Dans ses bagages, Gilles de Robien a emporté un étrange conseiller au ministère de l'Education nationale : Roger Mézin, premier adjoint de la
ville d'Amiens, est nommé "chargé de mission aux Nouvelles Technologies". C'est dans ce domaine, justement, que cet énarque a déjà sévi : grâce aux ordinateurs, il rêve de "réinventer l'école", de faire passer l'enseignement à l' "ère industrielle", et donc de remplacer les professeurs par autant de PC. Ou, à la rigueur, de les transformer en "entrepreneurs"...
Examinons d'abord ses fulgurantes théories.On
s'était promis de ne plus se frotter à cet homme-cactus, avec des
« droits de réponse », « procès en diffamation » et autres visites
d'huissier en guise d'épines. Mais il ne s'agit plus, aujourd'hui, de
la seule et misérable Picardie
– qui peut bien crever, hein ? Non, c'est la Patrie en danger qui
réclame notre sacrifice. C'est Marianne qui tremble pour ses enfants,
placés entre les bras d'un ogre, et nous appelle au secours.
Car oui, c'est bien Roger Mézin (1) – avec d'autres camarades – qui a
inspiré, promu, soutenu, la « décentralisation de l'enseignement ».
C'est lui qui, dans son parti, puis au Sénat, disserta sur le « pôle
éducatif » et le « multimédia pour l'école ». C'est lui encore qui, en
février dernier, dans Une certaine idée, la revue de l'UMP, espérait
« Une autre politique pour l'école ».
A tel point qu'une poignée de sites Internet, et l'hebdomadaire Charlie
Hebdo, le baptisèrent (à tort) « chargé de la réforme au ministère de
l'Education nationale ». Voilà qui aurait expliqué grèves et manifs...
Par sa littérature, notre sphynx dévoile le visage des ingénieurs de la
décentralisation. Et leurs intentions.
Le site de l'ADNTIC (2) offre un joli numéro de mégalo.
A gauche, une rubrique intitulée, en toute humilité sans doute : « Les écrits de notre président. »
Derrière, on découvre rien moins que « Réinventer l'école. » Modeste
ambition. Et la longueur du texte témoigne bien de cette modestie : 68
pages. Bien tassées (3). Où Roger Mézin ouvre les portes du Far West :
« A
la rentrée 1996, j'ai annoncé à la nouvelle génération de cow-boys
(ndlr : les étudiants de Sup de Co...) que la Californie était en vue !
Si j'en avais eu le talent, j'en aurais composé une de ces rengaines
qui deviennent légendes et qui racontent les aventures drôles ou
tristes de ces longues chevauchées... »
A défaut, notre Buffalo Bill en souliers vernis esquisse
« de nouvelles organisations, de nouvelles règles du jeu, de nouveaux enseignants. »
Après la révolution copernicienne, place au paradigme mézinesque : le
« savoir » est remplacé par « de l'information encore chaude », l'on ne
prononce plus "enseignement" mais "produit" - qui doit, entre autres,
cela va de soi, « permettre aux entreprises de bénéficier d'une main
d'œuvre mieux formée ».
Des profs « entrepreneurs »
Quant au credo, il paraît franchement novateur :
« un système tourné vers la demande », « des écoles attentives à la
demande des parents, des entreprises, des élèves », « le monopole de
l'offre va cesser au profit de la prise en compte de la demande ».
Une idée originale, quoi : l'Organisation Mondiale du Commerce, et
d'autres relais libéraux, la martèlent depuis à peine quinze ans...
A l'heure d'une
« éducation de masse », prophétise notre Nostradamus à raie sur le côté, l'école doit
« passer de l'artisanat à l'ère industrielle » :
« En
changeant d'échelle, en accélérant le rythme de sa production, en
améliorant sa productivité, l'artisan change de statut et devient
bientôt un "entrepreneur" qui devra gérer des coûts de production, du
temps et de la productivité, des concurrents, de l'efficience et
surtout des clients de plus en plus exigeants. » Voilà les profs promus « entrepreneurs », et ces ingrats n'applaudissent pas...
