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Lu sur Nouveau millénaire, Défis libertaires : "Les changements dans l’activité professionnelle des femmes depuis les années 60 ont pu faire croire à la disparition de la division sexuelle du travail. Nous chercherons ici au contraire à en montrer l’actualité. Nous verrons comment, dans la société française contemporaine, il existe toujours des « travaux d’hommes » et des « travaux de femmes ». La place des femmes dans le monde professionnel restant marquée par leur assignation prioritaire à la sphère domestique, elles subissent une inégalité qui redouble celle connue au sein de la famille.
Les analyses des ethnologues et des historiens nous enseignent que, dans l’ensemble des sociétés connues, dans l’espace et dans le temps, les hommes et les femmes sont occupés à des tâches différentes et qui leur sont expressément réservées. L’universalité de cette division est pourtant relative puisque d’une société à une autre, des tâches exclusivement féminines peuvent devenir masculines ou l’inverse. L’anthropologue F Héritier note, de plus, que cette division sexuelle du travail s’accompagne d’une « valence différentielle » des sexes, c’est à dire que les tâches féminines, le féminin en général, est moins valorisé, moins reconnu que les tâches masculines, que ce qui se rapporte au masculin.
Mais, dans les sociétés occidentales, le changement considérable qu’a représenté l’entrée massive des femmes dans l’activité professionnelle depuis les années 60 a pu faire penser que l’on assistait à la fin de cette division sexuelle du travail, et par là d’un modèle inégalitaire. Entrant de plain-pied et avec des modalités de plus en plus proches des modalités masculines dans le monde du travail salarié, les femmes semblaient inaugurer une nouvelle place dans la société, leur fournissant un accès égal à celui des hommes à la « sphère publique ». Or une analyse plus poussée de leur situation montre que la « division sexuelle du travail » reste d’actualité : je montrerai ainsi tout d’abord qu’il existe toujours des travaux masculins et des travaux féminins, ensuite que la dissymétrie de cette répartition fonde et entretient l’inégalité sociale entre les hommes et les femmes.
L’actualité de la division sexuelle du travail :
- Une place spécifique des femmes dans le monde professionnel :
Au seuil du 3ème millénaire, l’activité professionnelle des femmes a certes atteint des taux comparables à ceux des hommes, 80% des femmes de 25-50 ans sont actives aujourd’hui, c’est 95% pour les hommes. Cette augmentation n’est pas conjoncturelle, elle a résisté aux difficultés récurrentes sur le marché de l’emploi. On peut donc dire qu’on est passé d’un modèle où la famille et la profession constituaient des alternatives pour les femmes (soit en synchronie, soit en diachronie), à un modèle du cumul entre charges familiales et professionnelles. L’activité féminine tend donc à se rapprocher du modèle masculin. Pourtant, on ne peut que constater l’infériorisation de la situation professionnelle des femmes.
On peut donner quelques exemples dans le cas français. Les salaires féminins sont encore, malgré un certain rattrapage, inférieurs en moyenne de 25% en 1998 à ceux des hommes, et si « les femmes salariées à temps complet sont, en moyenne, plus diplômées que leur collègues masculins (44% des femmes, contre 30% des hommes ont un niveau de diplôme au moins égal au baccalauréat), à tous les niveaux de diplôme, les hommes perçoivent des salaires plus élevés que les femmes » (MEURS D., PONTHIEUX S. , 1999). Elles sont surreprésentées au niveau des bas salaires : « les 10% de femmes les moins bien payées gagnent au plus 2800F par mois, les 10% d’hommes les moins bien payés 5500F ». Les femmes valorisent moins bien leur formation et accèdent à des emplois dont la qualification est moins bien reconnue que celle des emplois masculins. En mars 98, 25% des femmes actives détenaient un diplôme supérieur au bac contre 20% des hommes ; mais avec un bac, la probabilité d’occuper un emploi de cadre était pour elles de 8% seulement au bout de 10 ans, contre 17% de chances pour les hommes.
