Beaujo Laideur - Grenoble 17 Nov. 2005
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Indymédia Grenoble : "Il est environ 23 heures.Plusieurs centaines de jeunes gens, mais aussi des moins jeunes, des étudiants certainement, mais pas seulement, fêtent la sortie annuelle de cette misérable piquette infâme, dont les ventes sont dopées par une miraculeuse opération mercantile géniale : faire passer une pisse notoire pour du petit lait, en organisant une grande kermesse nationale, voire internationale.
Un événement unique dans le calendrier de la gastronomie gauloise : le culte programmé de la médiocrité viticole et de la veulerie marchande (un hommage à un Bacchus dévoyé et opportuniste), détériorant à cette occasion, l'image des vins français à l'étranger, en vomissant jusque chez nos voisins cette saloperie illégitime. J'ai nommé le surfait et mensonger "Beaujolais Nouveau", vedette incontestable (et à ne pas tester) de la soirée.
Retour à la Place aux Herbes. Des dizaines de jeunes sont montés sur le toit de la halle de la place, ou entrés dans des montées d'immeubles jouxtant la place, pour gagner les toits et contempler le spectacle de la désolation suprême : la foule allègre, se masse, revendique et scande à tout va son amour enjoué et conscient de la merde, et en redemande misérablement "Du Beaujo, du Beaujo !". Des centaines de bouteilles cassées maculent le sol. Cette sensation commune d'hilarité éthylique collective gagne partout, tout le monde rie avec tout le monde, on échange des bouteilles, on crie, on chante, on plaisante, on s'embrasse, on pleure, on vomit, on s'affale par terre, on se complait dans cette situation aussi grotesque que primesautière. "On sait que le Beaujolais c'est de la merde, mais c'est l'occasion de faire la fête !" Cet aveu conduit quelques oenologues éclairés à s'affaler rapidement sur les trottoirs, victimes de leur autodestruction...
Ce n'est pas tant la forme du rassemblement qui étonne, mais son occasion. La masse de pantins désinvoltes ne se soucie pas de participer à l'impact économique d'un rassemblement panurgiesque qui permettra d'écouler, en une soirée, ce que des milliers de supermarchés hard discount vendraient en une année en vin de table au rabais. Cette jouissance grégaire de gauloiserie de bon goût gagne tout le monde ? Non ! Car apparemment, il subsiste quelques résistants à l'euphorie alcoolisée, niaise et pacifique, quasi générale. Il s'agirait d'amateurs forcenés dudit Beaujo décidant de se prouver mutuellement leur aptitude à se mettre sur la gueule. Une bonne bagarre de gars bien bourrés.
Entre minuit et minuit trente.
Les pompiers sont appelés. Ils sont vraisemblablement bloqués par le nombre des fins connaisseurs de Beaujo réunis, amateurs amassés ; mais c'est qu'on ne peut plus passer ! Le véhicule, immobilisé, est pris à parti, cible de jets de bouteilles. Très vite tout s'enchaîne. Quelques voitures de policiers sont appelés et vite dépassées par les accrochages avec les Beaujofestoyants, puis plusieurs fourgons de policiers anti-émeutes se déchargent aux abords de la place. (Une autre version affirme que les Beaujofestoyants ont laissé passer pacifiquement le véhicule des pompiers, et que les accrochages sont arrivés avec la venue des policiers).
La mine grave de rigueur. Casqués, boucliers, armés de matraques, flashballs et grenades lacrymogènes, fiers et droits, uniformes luisants, sous les lumières de la place, tels des phallus bien lustrés avant la saillie, prêts à envoyer la purée. La phallocratie envoie ses plus éminents représentants en tenue de circonstance. Des bittes auxquelles s'amarre la Pire Rogue République. (Repue et oblique, où va la pirogue ?)
Première charge des Forces (de quel Ordre ? Toujours la même question ! Mais quoi qu'il en soit : charge des Forces).
