APRES MOULT CONROVERSES, sociologues et économistes sont arrivés, au fil des années, à objectiver le concept de pauvreté. Pour gagner du temps, ils auraient pu tout aussi bien interroger des militants libertaires, ou les lecteurs du Monde libertaire, car pour nombre d'entre eux la pauvreté, quand ce n'est pas la misère, n'est pas un objet théorique, mais une épreuve vécue au quotidien. Mais bon, passons et observons d'abord quelques-unes des définitions données à la pauvreté par les chercheurs en sciences sociales.
Ia pauvreté est un phénomène multidimensionnel, qui ne saurait se réduire à l'absence ou à la privation de ressources monétaires.La pauvreté est un phénomène relatif, puisqu'elle est définie par rapport à des « modes de vie acceptables », eux-mêmes variables dans l'espace et dans le temps.
En France, à l'heure actuelle, les principaux indicateurs retenus pour mesurer la pauvreté sont de trois types
- lés indicateurs de pauvreté monétaires, qui déterminent les personnes dont les niveaux de vie sont inférieurs à un montant donné du seuil de pauvreté;
- les indicateurs de pauvreté en conditions de vie, qui mesurent l'absence ou la difficulté d'accès à des biens ou à des consommations d'usage ordinaire;
- des indicateurs de pauvreté mesurée par les minima sociaux, qui identifient les personnes bénéficiaires d'une aide dont l'objet est de lutter contre la pauvreté.
Comme on le voit, les termes sont neutres et précis à la fois pour mettre en perspective cette tumeur maligne qu'est la pauvreté. Il serait intéressant de disséquer les différents items ci-dessus, mais nous allons nous centrer sur un seul d'entre eux, la pauvreté monétaire, puisque ce facteur a une incidence directe sur la santé des oubliés de la thune.
Notons qu'en 2005 on dénombrait 7,1 millions de pauvres au seuil de 60 % du niveau de vie médian (817 euros par mois et par personne seule). Autrement dit, pour l'année 2005, 12,1
de la population vivant en France baignait dans le sale jus de la pauvreté.
Chacun titille les chiffres qu'il peut, ainsi, pendant que des statisticiens ferraillent sur des chiffres qui nous serrent le coeur la revue Challenges, lors. de son classement annuel des plus grandes fortunes de France indiquait que la première d'entre elles appartient (sic) à Bernard Amault, le patron du groupe LVMH. Le barracuda géant qui exerce ses ravages dans l'océan fétide des produits de luxe possède une fortune professionnelle qui se monte à 23 milliards d'euros.
Un vertige fortement teinté de sadomasochisme nous saisit lors de la conversion de cette montagne de fric en revenus de personnes définies comme pauvres selon les critères d'Eurostat (Office statistique des communautés européennes). En effet, le produit des rapines du méga carnassier en question correspond à ce qui permet à environ 2,4 millions de personnes de survivre sur quatre saisons.
Cette sinistre mais édifiante parenthèse refermée, caparaçonnez vos émotions avant que d'aller consulter la santé des plus pauvres. Signalons au préalable que des millions de personnes n'atteignent pas le seuil pourtant misérable de 817 euros par mois.
Les pauvres aux revenus les plus faibles se perçoivent en moins bonne santé que le restant de la population. La subjectivité peut-elle faire bon ménage avec une observation rigoureuse des faits.? C'est un oui sans équivoque qui s'impose, surtout quand on découvre que 22 % des pauvres n'ont pas de complémentaire santé contre 7 % du reste de la population.
D'autre part, les dispositifs d'application de la CMU sont discriminants puisqu'un simple dépassement du plafond requis pour l'affiliation suffit pour être privé de cette frêle bouée de sauvetage.
Et c'est ainsi qu'à l'âge de 35 ans un cadre peut espérer vivre encore 46 ans et un ouvrier seulement 39 ans; que, lorsqu'un homme devient chômeur, cinq ans après, il a trois fois plus de risques de décéder qu'un homme actif occupé. Ajoutons que les faibles revenus, l'exclusion sociale, s'ajoutent aux angoisses, à la dépression et freinent le recours au soin des personnes au chômage.
Maintenant, détaillons davantage. 51 parmi les plus pauvres déclarent au moins une maladie de l'oeil et de ses annexes, comme la myopie ou l'hypermétropie, contre 60 % du reste de la population. Le même constat s'applique pour les visites chez les autres médecins spécialistes.
Enfin, sur le plan spécifique de la prévention, les femmes pauvres ne bénéficient que très partiellement des mammographies, ainsi que des frottis gynécologiques, examens de dépistage qui permettent de détecter le cancer du sein dans le premier cas et celui de l'utérus dans l'autre.
Les enfants des pauvres sont-ils mieux lotis que leurs parents? Erreur complète! Les mômes des ménages qui tirent le diable par la queue échappent largement à un suivi en orthodontie (6 % contre 10 % pour les autres enfants). Itou, l'asthme est plus fréquent que dans le reste de la population (6 % contre 4 %).
Non, vous ne lisez ni Dickens, ni Zola, ni London, pas plus que vous ne visionnez Sicko le film de Michael Moore, documentaire qui expose à notre regard les abjections faites aux pauvres Américains, puisque ces malheureux, faute de money, sont refoulés par les hôpitaux et/ou rejetés dans le caniveau comme de vulgaires détritus.
La descente aux enfers n'est pas finie. Seriez-vous et pauvre et étranger sans papiers qu'un sort plus funeste encore vous frapperait.
La part des étrangers ayant fréquenté les centres de soins de Médecins du monde entre 1999 et 2004 a augmenté régulièrement. Or 60 % d'entre eux ne possédaient pas de titre de séjour et 30 % étaient demandeurs d'asile. Les durcissements pour obtenir l'AME (aide médicale d'Etat) retardent l'accès aux soins des plus démunis ici, les en écartent là, ou, bien pire, les exposent aux traitements de choc dispensés par les « infirmiers en bleu » mandatés par Hortefeux, ce pur clone de feu Maurice Papon, l' assassin aux gants blancs.
La France est (encore) un pays qui peut se prévaloir de la possession d'un système de santé globalement performant, voilà qui, sauf à faire preuve d'une mauvaise foi patente, n'est guère contestable. Mais graduellement un scandale prend racine et monte en puissance, puisque le diktat du fric érige des barrières et des chicanes devant toutes les victimes d'une double peine, celle du manque d'argent et celle d'une santé dégradée.
L'hôpital peut beaucoup, c'est certain. Par contre, éradiquer le cancer de la pauvreté n'est pas dans ses moyens, aussi, il nous incombe à tous de devenir rapidement les médecins qui sauront traiter comme il convient les producteurs et diffuseurs des métastases qui nous rongent.
Sami Chemin
Principales sources utilisées pour la rédaction de cet article :
Insee Première n° 1 161 - octobre 2007 (rapport de Thibaut de Saint Pol).
Articles numéros 141, 143, 164, 377, 407 de l'Observatoire des inégalités.
Rapport 2005-2006 de l'Observatoire nationale de la pauvreté et de l'exclusion sociale.
Alternatives économiques - hors série n° 70 - 4e trimestre 2006.
Le Monde libertaire #1495 du 22 novembre 2007