L'augmentation de l'activité professionnelle féminine ne s'est pas faite de manière uniforme : les chiffres globaux de féminisation (45.3% en 98) de l'activité trompeurs car ils ne montrent pas combien la progression des femmes dans les différents secteurs est différente : il y a des secteurs féminins, des professions féminines, on peut même dire des postes féminins.
Où se trouvent les femmes ?
- dans certains secteurs : les services, mais aussi les industries de biens de consommation : agroalimentaire, textile, chaussure.
- dans certaines PCS : 48.6% des femmes sont employées, cela représente 76% de femmes, certaines sous-catégories étant encore plus féminisées : administratifs : 83,5%, personnel de service direct aux particuliers : 86,2%, (la seule catégorie masculine est celle des “ policiers, militaires ” à 93%). Certaines professions intermédiaires : les instituteurs féminisés à 65,1%, la santé et le travail social, à 76,8%.
- dans certaines professions : par exemple, Air Inter emploie seulement 9 femmes sur 890 pilotes ou mécaniciens
- à certains postes : ceux du bas de la hiérarchie. Aux femmes reviennent les emplois les moins qualifiés.
A tel point que le principe “ à travail égal, salaire égal ” ne peut pas la plupart du temps être appliqué. L’inégalité est justifiée par la différence des postes occupés. La différence justifie l’inégalité en construisant 2 groupes incomparables entre eux.
Par ailleurs l’accès même à l’emploi est plus difficile pour les femmes : en 2001, leur taux de chômage est de 11,5% contre 7,8% pour les hommes. Elles sont plus nombreuses à occuper des formes particulières d’emploi comme les contrats à durée déterminée (CDD), stages et autres contrats aidés par l’Etat. Mais surtout, elles sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à temps partiel : 31,7 % contre 5,5 % en 98.
Pour résumer, les femmes apparaissent comme infériorisées dans le milieu professionnel et, quand on essaye de comprendre cette situation, on débouche immanquablement sur des explications concernant la spécificité des femmes vis à vis de la sphère privée : dans le salariat, les femmes ne semblent jamais véritablement à leur place. La priorité de leurs tâches domestiques leur ôte de la légitimité dans le monde professionnel.
- Le travail domestique : toujours l’affaire des femmes.
Car ce sont toujours les femmes qui effectuent aujourd’hui, l’essentiel de la « production domestique », ainsi que le montre, en France, la dernière enquête sur les budgets-temps réalisée par l’INSEE (BROUSSE C., 1999). En 1999, les 2/3 du travail domestique sont réalisés par les femmes : elles y passent en moyenne 5 heures par jour, contre 2 heures 30 pour les hommes. Encore faut-il distinguer suivant les types de tâches, car si toutes les activités participant à la production domestique ont comme caractéristique de pouvoir être effectuées par une tierce personne (ainsi regarder la télévision ou manger n’en fait pas partie, personne ne peut le faire pour vous), certaines sont plutôt des corvées alors que d’autres sont assimilables à des loisirs. Aussi l’INSEE définit un « noyau dur » du travail domestique qui comprend l’alimentation (cuisine et vaisselle), le ménage, l’entretien du linge, les courses courantes et les soins matériels aux jeunes enfants et aux adultes âgés ou handicapés. Le reste, c’est à dire le bricolage, le jardinage, le tricot, l’éducation des enfants, les soins aux animaux, a comme caractéristique d’être moins immédiatement indispensable. Si l’on s’en tient au seul « noyau dur », c’est 80% de la production domestique qui est effectuée par les femmes. On peut remarquer aussi que les tâches « féminines » (c’est à dire celles effectuées à plus de 60% par les femmes ) appartiennent surtout au noyau dur tandis que les tâches masculines sont plus proches du « reste ». Certes les contributions respectives des hommes et des femmes se rapprochent mais l’augmentation du temps passé par les hommes quotidiennement a été de 11 mn en 13 ans, alors que dans le même temps la diminution pour les femmes était de 20 mn… seulement !