Flashballs et grenades lacrymogènes sont tirés aveuglément sur la foule, qui est composée pour l'immense majorité (mais pas en totalité), de centaines d'apprentis oenologues aux papilles impotentes, certes, mais éminemment pacifiques. Flottement. Plusieurs charges sont effectuées sur la place. Les Beaujo gentilshommes, venus s'acoquiner avec la jeunesse sont outrés. Partout on débat, on déblatère, on s'atterre, on s'offusque. Les idées fusent, se diffusent. Les gestes aussi. Ici quelqu'un essaie de mettre feu à une poubelle, on apporte des palettes de bois (pour en faire des barricades ou des projectiles ?), là on crie, on insulte, on fait des doigts d'honneur. Un homme dépouillé, humilié, entièrement nu, traverse la rue Lafayette accompagné de deux personnes qui sont venues à son secours.
Quelques Beaujo Warriors, pas tous si éméchés que ça, projettent des bouteilles vides, pleines, des canettes, se ruent sur les policiers, se battent, frappent, se font immobiliser, plaquer au sol, frapper... Les policiers crient, grognent, frappent légèrement les utopistes qui tentent de parler pacifiquement avec eux. Gestes de menace, les matraques sont levées pour intimider, les gardiens de l'Ordre Public continuent de crier, de râler, de bruiter : "Barrez-vous !", "Rhaarh !", "Ferme ta gueule et casse-toi !"... La troupe est en place, compacte, immuable cerbère alerte, attentif au moindre fait et geste de l'ennemi désigné fauteur de trouble de la soirée : le Beaujofestoyant !
Plusieurs saillies desdites Forces dans la foule. Deux caméramen brillants par leur intégrité professionnelle, et leur honnêteté intellectuelle filment les jeunes qui insultent, font des doigts d'honneur, et tournent invariablement la tête lors des matraquages policiers, pour aller voir ailleurs.
Deux heures environ.
Des amateurs de Beaujo les plus illuminés décident de composer un tapis humain pacifique, en s'asseyant par terre face au cordon de soldats. Ils appellent alternativement au silence, puis à la chanson. On entend tout et n'importe quoi, de façon désordonnée : "Sarko démission !", "C.R.S., S.S.", "On veut du Beaujo !", "Policiers Fachos !", "Etat policier, dictature", "C'est à bâbord qu'on chante, qu'on chante ..." Sur ce dernier refrain à boire (et à déboire), les gros bras musclés des uniformes se tendent et s'élancent, et la gueule ouverte, les policiers commencent à piétiner les chanteurs de l’amicale du Beaujo, assis sur le sol, les isolent, les tabassent à terre, de l'autre coté, on fait tout pour les tirer vers l'arrière, pour les soustraire à la barbarie insolente des uniformes, on tente de se sauver, mais les policiers encerclent les derniers résistants en couvrant plusieurs issues de la Place aux Herbes. Des policiers font des signes aux journalistes, pour que ceux-ci aillent voir ailleurs. Pantins grotesques, les artisans boiteux de l'information tronquée s'exécutent, vont voir ailleurs ... ou éteignent leurs caméras pendant les vagues de charges à la matraque. Traques et matraques aveugle, en face de la poursuite des provocations puériles et pitoyables. Les policiers passent les menottes à quelques épaves alcooliques qu'on n'a pas le temps de traîner hors d'atteinte policière. Des jeunes femmes et des jeunes hommes ont peur, ne savent plus où se cacher, où par où fuir. Des gens pleurent, pas sous l'effet des gaz lacrymogènes, mais de la rage. Les deux girouettes journalistiques continuent de sélectionner les séquences à filmer de façon très partiale. Je demande à l'un des deux qui s'approche de moi : "Pourquoi vous filmez pas là, quand on tabasse des gens pacifiques, qui ne font que regarder ?", "Pourquoi vous faites ce que les policiers vous disent ?" 'Pourquoi vous partez pendant les accrochages ?" Réponse implacable et cinglante : "C'est bon là ! Vous nous cassez les couilles !"