Nouveau Sauveur : l'informatique
Ce discours repose, bien sûr, sur une idéologie : l'économie d'abord.
Mais également sur une espérance technologique : l'éducation vit
« la fin des lampes à pétrole ».
« Et quelle sera "la fée électricité" de l'enseignement ? s'interroge un interlocuteur fictif.
- La pédagogie multimédia », assène Roger Mézin. Qui poursuit sur son inspiration :
« Le multimédia est une voie de solution incontournable »,
« chaque élève trouvera dans son ordinateur le parcours de sa semaine »,
« l'élève pourra accéder à un menu à la carte »,
« avec sa messagerie électronique il pourra joindre son tuteur et le voir apparaître à l'écran à l'heure du rendez-vous fixé »,
« l'entreprise aura le programme sur son ordinateur »,
« maître
de stage et enseignant auront la même information sur le suivi du
stagiaire », « l'ordinateur pourra se brancher n'importe quand sur les
réseaux du savoir », « l'école sera délocalisée, c'est-à-dire
affranchie des murs et des espaces », « le téléphone portable incorporé
vous permettra aussi de recevoir des messages », etc.
Nouveau Sauveur, l'informatique peut tout. Elle résoudra les échecs
scolaires. Elle annihilera même la violence, mieux que des profs ou des
pions. Comment, vous doutez, lecteurs de peu de foi ? C'est pourtant le
multimédia qui jouera « un rôle d'intégrateur social », enseignera
« les comportements », édictera « des règles » :
« L'ordinateur
va permettre un véritable travail sur l'image, offrant à chaque élève
de choisir les séquences où il a été filmé pour faire un montage des
comportements qu'il juge les plus adaptés. »
Impies aveugles, nous avons des yeux et nous ne savons pas voir ! Il
suffisait de « l'enregistrement de séquences pédagogiques » avec
« arrêt et retour image » pour abolir la haine, la colère, la jalousie,
la rancune, etc. Heureusement, Roger Mézin est venu et nous a souffler
la solution : « A nouveau le multimédia ! » - avec l'exclamation,
toujours, de la révélation. Alléluia !
Farce tragique Devant tant de prétention, on se marrait
bien : juste un élu picard, se prenant pour un Jules Verne du modem.
Ubu roi des nouvelles technologies. En moins drôle. En aussi hargneux.
En plus coûteux, surtout.
Car le Mézin appartenait à notre folklore local : on le gavait de
subventions par tradition – comme les Crétois avec leur Minotaure.
Durant une ou deux années, il faisait joujou avec son nouveau projet.
Dont il vantait les vertus dans la presse. Et il s'autoproclamait
gourou d'une « pédagogie de masse ».
On souriait de ses lubies.
On rigolait de ses plantages.
Mais voilà que les Parisiens prennent notre humoriste au sérieux. Voilà
qu'il récite – en version abrégée – ses couplets dans les think-tanks :
« L'éducation est aussi un service, un produit (...) qui devra
supporter de plus en plus les contraintes de la concurrence et de la
mondialisation », « il s'agit de passer d'une entreprise artisanale à
une entreprise industrielle », « son modèle d'organisation est à la
fois extraordinairement coûteux et totalement inadapté face à une
demande (...) à satisfaire tout le temps et partout » (4). Voilà qu'on
le publie, qu'on l'écoute, qu'on le cite – parmi d'autres « experts ».
Quand notre exalté d'hier dessine les contours d'une école pour demain,
la farce tourne à la tragédie. Quand il officie comme ingénieur
ministériel, chargé de la « décentralisation » (« temps partiel mais
pour une rémunération constante » (5)) – qu'il s'agisse des Transports
ou de l'Education -, une voix murmure en nous : « Vive les jacobins !
vive Robespierre ! » Quand Luc Ferry clone son discours, déclarant que
pour
« faire face à la compétitivité », il faut
« organiser notre offre de formation »
en conséquence, on redoute le pire : un pays où les phantasmes
méziniens deviennent réalité. Un monde où tout ne soit que « marché »,
« commerce », « clientèle » - aussi vide d'humanité que la carcasse de
mon Mac.
François Ruffin
Fakir n°16 (juillet/septembre 2003)