Il ne s’agit là que de moyennes (confondant les situations des célibataires et de ceux qui vivent en couple, de ceux qui ont des enfants et de ceux qui n’en ont pas, des actifs et des inactifs au plan professionnel) qui ne donnent qu’une idée imparfaite de la répartition du travail telle qu’elle se fait dans les couples. Par exemple, quand les hommes passent de la situation de célibataire à la vie en couple, leur temps de travail domestique quotidien diminue en moyenne de 22 minutes quand celui des femmes augmente de 53 mn.
Tout cela montre que le travail domestique est toujours l’affaire des femmes, qu’il y a toujours une division sexuelle du travail qui a certes changé de formes, mais qui reste fondée sur une assignation des femmes au travail domestique gratuit.
Un « monde privé » qui s’oppose au « monde public »
Il paraît donc important d’examiner comment s’effectue l’assignation des femmes à la sphère privée. Pourquoi les femmes effectuent-elles le travail domestique ? Pourquoi même semblent-elles parfois ne pas souhaiter le partager avec leur conjoint ou compagnon ?
…Important aussi d’examiner ensuite les conséquences des « logiques domestiques » mises en évidence, jusque dans l’espace professionnel appartenant en principe au monde « public ».
Des logiques domestiques…
A travers les discours de femmes elles-mêmes sur leur propre activité domestique, on peut ainsi discerner des « logiques domestiques » (DUSSUET A., 1997), qui, d’une part renforcent l’obligation pour les femmes d’effectuer ce travail et d’autre part, dans le même temps, le dévalorisent.
Qui assignent les femmes au domestique
Une première explication à la prise en charge par les femmes du travail domestique peut être avancée en termes d’évidence : « le travail domestique, il faut bien le faire… » les femmes s’expriment ainsi quand on les interroge sur ce thème, comme si elles ne faisaient que répondre à une nécessité d’ordre physiologique. Or, en cuisinant, en époussetant, en lavant le linge, en prenant soin des enfants, les femmes font bien autre chose que simplement maintenir la vie. Elles instaurent ou plutôt reproduisent un ordre social dans lequel elles se situent elles-mêmes en tant que fille, épouse, mère. C’est dire que le travail domestique n’est pas seulement créateur de richesses matérielles, mais qu’il est aussi porteur de fortes valeurs symboliques : cuisiner, par exemple, ce n’est pas simplement mettre à disposition du groupe familial des calories sous forme assimilable par l’organisme, c’est aussi signifier la place du groupe familial dans la société, c’est créer et recréer chaque jour un lien de culture entre ses membres. Cela explique sans doute pourquoi il est si difficile de trouver des substituts au travail domestique, car cette fonction symbolique est liée à la personne qui exécute les tâches. Les mêmes gestes effectués par d’autres n’ont pas la même efficacité et peuvent même se révéler nuisibles.
…tout en le dévalorisant
Malgré cette importante fonction symbolique, le travail domestique n’est pas porteur de reconnaissance sociale, il est au contraire dévalorisé. Trois mécanismes sont repérables qui fondent cette dévalorisation.
Tout d’abord, le travail domestique est largement invisible. En effet, au dire des femmes elles-mêmes, elles « voient » le travail domestique, alors même que les hommes ne le « voient » pas. Les raisons de cette cécité sélective sont multiples. Il semble tout d’abord que les hommes n’aient pas appris à reconnaître la nécessité du travail domestique. Comme le disent plusieurs femmes, « mon mari, il voit pas ce qu’il y a à faire... il voit pas pourquoi il faut faire le ménage... il n’imagine pas de le faire ». Cette « imagination » du travail domestique, les femmes, elles, l’ont apprise en « voyant » faire leur propre mère. Elle repose sur la conviction de la nécessité de ces tâches. Plus que des gestes et des savoir-faire précis, c’est donc une posture, une norme sexuée qui est transmise de mère en fille : c’est aux femmes et à elles seules qu’incombe cette responsabilité. Une deuxième raison est qu’une partie essentielle du travail domestique est réellement invisible puisqu’il ne s’agit pas d’une occupation matérielle mais d’une « préoccupation ». On ne peut évidemment la mesurer en termes horaires mais elle affleure dans les discours des femmes sous des formes diverses dont la plus courante est celle de la « préoccupation culinaire » : « Qu’ est-ce qu’on mange ce soir ? ».