Evidemment ce n'était pas à moi de lui dire quoi filmer, là où il faut ouvrir l'oeil. Pour avoir cette ultime prérogative, j'aurais dû avoir un uniforme bleu, un casque, un flasball, une légitimité d'intervention assise sur le socle des voix françaises qui optent pour une restriction permanente des libertés individuelles et collectives. Les gens veulent de l'ordre, des glissières de sécurité et des oeillères de bonne conscience. On leur donne. Ça passe par l'illusion d'un confort feutré régnant sur la vie urbaine, un temps. Mais le guet-apens liberticide se cache déjà partout dans chaque germe de fantasme sécuritaire sclérosant les votes politiques, dans chaque instinct de propreté maniaque dévorant les ébats publiques et les débats de comptoirs. Plus sournois qu’une chape de plomb, les tentacules rampants de d’étouffement larvé s’immiscent partout, disséminent leur venin.
Trois heures environ.
Je quitte la place, impuissant et désillusionné, à tenter de sauver une épave affalée à terre au milieu d’une ruelle, en plein délire de paranoïa, menottée par un flic et balancée dans l'ombre d'un fourgon. Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite, mais apparemment la foule se serait dissipée dans l'heure.
Ce soir-là, je n'ai pas bu une goutte de Beaujolais, immondice que j'exècre par dessus tout, mais je rentre saoulé. Ma tête bouillonne. Une fois de plus, je sens monter dans mes veines mon taux toujours grandissant d'intolérance à la présence policière. Angoisse. Choc thermal. Froid soudain, brusque. Les voitures et les fourgons que je croise sur le chemin du retour me glacent le sang. Les forces de l'ordre me terrorisent, m'insécurisent. J'aurais toujours quelque chose à me reprocher. J'ai l'impression de me réveiller toujours un peu plus, toujours le même matin, ce fameux matin brun... et il n'est pas ici question de discrimination, mais le résultat est le même. J'ai envie de pleurer, mais (et c'est rare chez moi) les larmes ne viennent pas. J'ai besoin d'amour, d'affection, j'ai envie d'un câlin que j'imagine réchauffant, comme un rempart contre cette agressivité, cette décharge de violence et toutes les souffrances qui découlent et qui coulent. Autour de moi, ça crie, ça crie, ça crie sacrifice des libertés sur l'autel de l'Ordre Public. Qui déjà, a dit que ces obsessions de propreté pouvaient être les résidus des problématiques du stade anal ? Et appliquées à l'échelle d'une nation, les concepts de stades de développement ça peut se modéliser, se théoriser comment ?
Selon les journalistes de France Info (Ah ! Ah !), ce vendredi matin, qui ont osé un sujet sur la Beaujolais Knight Fever grenobloise, 17 policiers auraient étés blessés, ainsi qu'une vingtaine de Beaujofestoyants. Et une vingtaine d'interpellations. Seraient en cause : « des étudiants passablement éméchés ». On se demande qui étaient les plus bourrés, et les plus stupides : les policiers bavant et frappant ou les jeunes dilettantes nonchalants sur-alcoolisés.
On a beau jeu de dénoncer le sommet international de la presse, au sujet de la fracture numérique Nord / Sud, au Maroc, et les abjects déboires collatéraux occasionnés : violences sur les reporters, etc.
Mais, France hypocrite et orgueilleuse, regarde déjà chez toi avant de crier à l'infamie chez le voisin ! Regarde ta servile liberté de presse : elle n'est même pas bridée manu militari, elle est insidieusement assujettie à la solde de la bienséance dégoulinante qui phagocyte la communication de masse. Elle flatte d'elle même les bas instincts des citoyens. Ici, pas besoin de casser la gueule à une poignée de reporters droits-de-l'hommistes dérangeants, il suffit de tourner la tête au bon moment. Et éviter le problème. On a beau jeu et on a beaujolais : un rassemblement qui n'a rien de politique à la base, ni dans le fond, ni dans la forme, un rassemblement à la gloire des producteurs honteux d'une boisson insipide qui finit en scandale de trouble faits.
Les Bleus, et les petits Glands qui boivent du Rouge...
Nous voilà dans de beaux drapeaux !
Vive la France !
Cocorico !
Un citoyen grenoblois qui n'a rien à se reprocher, et qui pourtant est aigri.
à 14:54