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Contre la pacification
Lu sur infos.samizdat.net : "Souvent, la vie dans les quartiers pauvres est rendue encore plus dure par des comportements d'agression verbale et physique, par des logiques de bande et de territoire, par des mentalités machistes et pré-mafieuses. Mais les comportements que la société reproche à leurs auteurs sont très largement produits par elle. La culture de ghetto ne fait que transposer les modèles que la société propose à travers ses écrans : la virilité armée, la réussite cynique, la consommation de marques coûteuses. On pourrait de la même façon montrer que c'est l'anomie et l'apartheid socialement fabriqués qui conduisent au bricolage d'identités-refuges à partir desquelles l'extérieur est perçu, indistinctement, comme ennemi en puissance. On pourrait aussi montrer que le renforcement de la répression renforce moins la sécurité réelle que l'appareil répressif, déplace les difficultés (dans l'espace, dans la société), creuse un fossé né des inégalités. Les considérations qui précèdent ont été souvent développées et approfondies par d'excellents auteurs. Naguère encore, elles réapparaissaient facilement dans les conversations et les écrits de la fraction de gauche des classes moyennes intellectuelles ou intellectualisées. Mais on a assisté à une évolution, d'abord lente, puis accélérée par les prises de positions de politiciens qui ont contribué, là-dessus, à libérer la parole. Perceptible aussi bien dans les conversations quotidiennes que dans certains articles de Charlie Hebdo ou de Nova, cette évolution a abouti à un basculement sécuritaire d'une fraction notable des classes moyennes.

Au moment même où ils appellent à la répression de la « délinquance », ses partisans insistent beaucoup pour continuer à se présenter comme « de gauche », que ce soit de manière explicite (comme certains profs qui ont écrit au Réseau) ou en arborant les signes d'une culture progressiste. Voyez, par exemple, cette page « Débats » du Monde du 16 février 2002 où deux libres opinions émanant d'universitaires concluent unanimement à la nécessité de taper dur : l'une commence par une discrète défense de Mai-68 pour caractériser ensuite l'attitude des « barbares » des banlieues comme proche du terrorisme ; l'autre se réfère au doux anar Georges Brassens, mais c'est pour défendre la police et soutenir que le principal handicap que subissent les jeunes des quartiers « difficiles », c'est non pas leur situation sociale, mais la présence de « violents » [1]. Cette gauche s'est ralliée à la rhétorique punitive de type étasunien : doctrine de la « vitre brisée », qui fait des « incivilités » le début de la grande criminalité, recyclage pseudo-scientifique du vieil adage « qui vole un oeuf vole un boeuf ».

Cette évolution repose à la fois sur le démenti cinglant apporté par la réalité au traitement humanitaire-pacificateur du « malaise des banlieues » et sur le malaise profond qui ne cesse de s'accentuer dans certaines composantes des classes moyennes. Durant les années Mitterrand, les politiques officielles avaient pour point commun de détacher les difficultés de la vie dans les quartiers pauvres de la question sociale, efficacement secondées en cela par des organisations officieuses du type SOS-Racisme. Ces dernières, en travaillant à ramener sans cesse les débordements d'énergie de la jeunesse dans l'enclos des exigences « éthiques » du « respect des différences » et de la « tolérance », ont contribué à empêcher la fusion des révoltes de la jeunesse scolarisée (mouvements lycéens et étudiants) avec la révolte d'une jeunesse en rupture d'institutions (émeutes et pillages), fusion qui aurait pu prendre, par exemple à la suite des grandes manifs lycéennes ou anti-CIP et qui aurait pu déboucher sur une remise en cause plus générale de la société.

D'un gouvernement qui gérait avec zèle cet approfondissement de l'exploitation capitaliste qu'on a appelé « acceptation des réalités économiques », on ne pouvait évidemment attendre qu'il reconnaisse que la situation des « quartiers sensibles », comme il disait, était l'aboutissement logique de la surexploitation de la main-d'oeuvre immigrée recrutée en masse durant les trente glorieuses, avant d'être reléguée dans l'inutilité sociale. On ne pouvait non plus lui demander d'admettre que les enfants des relégués se retrouvaient piégés, gavés qu'ils étaient de propagande consumériste en se voyant refuser l'entrée au paradis de la consommation — sauf pour les « plus méritants » qui accepteraient de trimer dur pour gagner dix ou cent fois moins que les dealers, héros de cette économie parallèle qui n'était que la réplique à une échelle modeste de l'économie de casino en ascension triomphale.