Cette question est significative de la manière dont la préoccupation domestique occupe l’esprit des femmes sans faire travailler leurs mains et les poursuit hors de l’espace domestique, y compris dans leur travail professionnel. La préoccupation domestique, c’est aussi la nécessité pour les femmes « d’être organisées », c’est à dire de maîtriser le temps par la planification des tâches. Enfin, ajoutons à tout cela que les femmes elles-mêmes s’ingénient à cacher leur propre travail domestique : beaucoup l’exécutent de préférence hors de la présence de leur mari et des enfants, comme s’il fallait, comme dit l’une d’elles, « que personne ne s’en aperçoive », pour faire croire en quelque sorte que la propreté et l’ordre, tout comme la qualité des repas ne sont pas le résultat d’un travail.
Le deuxième mécanisme, qu’on peut appeler l’élasticité du travail domestique, repose sur le caractère « multitâches » du travail domestique : toutes les tâches n’ont pas, aux yeux des femmes, le même caractère de nécessité. Elles distinguent ainsi des tâches « facultatives » qui seraient « choisies », des tâches « obligatoires » mais « aménageables », et enfin des tâches « obligatoirement choisies », celles concernant les enfants. Les premières sont des tâches « d’autoproduction » (par exemple fabriquer des conserves ou encore des vêtements), elles sont perçues comme « facultatives » dans la mesure où la production marchande offre des substituts reconnus à ces tâches. Les tâches aménageables correspondent surtout aux tâches d’entretien, qu’il s’agisse de la maison ou du linge. Les femmes disent pouvoir fortement comprimer le temps qu’elles y passent, et même parfois les supprimer, quand elles « n’ont pas le temps ». Mais, elles se sentent « obligées » de les exécuter dès qu’une parcelle de temps libre se dégage. Enfin, il leur semble impensable, de ne pas « choisir » les tâches concernant les enfants, le plaisir intrinsèque à ces tâches en paraissant même une composante obligatoire. Le caractère contraignant de l’ensemble du travail domestique est ainsi euphémisé par la mise au premier plan de la notion de « choix » : si les tâches sont « choisies », c’est parce qu’on aime les effectuer... et dans ce cas, il devient illégitime de parler de... travail !
Et c’est ainsi la principale manière dont le travail est dévalorisé : il est indicible comme « travail ». On ne peut pas le nommer comme tel. D’abord parce que cela reviendrait à dénaturer certaines tâches, à en trahir le sens : par de nombreux aspects, le travail domestique des femmes est en effet le support d’activités gratifiantes pour les membres du groupe familial. La cuisine, par exemple, est aussi ce qui permet de recevoir, d’entretenir la sociabilité, qu’elle soit familiale, amicale ou de voisinage. Faire surgir dans ce cadre la tâche culinaire comme labeur, en révéler la pénibilité éventuelle et le caractère contraignant aboutirait à détruire ces liens. Les femmes ne voient guère ce qu’elles auraient à y gagner. Les conséquences de ce non-dit sont pourtant fondamentales puisque cette impossibilité de nommer le travail domestique débouche sur son exclusion de tout calcul : le temps passé est systématiquement « oublié » par les femmes quand elles effectuent un calcul destiné à justifier l’exécution par elles-mêmes d’une tâche donnée à la place d’un achat possible à l’extérieur. Cet « oubli » fait alors apparaître le travail domestique des femmes comme « rentable » et renforce l’obligation de l’effectuer.
