers immigrés sont emmenés dans la prison, la nuit est déjà très avancée. Ils vont devoir dormir à même le sol parce qu’il n’y a plus de lits de camp disponibles. Les carabiniers s’amusent en préparant un barbecue dans la cour.
Jeudi 29 septembre
Bilal passe toute la journée à convaincre un groupe de musulmans fervents qu’il ne peut absolument pas les suivre pour la prière. A 6 heures du soir, avant l’ashara-ashara du repas, une voix féminine réussit à le faire changer d’humeur. “El-Habib Ibrahim Bilal. Demain matin, à 8 heures, présente-toi devant le portail : tu vas être transféré”, lui dit en arabe l’interprète marocaine. “Quelle destination ?” “Agrigente.” Une file de prisonniers enfermés dans la prison se forme devant Bilal pour le saluer. Rachid, 31 ans, marocain, débarqué hier soir, lui explique comment ça fonctionne : “On va te donner un décret d’expulsion. Tu le gardes pendant cinq jours et tu vas où tu dois aller. Puis tu le jettes. Moi, c’est comme ça que je vais faire : j’irai à Padoue, où vit mon cousin. J’ai déjà un travail qui m’attend. Il n’y a pas d’autre moyen pour entrer en Italie.” Le soir même, 350 autres immigrés débarquent. Mais c’est le tour de l’équipe du brigadier sympa et personne ne reçoit de coups.
Vendredi 30 septembre
Lorsque Bilal revient de sa douche nocturne, un orage réveille les centaines de personnes qui s’étaient endormies à la belle étoile. Devant le portail, les carabiniers enregistrent un nouveau débarquement. Et, de nouveau, ils frappent les jeunes qu’ils fouillent. Les carabiniers ne s’interrompent que lorsque passe le lieutenant en civil. Lorsque le soleil est haut dans le ciel, 1 250 personnes ont été entassées.
Bilal est emmené près de la sortie, où l’attend le groupe qui va être transféré : 9 adultes et 35 mineurs. La Miséricorde distribue à tous un tee-shirt blanc, et des chaussures aux hommes qui n’en ont pas. Mais elle ne rend pas l’argent que les jeunes avaient déposé au secrétariat. Les carabiniers les ont accompagnés à la sortie sans leur dire qu’ils allaient être transférés. “Aujourd’hui, ce n’est pas le bon jour, il n’y a personne dans le bureau pour vous rendre votre argent”, explique un jeune de la Miséricorde.
A l’embarquement du ferry pour la Sicile, les derniers touristes de la saison regardent la file d’immigrés marcher sous escorte. Chacun d’entre eux porte un sac avec deux sandwichs et une bouteille d’eau. Ils vont voyager toute la journée dans le salon du bateau, surveillés par un brigadier et deux carabiniers très courtois. A Porto Empedocle, les 45 immigrés sont emmenés par un bus escorté par la police et déposés à la préfecture de police d’Agrigente. Bilal et les huit autres adultes sont séparés des mineurs, qui iront dans une institution en attendant d’être confiés à des membres de leur famille vivant déjà en Italie. Les autres reçoivent trois feuilles de papier, un sac avec deux sandwichs et une bouteille d’eau. Puis ils sont embarqués sur un fourgon qui démarre à toute allure en direction de la gare. “Les gars, écoutez-moi !” explique un fonctionnaire en anglais. “Vous êtes libres. Vous avez cinq jours pour quitter l’Italie.” Bilal, malgré son alter ego roumain et ses antécédents judiciaires, est libre lui aussi. Dès qu’ils ont compris, les hommes éclatent de joie. L’un d’entre eux saute au cou de l’inspecteur, qui sourit mais préfère ne pas être embrassé.
Fabrizio Gatti L’Espresso
Source :
Le courrier international
Lu sur :
Radio Air Libre