Mais de cette petite bourgeoisie intellectuelle qui avait su produire, à la fin des années soixante, un renouveau de la critique sociale avec, notamment, le situationnisme, on aurait pu penser que pourraient provenir davantage de capacités et de désirs d'interventions contre la mise en place d'un apartheid social. En fait, prise entre ses propres craintes devant la menace du chômage ou la remise en cause des avantages acquis et la montée de Le Pen instrumentée par l'Élysée, la néo-petite bourgeoisie limita son activisme à crier occasionnellement « tous ensemble, tous ensemble » avec les ouvriers et « le fascisme ne passera pas » avec tout le monde. Pendant ce temps, les politiques gouvernementales trouvaient leur figure emblématique avec Bernard Tapie, affairiste nommé ministre de la Ville, qui n'avait à offrir aux jeunes que son arrogance de filou et des voyages dans l'Himalaya — mais jamais plus de travail à l'ancienne (c'est-à-dire stable et offrant un sentiment d'appartenance, et une forme de reconnaissance sociale).

Au-delà des bonnes intentions qui, pour les intervenants de base, n'étaient pas discutables, le seul projet réel des gouvernements comme des organisateurs de spectacles SOS Racisme, était la pacification des tensions sociales. Il fallait que les cités cessent de flamber pour que les électeurs qui vivaient à leur contact cessent de voter pour Le Pen, cette marionnette qui, après avoir rempli sa tâche – gêner la droite –, a fini par échapper à ses créateurs tandis. Tandis que la pacification des banlieues échouait, la vie quotidienne des quartiers pauvres se dégradait encore et la mode de la haine « rappée » passait. Dans les centres-villes, la présence de la banlieue (et de certaines cités intramuros) devenait plus visible, on se faisait voler son portable à la sortie des bars branchés et on cessait d'être sensible à la beauté de la révolte pour ne plus percevoir que les valeurs régressives (mysoginie et culte de la force physique) sur lesquelles certains révoltés s'étaient enfermés. Au sein des classes moyennes, on glissa de l'éloge de la tolérance à la tolérance zéro. Ainsi s'affirmait l'échec d'une démarche politique réduite à une vertu qu'on était sommé de posséder.

Le nuage qui s'est élevé au-dessus de Manhattan le 11 septembre 2001 va obscurcir pour longtemps l'horizon de la planète entière. De la crise de la new economy aux tours effacées de la surface d'un monde dont elles surplombaient l'imaginaire, des crimes d'une l'armée d'occupation en Tchétchénie à ceux d'une autre en Cisjordanie, des signaux se répondent, répandant le même sentiment chez un nombre croissant d'habitants du globe : fini de rigoler. La campagne afghane, reprise en main d'une banlieue planétaire en attendant, peut-être, quelques autres, montre comment les dominants entendent aujourd'hui traiter les périphéries. Mais ce qui se passe à notre porte nous en persuade chaque jour davantage : les notions mêmes de centre et de périphérie tendent à perdre leur pertinence. Pour reprendre la terminologie des « désobéissants », l'Empire plonge peu à peu le monde dans une guerre civile globale.

C'est dans ce contexte qu'une large fraction de ces classes moyennes qui hésitent sans cesse entre le camp de la transformation sociale et celui de la conservation, a basculé. Face aux angoisses de l'avenir, le choix du sécuritaire trahit celui de la conservation, au plus étriqué, des avantages acquis.