L’ensemble de ces processus de négation se traduit par la disparition comme tel du travail domestique. Invisible, facultatif, le travail domestique ne peut même pas être « nommé » comme travail. Dévalorisation suprême : ce travail n’existe pas ! Quelles sont les conséquences pour les femmes de cette « disparition » ? En quoi la méconnaissance de la « valeur » du travail domestique est-elle si importante ? Parce que cette négation débouche sur un renforcement de l’assignation des femmes au domestique. En effet, le processus qui dévalorise (à leurs propres yeux aussi) ce que font les femmes, les amène, de façon très concrète, à accepter leur place subordonnée, comme « normale », « logique », pour tout dire « légitime ».
... et en freinant le changement dans le monde domestique
Un changement, quelle que soit sa forme concrète : partage des tâches au sein du couple, prise en charge socialisée, mécanisation des tâches suppose la mise en évidence d’un « problème » à résoudre, d’un dysfonctionnement dans l’organisation domestique, ce que la dévalorisation du travail domestique empêche.
Dès lors que le travail domestique n’est pas un vrai travail, puisqu’on « aime bien le faire », qu’il est facultatif, puisqu’on peut choisir de faire ou pas certaines tâches et... qu’on est seule à le voir, comment et pourquoi s’engager dans une lutte pour le partage des tâches avec le conjoint qui ne peut que déboucher sur une situation conflictuelle. De la même manière, l’achat et surtout l’utilisation des appareils ménagers semblent toujours trop chers, quand il s’agit d’économiser du temps de travail domestique. Même si un lave-vaisselle trône dans la cuisine, cela vaut-il le coup de l’utiliser pour une tâche aussi dérisoire, exécutée en « 5 minutes » et qu’il « faudrait être bien feignant » pour ne pas vouloir faire ! La même logique s’applique à l’éventualité d’une prise en charge socialisée des tâches. Si le travail domestique ne « vaut rien », aucune substitution marchande n’est possible. Quels que soient les gains de productivité qu’ils permettent, le blanchissage à l’extérieur, les repas au restaurant ou achetés chez un traiteur sont toujours trop chers, rapportés aux gestes domestiques de la femme. Paradoxalement, il n’y a guère que la « garde » des enfants qui échappe quelque peu à ce raisonnement, quand le travail professionnel des femmes rend impossible la « disponibilité permanente » qu’elle implique. Encore cette substitution-là est-elle jaugée à l’aune du travail professionnel féminin : la rémunération de la nourrice ou le prix de la crèche étant systématiquement comparés au seul salaire féminin, comme si l’un était le prix... de l’autre.
…qui poursuivent les femmes jusque dans la sphère publique professionnelle
Cette situation a aussi des répercussions dans le domaine professionnel, d’une part parce que les hommes et les femmes y accèdent de façon fort différente, d’autre part parce que les tâches exécutées par les femmes comme salariées portent la trace de leur assignation domestique.
... en rendant invisible l’inégalité dans le monde professionnel.
