« II est une autre guerre, à laquelle vous n'aviez pas songé, et qui dépasse l'autre de beaucoup en ravages et en frénésie. Je parle de la guerre civile. ».
CELLE QUI FAIT CE CONSTAT (toujours actuel), en septembre 1871, est aujourd'hui bien mal connue. André Léo (1824-1900), en effet, n'a pas connu le sort de Louise Michel: elle n'a pas été « récupérée » mais totalement oubliée, ou plus justement, comme dit Alain Dalotel, qui en propose une biographie passionnante « rejetée » ou « exclue ». Dans son livre intitulé André Léo. La Junon de la Commune, il retrace la vie et les combats de cette communarde, libertaire et féministe engagée.
Léodile Béra (son nom de jeune fille), d'abord mariée à un socialiste proche de Pierre Leroux (Grégoire Champseix), parvient, à la mort de celui-ci, à gagner sa vie en écrivant sous le pseudonyme d'André Léo pour élever seule ses fils jumeaux. Elle fait scandale en s'unissant librement à Benoît Malon, dont elle est de dix-sept ans l'aînée.
Le Figaro ironise: Benoît Malon « vient d'épouser radicalement madame André Léo » ! Leur histoire dure dix ans, après quoi, puisque « l'amour vrai n'existe que dans la liberté », elle le laisse partir vers d'autres aventures amoureuses et politiques. Et un journaliste de l'Estafette de noter en 1880: « Encore un socialiste, Malon, qui doit toute son éducation et son renom à une femme » - une dette bien souvent passée sous silence.
Une écrivaine libertaire et féministe
De nouveau seule, André Léo reste fidèle à ses idées libertaires. Amie des frères Reclus, de Jean Grave (« Vos idées qui sont les miennes »), elle déteste Proudhon et critique Bakounine. Toujours en marge des mouvements militants (« Rien ne me paraît plus oiseux ou plus fâcheux, que les questions de personnes ou de groupes »), elle s'oppose à tout dogmatisme et essaie de contrer l'influence de Marx, « le mauvais génie » de l'Internationale. Elle milite à la Fédération jurassienne en 1872, fonde le Socialisme progressif en 1873. Pour elle, les gouvernements même républicains - ne sont que « des joueurs à la Bourse de l'imbécillité publique, qui haussent ou baissent avec elles » (la Guerre sociale).
Mais André Léo est d'abord une propagandiste féministe qui cherche à faire avancer la cause des femmes partout où elle le peut. C'est chez elle qu'est élaboré, en 1868, le programme de la Société de revendication des droits de la femme qui réunit, entre autres, Louise Michel et Noémie Reclus.
Elle fonde en février 1871 la République des travailleurs, journal de propagande socialiste, et, pendant la Commune, lance son fameux appel « Aux travailleurs des campagnes » pour rallier les paysans à la cause communarde. Mais elle ne manque pas de dénoncer l'absence des femmes dans la Commune (« Toutes et tous », « La révolution sans la femme »). Elle poursuit ses combats dans l'exil, à Genève, et même après sa mort, puisque son dernier engagement est posthume: elle laisse par testament une petite rente pour que soit tentée une « expérience collectiviste » .
Il nous reste ses livres, car dès les années 1860, la littérature est pour elle une arme de combat. Elle a laissé aussi bien des essais (La Femme et les murs, réponse aux thèses misogynes de Proudhon ou Coupons le câble, en faveur de la séparation de l'Église et de l'État) que des romans (plus,de vingt, dont Une vieille fille, les deux Filles de Monsieur Plichon, Aline-Ali, etc.). Malheureusement, seuls deux de ses livres ont été réédités: La Femme et les murs
monarchie ou liberté (aux éditions du Lérot en 1990) et Un mariage scandaleux (les Cahiers du pays chauvinois en 2000).
Une biographie foisonnante
Pour ceux et celles qui veulent découvrir André Léo, l'ouvrage d'André Dalotel se lit comme un roman, avec de nombreuses anecdotes (un rapport de police de 1871 indique que Benoît Malon, « de concert avec sa maîtresse [...] attirait des jeunes filles dans le logement de cette dernière, où l'on se livrait à des orgies »!). Les historiens ou curieux y puiseront matière à poursuivre des recherches, grâce à des notes et sources extrêmement précises.
On trouve également en annexe deux lettres d'André Léo et son magnifique discours intitulé « La Guerre sociale », prononcé au Congrès de la paix en 1871, première grande défense publique de la Commune par un de ses membres. André Léo y dénonce « la calomnie officielle » devenue sous la République un service public: « Combien y a-t-il d'esprits indépendants qui se soient dit: Quand les vainqueurs ont seuls la parole, quand les vaincus ne peuvent rien alléguer ni rien démentir, il est de justice et de sens commun de suspendre son jugement. » On ne lui permet pas de poursuivre...
Merci à Alain Dalotel d'avoir fait revivre la figure d'André Léo, dans un ouvrage riche et précis (mon seul regret: que les romans ne soient pas davantage étudiés!) et surtout, d'une grande honnêteté: l'auteur y mentionne ses doutes, ses incertitudes, et dit toujours d'où il parle. Saluons cet effort pour approcher l'intimité de cette femme et mieux nous la faire connaître sans jamais vouloir substituer sa parole à la sienne.
Caroline Granier
La Rue
Alain Dalotel, André Léo (1824-1900). La Junon de la Commune, Cahiers du pays chauvinois n° 29, 2004, 199 p.
Le Monde libertaire #1393 du 7 au 13 avril 2005
à 15:09