Le pétrole, une des principales sources de pollution du monde actuel, est une denrée épuisable. Cependant ses dérivés nous sont devenus indispensables. Lorsque cette ressource naturelle commencera à s'épuiser, le système capitaliste, dont l'essor est fortement lié à son exploitation, risque de se transformer en barbarie. La seule solution envisageable est la décroissance, mais celle-ci est antinomique avec le capitalisme...
LES MENACES qui obscurcissent l'avenir de l'espèce humaine sont désormais nombreuses, fiais il en est une, proche, qui va servir de révélateur et fournir une idée assez précise de la manière dont la (les) sociétés) va (vont) franchir l'obstacle: la pénurie progressive de pétrole. L'enjeu est vital: l'autonomie des populations.
La fin du pétrolePrésent dans la nature en grande quantité, et relativement facile à exploiter étant donné son état liquide et donc sa commodité de stockage et d'acheminement, le pétrole a permis l'essor des transports au xxe siècle. La croyance au progrès illimité des sciences et des techniques, la croissance comme seul critère de jugement, l'avènement d'une énergie abondante et bon marché, tout était réuni pour promouvoir le modèle américain. La surproduction, tirant les prix vers le bas, permettait le développement de la consommation de masse, c'est-à-dire l'envol des profits (169,4 milliards de dollars pour les seuls groupes pétroliers américains en 2005).
Or le pétrole est une ressource naturelle non renouvelable, présente en quantité finie dans le sous-sol. Alors que beaucoup semblent l'ignorer, la production de pétrole va bientôt entrer dans sa phase de déclin continu. Après un pic de production, estimé autour de 2015, le phénomène de « déplétion» va provoquer une situation où la demande de pétrole ne pourra plus être satisfaite.
Des conséquences dramatiquesOmniprésent dans notre vie quotidienne, c'est le pétrole qui fait fonctionner l'économie. Le pétrole, c'est aujourd'hui les transports, essentiellement, mais aussi l'agriculture (pesticides et engrais), les matières plastiques, les jouets, les caoutchoucs de synthèse, les fibres synthétiques, les CD, les DVD, les planches à voile, les détergents, certains médicaments, etc. Or, compte tenu des besoins artificiellement créés, il n'y a pas d'alternative réelle au pétrole: la découverte et l'exploitation de nouveaux gisements se heurtent à de sérieuses difficultés (contraintes géologiques, techniques et financières); le rendement énergétique du pétrole non conventionnel (huiles extra-lourdes, sables asphaltiques, schistes bitumineux) est très médiocre, souvent même nul; la Chine, engagée dans une phase d'industrialisation rapide, voit sa consommation intérieure grimper à unevitesse vertigineuse; les réserves de gaz naturel ne sont guère plus importantes, et le charbon est l'énergie fossile la plus polluante. Par ailleurs, le nucléaire représente un pari insensé (réserves d'uranium limitées, risques d'accidents majeurs, gestion impossible des déchets).
Certes, à moyen et long terme, les bouleversements sociaux engendrés par la pénurie de pétrole ne seront pas tous négatifs (recréer des conditions de vie plus saines, redécouvrir des savoir-faire ancestraux respectueux des processus naturels, enrichir les relations sociales, etc.). Mais la période de transition, parce qu'elle s'effectue dans une société profondément inégalitaire, s'accompagnera pour beaucoup de conditions difficiles, de situations inextricables. Un pétrole rare signifie en effet un pétrole cher. D'ores et déjà, le prix du baril s'élève depuis plusieurs mois (ce prix a triplé depuis 2001). Reconnaître que les cours s'envolent, c'est admettre deux catégories de conséquences : la vulnérabilité des plus pauvres s'accroît (pays du tiers-monde, classes défavorisées des pays industrialisés), les risques de conflits armés pour l'appropriation des réserves augmentent. Non seulement il deviendra rapidement impossible pour certains de se rendre au travail, mais ce sont plusieurs professions qui se trouveront gravement touchées (chauffeurs routiers, agriculteurs, pêcheurs, etc.).
Quelles pistes pour l'avenir?Les types de solutions envisagées par les pouvoirs publics comme par les milieux d'affaires sont naturellement d'ordre technique: améliorer l'efficacité énergétique, exploiter toutes les sources d'énergie disponibles; il ne s'agit évidemment pas de nier l'intérêt de telles solutions: accroître l'isolation des bâtiments, promouvoir l'architecture bioclimatique, recycler les matériaux, etc. Mais plusieurs objections peuvent être opposées à un optimisme souvent immodéré.