La prise en charge exclusive par les femmes des tâches domestiques et la libération conséquente des hommes de ces tâches a conduit à la constitution d’un monde professionnel « au masculin », dont les participants sont sensés pouvoir occuper tout leur temps au travail. Assignées prioritairement au domestique, les femmes ne peuvent satisfaire à cette norme masculine de disponibilité totale pour les tâches professionnelles. Dès lors, les femmes arrivant « différentes » dans les lieux du travail salarié ne peuvent qu’y être traitées… différemment, des hommes. C’est ce qui apparaît clairement à la lecture des Rapports sur l’Egalité entre les Femmes et les Hommes que rédigent les entreprises en France à la suite de la loi Roudy de 1983 . Bien que les chiffres permettent de montrer une inégalité en défaveur des femmes, tant au niveau des salaires que de la formation et de la promotion, aucune réaction ne se fait jour dans les entreprises concernées, que ce soit au niveau des « directions des ressources humaines » ou au niveau syndical. Tous les acteurs semblent unanimes pour considérer cette inégalité comme résultant de « choix » effectués par les femmes dans la sphère privée et dès lors n’incombant pas aux entreprises. Ainsi, la question de l’égalité glisse-t-elle à celle de la « non-discrimination », cette dernière étant évaluée du point de vue de l’équité. Les entreprises se dégagent ainsi du problème, le renvoyant aux institutions de formation (elles souhaitent embaucher des femmes mais n’en trouvent pas dans les qualifications souhaitées), ou même aux choix « privés » des couples (les salariés masculins sont mieux payés, mais c’est parce qu’ils acceptent des contraintes de mobilité que les femmes refusent).
Ainsi, les femmes ne peuvent s’appuyer sur les contraintes domestiques qu’elles subissent, sauf à risquer de s’enfermer dans des « aménagements spécifiques », nécessités par la « différence féminine », mais n’ayant aucune légitimité dans le cadre professionnel. C’est ainsi que le temps partiel « choisi », par exemple, ou certains aménagements horaires sont présentés comme des tolérances qui deviennent des modalités « féminines » d’emploi. Elles sont réservées à des postes dévalorisés par le fait d’être occupés par des personnes dont la légitimité dans le monde professionnel n’est pas assurée et dont la temporalité est déterminée ailleurs que dans cet espace. Toutes les « avancées » dont les femmes ont pu ou pourraient bénéficier se retournent contre elles, qu’il s’agisse d’aménagement du temps de travail, de la législation protectrice et même, des congés de maternité. Cela débouche le plus souvent sur une autodévaluation des femmes face aux postes « à responsabilité ». Elles se trouvent là encore devant un « choix » : satisfaire aux normes masculines en faisant abstraction du domestique, ou bien s’autoexclure par manque de disponibilité de ces fonctions construites sur un mode masculin.
La domination masculine dans le monde professionnel repose sur l’occultation du mode de constitution de la force de travail masculine, libérée des contraintes temporelles… par le travail domestique de leur compagne. Les hommes peuvent alors comparer à leur avantage, et en toute bonne foi, leur investissement dans le monde professionnel et dans l’espace public à celui des femmes. La dévalorisation du travail domestique, impulsée par des logiques propres au rapport social domestique, porte ainsi ses conséquences jusque dans la sphère du travail professionnel en y construisant, pour les femmes, les conditions d’une inégalité rendue invisible.
… et en dévalorisant les « professions féminines »
Il faut enfin remarquer la dévalorisation que connaissent de nombreuses professions « féminisées », cet adjectif étant à entendre au sens quantitatif, bien sûr : la proportion de femmes y est importante, mais aussi dans un sens qualitatif : l’image de la profession est construite au féminin. On peut citer par exemple les infirmières ou les secrétaires ou bien encore les assistantes maternelles ou les femmes de ménage. Beaucoup de ces professions sont en quelque sorte issues du travail domestique, parce qu’elles réalisent sur un mode salarié les fonctions de soin, d’attention aux autres, qui dans d’autres conjonctures historiques sont effectuées sur un mode domestique. On peut avancer l’hypothèse de la prégnance dans ce cadre salarié des mêmes « logiques domestiques » de dévalorisation observées pour le travail gratuit.