À côté de la démarche humanitaire, ultra-majoritaire, qui échoua dans les banlieues, il y en eut une autre, ultra-minoritaire, qui échoua également, mais de manière bien différente. Des petits groupes, ultra-gauche et libertaires, qui défendaient encore l'utopie révolutionnaire tentèrent de donner la portée d'une critique sociale au bouillonnement banlieusard. Le rassemblement d'individus (une trentaine à son maximum) qui, au début des années quatre-vingt-dix, fit la revue Mordicus était bien représentatif de cette autre sorte de bonnes intentions. Il s'agissait de montrer la portée universelle de la révolte des périphéries. Cela conduisit à des raccourcis abusifs, qui assimilaient, sous forme de rap, l'incendie de voiture à une critique de la civilisation de la bagnole. Cela me valut aussi, anecdotiquement, d'être inculpé, en tant que directeur de publication, d' » apologie du vol, du meurtre et du pillage ». La grotesque importance qu'on voulut nous donner, du côté policier, eut tôt fait de se dissoudre dans la procédure et les poursuites furent abandonnées. Entre-temps, nous étions aussi allés à Mantes-la-Jolie, aux manifestations de protestation contre la mort d'Aïsha, étouffé par l'asthme dans une cellule de commissariat, après avoir été tabassé. Nous fîmes quelques belles rencontres mais ce fut à la fois l'apogée et la fin de cette brève tentative.

La démarche humanitaire, rejetée aujourd'hui par les déçus de gauche, a échoué parce qu'elle visait à pacifier les rapports sociaux. Mais il n'y aura jamais de paix tant qu'il y aura un sentiment d'injustice sociale, et il y aura de l'injustice sociale tant qu'il y aura du capitalisme. Le présent texte – qui n'engage, faut-il le rappeler ? que son auteur – est de prendre parti contre la pacification, pour la subversion.

La politique sécuritaire promue par Lionel Chirac, Jacques Jospin et la plupart des autres candidats à la présidentielle ne fera pas disparaître la pauvreté mais va en aggraver la ghettoïsation. Le sentiment d'un arbitraire massif, d'une discrimination systématique, déjà très présent et à fort juste titre, chez les enfants des quartiers pauvres, va trouver de nouveaux aliments. Repérer puis marquer le « sauvageon » (c'est-à-dire le jeune décrété hors-société) et l'enfermer devient la principale tâche de l'État. Il faudra pour cela, et de plus en plus, recourir aux services d'un « sous-prolétariat de la sécurité ». Le cas des vigiles confrontés dans les centres commerciaux à leurs voisins de palier illustre le retour de cette logique énoncée au XIXe siècle par je ne sais plus quel milliardaire étatsunien : « j'ai les moyens de payer la moitié des prolétaires de ce pays pour qu'ils tapent sur l'autre moitié. » Il n'est pas sûr que certains membres des deux moitiés ne décident pas quelques jours de taper ensemble sur ceux qui exploitent leur affrontement.

Le tort particulier fait aux banlieues (relégation, stigmatisation) recoupe si bien le tort général que la société capitaliste fait subir à ses producteurs (exploitation salariale, aliénation consommatoire), et la précarisation galopante rejoint si bien la précarisation absolue des lascars, qu'il n'est pas impossible qu'un jour ou l'autre un terrain de lutte commun se dégage (ce fut une des limites du mouvement des chômeurs de l'automne 1998 de ne pas avoir mordu sur les « cités »). Les analystes de tous bords ne manquent jamais de regretter la disparition de la communauté ouvrière et de son parti communiste qui savaient autrefois, en leur offrant une socialisation, contrôler les banlieues. Aujourd'hui, à peine de retourner tôt ou tard dans le chevènementisme, la résistance d'une minorité des classes moyennes précarisées à la dérive sécuritaire ne peut déboucher que sur la nécessité de nouer des alliances avec des résistances autonomes dans les banlieues. Que ces alliances et ces résistances ramènent enfin le conflit avec les institutions comme l'un des moteurs de l'action apparaît à la fois inévitable et souhaitable. Contre les comportements barbares des petits racketteurs et la barbarie policée de l'État, il faut retrouver la solidarité dans une communauté subversive.

