L'En Dehors

On n’a jamais beaucoup apprécié le bonhomme.
Je me souviens, lorsqu’il y a une vingtaine d’années, écrivain publié, je passais pour compétent en matière d’écrits divers (ce qui est foncièrement une petite imposture, mais on ne chipote pas quand quelqu’un vous fait confiance, c’est rare), un copain me demanda ce que je pensais du dernier éditorial de Serge July.
Comme d’habitude, répondis-je. Un tissu de banalités au goût du jour proféré avec la suffisance convaincue de celui qui se considère comme une référence en matière d’analyse de la société.

Deux décennies plus tard, l’année dernière, démontrant qu’avec le temps loin de se bonifier le vin tourne parfois vinaigre, le pédégé de Libération déversa toute sa hargne de bien-pensant conformiste à l’encontre de tous ses lecteurs -ou du moins ceux de son journal- qui avaient eu l’audace de mettre sa bonne parole dans le même sac que le Traité constitutionnel européen.

Entre les deux, on avait constaté avec une certaine amertume le glissement progressif vers le relativisme postmoderne en vogue d’une publication qui fut huit ou dix ans durant le phare grand public d’une certaine approche gaucho-libertaire du monde.
Le Parti socialiste au pouvoir, les rédacteurs de Libé se sont mis à écrire en respectant la syntaxe et l’orthographe, à fréquenter ministres et décideurs, puis à tremper pour les décrire, à l’exception du pompeux Pierre Marcelle, leur plume plus souvent dans le miel que dans l’acide.
Le retour de la droite aux affaires ne contraria pas un mouvement général impulsé par la direction du quotidien qui tendait vers l’acceptation du monde plutôt que vers sa contestation, d’autant plus que le patron ne manquait aucune occasion de cachetonner auprès de ses amis pontes de l’audiovisuel sans hésiter ni dans l’enfoncement de portes ouvertes, sa spécialité, ni dans la flagornerie la plus éhontée*.

On ne lisait plus Libération qu’à l’occasion, et plus du tout quand, avec la bénédiction du chef qui fit poids de toute son autorité pour que la rédaction avalât la couleuvre, le financier Edouard de Rothshild entra au printemps 2005 comme actionnaire principal au capital du journal.
Les restructurations, licenciements et mises au pas de l’oie libérale qu’on pressentait alors ne tardèrent pas, au point qu’aujourd’hui c’est le boss lui-même qui se trouve menacé par un pouvoir, celui de l’argent, que, pour le fréquenter assidûment, il croyait ingénument maîtriser.

On pourrait s’en réjouir, crier « July, traître, bien fait pour ta gueule ! », mais ce serait oublier que le lascar, quoi qu’il en dise, partira avec de confortables indemnités, qu’il n’est pas loin de l’âge de la retraite et que ses relations dans les médias de masse ne manqueront pas de lui offrir quelques strapontins d’où il pourra continuer à pontifier des évidences avec l’aplomb des parvenus.

Non, le problème, c’est que July parti et avec lui, probablement, une partie du staff directeur, plus rien n’empêchera la maison Rothschild d’achever de transformer Libé en une sorte d’Epok** où pigent d’ailleurs déjà certains rédacteurs qui ont précédé le vent, comme l’inévitable petit marquis multicartes Philippe Lançon.

Qu’un grand journal de gauche finisse ainsi, il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser.
Que va-t-il nous rester, dans la presse « officielle », qui tienne un autre discours que celui de Wall Street ? L’Huma ?

*voir Les nouveaux chiens de garde –Serge Halimi- Raisons d’agir éditeur
**hebdo gratuit de mercantilisme culturel édité par la Fnac

Mathias Delfe