On peut en particulier citer l’exemple actuel des « emplois familiaux ». Depuis une quinzaine d’années se développent en France, avec l’appui des pouvoirs publics, dans le cadre de la lutte contre le chômage, des emplois dits « de proximité », et parmi ceux-ci des « emplois familiaux », dont une caractéristique essentielle est leur féminisation : à 99% (CEALIS R., ZILBERMAN S., 1998). Le champ de ces emplois recouvre de multiples activités effectuées «à domicile » : garde d’enfants, aide aux personnes âgées ou handicapées, entretien domestique, qui ont comme point commun d’être habituellement l’objet du travail domestique gratuit des femmes. C’est donc très logiquement qu’on trouve quasi exclusivement des femmes dans ces emplois. Ces emplois sont aussi les plus précaires qui soient : ils ne consistent le plus souvent qu’en des «petits boulots », à temps très partiel, peu qualifiés, peu rémunérés, soumis à des employeurs multiples.
Un élément essentiel qui justifie cette précarité est l’absence de qualification jugée nécessaire pour tenir ces emplois. Or la non-qualification perçue de ce travail repose aussi sur son invisibilité, comme pour le travail domestique gratuit. Rappelons par exemple qu’une des qualités essentielles demandées aux domestiques des maisons bourgeoises est leur discrétion. De même ici, l’idéal serait un travail invisible. Mais surtout, la partie «préoccupation » consistant en planification, coordination, organisation des tâches est aussi attendue des salariées qui interviennent à domicile. Une bonne aide à domicile réalise non seulement un travail matériel de nettoyage, repassage, cuisine, mais aussi un travail immatériel d’aide psychologique consistant par exemple à faire participer à des tâches simples la personne âgée qui lui est «confiée ».
De la même manière, une bonne femme de ménage n’est pas simplement celle qui exécute les tâches mais celle qui pense à faire aussi ce qu’on ne lui a pas demandé, qui sait s’organiser au mieux pour utiliser son temps d’intervention de manière efficace. Ces salariées ne sont donc pas, comme on le suppose un peu vite, du simple personnel d’exécution. Pourtant ce travail immatériel est le plus souvent nié dans son existence même, et n’est donc pas sanctionné par une reconnaissance de qualification. Ce déni n’est possible que parce que leur travail est identifié au travail domestique gratuit des femmes chez elles : il n’est donc pas besoin d’en parler, de l’évoquer même pour qu’il soit effectué. La déqualification repose à la fois sur l’invisibilité et sur le caractère implicite des tâches demandées. On retrouve ici le même processus de dénégation de la qualification que celui déjà signalé dans les années 60 par les travaux de Madeleine GUILBERT à propos des postes de travail féminins dans l’industrie (GUILBERT M., 1966)ou bien encore, plus récemment, par Danièle KERGOAT pour les infirmières (KERGOAT D., 1992). Parler d’« aptitudes » et non de «savoir-faire », de qualités et non de qualification permet, grâce à la référence à la nature, de ne pas rémunérer ce qui n’est perçu par les femmes elles-mêmes que comme une manifestation de leur féminité.
On peut aussi remarquer que pour les «domestiques » d’autrefois et pour les «employées de maisons » d’hier, la journée de travail ne connaissait guère de bornes horaires. Leur tâche était définie sans intermédiaire par les besoins de leurs employeurs, la confusion entre leur domicile et leur lieu de travail facilitant cette disponibilité totale. Curieusement, alors même que leur travail (et leur salaire) est défini par un décompte horaire, les intervenantes à domicile d’aujourd’hui éprouvent aussi bien des difficultés à compter leur temps. C’est le cas en particulier pour les aides à domicile quand elles interviennent auprès de personnes âgées dépendantes. Le lien personnalisé, affectif et émotionnel qu’elles se flattent d’établir les pousse à effectuer des tâches qui ne sont pas explicitement comprises dans le contrat et qui mordent parfois sur leur propre temps personnel. Cette personnalisation du travail est profondément ambivalente car, si elle est perçue comme souhaitable par les salariées qui y voient une valorisation de leur activité, la preuve qu’elles sont reconnues dans leur humanité, elle peut aussi les empêcher de refuser un service, hors-travail, à ceux qu’elles arrivent à considérer comme des membres de leur famille. Dans les emplois familiaux, le rapport marchand d’employeur à employée est euphémisé. La précarité attachée à ces emplois devient alors elle aussi invisible, semble plus facilement acceptable et acceptée par les différents acteurs, comme si littéralement, ces emplois et ces femmes appartenaient à un autre monde que le monde du travail, un monde où l’on ne calcule pas, où seules les relations entre personnes importent, un monde donc, d’où toute préoccupation matérielle en termes d’horaire et de salaire semble bannie, un monde aussi qui ne connaît pas la notion, appartenant à la sphère publique, d’égalité, et particulièrement pas celle d’égalité professionnelle.