C'est un des apports les plus importants et intéressants des mouvements sociaux des dernières années (sans-papiers, précaires en passant par les grèves de 1995 et l'activisme à la Act Up) d'avoir expérimenté des formes de lutte (occupations, obstructions, sabotages, boycott, détournements, avec utilisation des nouveaux outils de communication…) qui refusent les limitations légalistes mais évitent de tomber dans les pièges de la violence, terrain sur lequel l'État dispose d'une supériorité écrasante. À moins de sombrer dans des incantations irresponsables et suicidaires, la volonté de confrontation avec les institutions ne pourra faire l'économie d'une critique de la violence. Il s'agit de rompre avec l'imagerie des radicaux autoproclamés incapables de voir que les manifestations les plus spectacularisées (les rodéos, les incendies de voitures, les affrontements ritualisés) sont prisonnières, pour la plupart, du spectacle et de la marchandise. En n'oubliant jamais de dénoncer l'obscène amalgame dominant entre les atteintes aux biens (graffitis), à la propriété anonyme (vol dans les supermarchés) et les brutalités ou les humiliations infligées aux personnes.

Toute tentative de développer un discours et des pratiques de rupture dans les banlieues devra se confronter aux nombreuses formes de régression qui y prospèrent. Mentionnons-en deux. Le machisme, d'abord : la lutte contre lui ne pourra se faire qu'avec les premières concernées. Le communautarisme à connotation religieuse ensuite : il faut à la fois se battre avec toute l'énergie disponible contre l'oppression du peuple palestinien et dénoncer toutes les formes de racisme, y compris la variante antisémite. La lutte contre l'antisémitisme ne concerne pas que les juifs : elle doit être aussi une priorité pour ceux qui rejettent toutesles politiques d'apartheid — que ce soit l'apartheid social en France ou celui, infiniment plus sanglant, de l'État hébreu. En tout cas, le seul mot d'ordre qui ait des chances de permettre de dépasser la barbarie, aujourd'hui, c'est : « Assez de consensus, du conflit ! »

Les lignes qui précèdent pourraient passer pour une fumeuse rêverie s'il n'y avait l'exemple de la lutte des précaires lancée par le combat victorieux des Mc Do du boulevard Saint-Denis, à Paris. Étendue ensuite à d'autres Mc Do puis entrée en résonance avec d'autres entreprises (FNAC, Maxi-Livres, Go-Sport, Eurodysney…), cette lutte a vu des jeunes précaires non politisés, qui n'imaginaient pas la veille d'avoir une telle activité, s'allier, trouver des solidarités et des tactiques transversales et tenir sur la durée, jusqu'à une victoire forcément provisoire, mais une vraie victoire. Ce combat a plus fait que mille politiques intégratrices pour lutter contre la barbarie dans les quartiers pauvres et donner à ses jeunes habitants le goût d'un collectif qui ne soit pas une bande régressive.

Aujourd'hui, sous la forme du Réseau contre la fabrique de la haine, se renouvelle une volonté de résistance à l'air du temps. Rompant avec le défaut récurrent des démarches qui ont tendance à voir dans la violence une garantie de radicalité, s'éloignant aussi des protestations sans conséquence du type pétitionnaire, le Réseau pourrait être une occasion d'échanges, entre centre-ville et périphérie, entre travailleurs intellectuels et précaires intellectualisés, entre membres des classes moyennes soucieux de rompre avec leurs déterminismes et classes dangereuses désireuses de représenter un danger plutôt pour les dominants que pour elles-mêmes. Souhaitons à ces rencontres d'êtres subversives, c'est-à-dire de transformer les parties en contact, avant de tenter de transformer ensemble le réel.

mars 2002
PAR SERGE QUADRUPPANI


Ce texte est extrait du recueil collectif La fabrique de la haine, publié chez L'esprit frappeur, septembre 2002.


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[1] Jacques Gaillard, « Des banlieues terrorisées » ; Charles Hadji, « Des « sauvageons » au fascisme ».


Copyright © 2002 Serge Quadruppani. Les copies conformes et versions intégrales de cet article sont autorisées sur tout support pour peu que cette notice soit préservée.

Ecrit par libertad, à 23:37 dans la rubrique "Pour comprendre".



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