Tout d'abord, les mirages de la technique. Concernant les biocarburants, il est peu probable que l'agriculture parviendra, à la fois, à nourrir les neuf milliards d'individus qui peupleront la planète dans moins d'un demi siècle, et à assurer le plein du parc automobile mondial qui dépassera les 800 millions de voitures. Par ailleurs, de nombreux scientifiques sont très sceptiques à l'égard de l'hydrogène. Selon Jean-Marc Jancovici, il faudrait multiplier par deux le parc mondial de centrales nucléaires pour obtenir l'hydrogène nécessaire au remplacement du parc automobile actuel.
Ensuite, le fait de valoriser l'aspect technique permet de mettre en avant le comportement de l'usager, du consommateur, et donc de le culpabiliser: adopter le covoiturage, supprimer la climatisation, choisir des ampoules basse consommation (cet appel au civisme relevant d'ailleurs d'une redoutable hypocrisie de la part de ceux qui ont toujours prôné (essor de la voiture individuelle, puisque si le covoiturage, par exemple, se trouvait généralisé, l'industrie automobile subirait de lourdes pertes).
Enfin, cette référence persistante au domaine technique permet, du même coup, d'évacuer les problèmes politiques. Et d'abord de passer sous silence l'immense responsabilité de ceux qui ont, depuis un demi-siècle, encouragé les pratiques les plus gaspilleuses en parfaite connaissance de cause, de ceux qui ont interdit le développement des énergies renouvelables en maintenant bas le prix du pétrole et en imposant le nucléaire. De tenir aussi au secret les quantités gigantesques qu'utilisent toutes les armées du monde pour leurs chars d'assaut et leurs bombardiers.
D'éviter de remettre en cause les gaspillages orchestrés par un système suicidaire: de la filière viande au transport aérien, en passant par la Formule 1 et le chauffage électrique.
Une crise de civilisationChacun cherche à (se) rassurer: un ministre feint d'intimider les grandes compagnies par une < taxe exceptionnelle »; le G8 décide la création d'un fonds spécial pour que les pays pauvres puissent amortir ce u choc pétrolier » ; un expert prétend que la hausse résulte essentiellement de la spéculation; les professionnels réclament des aides ou des ristournes. Comme s'il ne s'agissait que de quelques soubresauts avant un retour à la normale. Eh bien, non! Nous sommes désormais au coeur de la crise.
Un chiffre suffit à fournir la mesure du phénomène: pour obtenir un litre d'essence, il aura fallu que 23 tonnes de matières organiques soient transformées sur une période d'au moins un million d'années. Les énergies fossiles auront été épuisées en deux ou trois siècles. De quel droit avons-nous privé les générations futures de ce « bien commun » ?
Faudrait-il croire que l'on puisse résoudre une crise de civilisation par des textes législatifs ou par des mesures fiscales? Les explications conjoncturelles ne doivent pas masquer la réalité: c'est bien le capitalisme, c'est-à-dire la loi du profit, qui a conduit non seulement à une impasse énergétique, mais à une impasse sociale. Pour réaliser ce profit, il fallait privatiser la totalité des ressources et les transformer en biens de consommation, c'est-à-dire rendre dépendant, pour sa nourriture, son chauffage, son transport, ses loisirs, l'ensemble des populations.
II faut se souvenir que l'eau, le soleil et le vent appartiennent à tout le monde. Nous n'avons pas d'autre choix que celui d'une sobriété énergétique, d'une décroissance. Relocaliser l'économie, ce n'est pas seulement réorganiser les transports, c'est modifier radicalement les rapports sociaux de production. Le défi à relever, c'est le partage et la gestion commune des richesses, c'est la maîtrise par les populations elles-mêmes de leur propre production, c'est l'imagination et la créativité au service de la solidarité. Ce n'est pas « que la cohésion sociale soit maintenue pour que l'économie (capitaliste, bien entendu!) puisse tourner au mieux, sans être perturbée », comme le propose Jean-Luc Wingert dans un livre par ailleurs intéressant (la Vie après le pétrole, éditions Autrement).
Si nous parvenons à construire une société libertaire fondée sur l'égalité économique, la justice sociale, la gestion collective des ressources, le respect des équilibres naturels, il y aura une vie après le pétrole; elle sera suavement agrémentée de vélos, de moulins, de traction animale et de navires à voiles. Sinon, préparons-nous à vivre une barbarie qui risque d'ajouter l'humanité à la longue
liste des espèces disparues.
Jean-Pierre Tertrais
Le Monde libertaire #1412 du 20 au 26 octobre 2005
à 22:09