Bien souvent les activités des femmes, même dans le cadre salarié d’une profession apparaissent ainsi proches de la sphère domestique : le plus important y est invisible (la relation), ce sont des activités que l’on « choisit » d’exercer, où les « personnes » comptent plus que les objets, rendant ainsi illusoire toute tentative de comptabilité. Tout cela donne à ces activités professionnelles féminines une valeur… incommensurable, que chacun s’accorde à trouver immense mais qui n’existe qu’en fonction de et pour la « personne » qui les exerce et les éloigne des définitions classiques du salariat fondées sur un travail abstrait, fractionnable en unités interchangeables. Impossibles à classer, impossibles à mesurer, ces activités sont insidieusement dévalorisées.
Des femmes inégales parce que différentes, mues par d’autres logiques d’action que leurs collègues masculins, dont les tâches sont incomparables parce qu’incommensurables…
Peut-être s’agit-il là de représentations emblématiques de la position des femmes dans la sphère professionnelle, et au delà, dans la sphère publique en général, tant l’identité des femmes se construit, encore aujourd’hui, à partir de leur place dans la division sexuelle du travail, à partir de leur assignation au « domestique ».
Annie Dussuet
La Rochelle, 4 octobre 2001
Bibliographie
BROUSSE C. (1999) : « La répartition du travail domestique entre conjoints reste très largement spécialisée et inégale » France, portrait social, INSEE.
CEALIS R., ZILBERMAN S. (1998), « Les emplois familiaux et les organismes de services aux personnes en 1997 » DARES Premières informations et premières synthèses, n°43.2, octobre.
CHABAUD D., FOUGEYROLLAS D., SONTHONNAX F., (1985), Espace et temps du travail domestique, Paris, Méridiens.
DENEFLE S. (1995), Tant qu’il y aura du linge à laver : de la division sexuelle du travail domestique, Arléa-Corlet.
DUSSUET A. (2001), Les emplois familiaux, une forme «féminine » de précarité, in « Nouvelles dimensions de la précarité », Actes du colloque du LESSOR, Presses Universitaires de Rennes.
DUSSUET A. (1998), Sur l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes…,Rapport pour la DDTEFP de Loire-Atlantique, Nantes, DRTEFP.
DUSSUET A. (1997), Logiques domestiques, essai sur les représentations du travail domestiques chez les femmes actives de milieu populaire, Paris, L’Harmattan.
GUILBERT M. (1966), Les fonctions des femmes dans l’industrie, Paris, Mouton.
HERITIER F. (1996), Masculin, féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
KERGOAT D., IMBERT F., LE DOARE H., SENOTIER D. (1992), Les infirmières et leur coordination, Paris, Lamarre.
MARUANI M., (2001), Travail et emploi des femmes, Paris, La Découverte.
MAUSS M (1983), « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
MEURS D., PONTHIEUX S. (1999), « Emploi et salaires : les inégalités entre femmes et hommes en mars 1998 », Premières informations et premières synthèses, n°32.2, DARES, Ministère de l’Emploi et de la solidarité.
Le lien d’origine http://www.smtepc.org/txt_sit/a_dus.doc
Le lien où sont répertoriés les articles des femmes de l'Université de Nantes sur les rapports sociaux de sexe :
http://palissy.humana.univ-nantes.fr/LABOS/FUN/
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