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Lu sur Temps Noirs : " Une critique radicale du capitalisme et de la société qu’il engendre ne peut pas faire l’économie d’une analyse des armes du contrôle social. Nous nous référons à la définition du contrôle social de l’Encyclopaedia Universalis : " Ensemble des ressources matérielles et symboliques dont dispose une société pour s’assurer de la conformité du comportement de ses membres à un ensemble de règles et de principes prescrits et sanctionnés. " Et comme l’écrivait Jean Baudrillard (Pour une critique de l’économie du signe, Ed. Gallimard) : " La télé, c’est par sa présence même, le contrôle social chez soi ".
Ce dossier, réalisé en étroite collaboration avec le R.A.T. (Réseau pour l’Abolition de la Télévision) montre le poids écrasant de la télé, tant dans la vie de la plupart des individus que dans la production des savoirs et dans la transmission des informations. Ce conditionnement commence dès l’enfance. Les réflexions sur le petit écran dépassent le cadre de la seule critique des médias pour s’intéresser à tous les moyens qu’utilise l’idéologie dominante pour se développer.
Pour une critique radicale
de la télévision
Le texte qui suit est constitué d’extraits de la préface du livre Nouvelles et dessins contre la télé paru aux Editions Reflex. Il montre le poids écrasant de la télévision sur la vie des gens et sur la société. Il analyse aussi la manière dont le petit écran pénètre les esprits, chloroforme, isole, influence, impose ses lois…
Travailler, dormir et... regarder la télé !
Après l’exercice d’une activité professionnelle et le sommeil, regarder la télévision constitue la troisième occupation des occidentaux. Elle est, et de loin, la première des activités domestiques. On y passe en moyenne trois heures par jour en France, quatre heures aux Etats-Unis.
Au fil des décennies, la télévision a pénétré dans la plupart des foyers. En 1970, en France, 32 % des ménages ne possédaient pas de poste ; en 1977, 13 % ; aujourd’hui ce chiffre est tombé à 5 %. Aucun appareil ménager n’avait réussi à s’introduire dans les foyers aussi rapidement et aussi massivement. D’ailleurs, sa présence ne surprend plus du tout ; bien au contraire, c’est son absence qui étonne, et qui suscite parfois des inquiétudes. La grande majorité de la population ne se pose même plus la question de savoir pourquoi avoir un téléviseur. Les interrogations portent plutôt, pour une extrême minorité sur l’intérêt de ne pas en avoir un.
Cette conquête des esprits se traduit aussi par une présence physique particulière. Dans la plupart des foyers, le téléviseur a un statut exceptionnel. Il trône, à la meilleure place, dans la pièce principale. L’agencement de la salle de séjour se fait en fonction du poste et non pour former un cercle convivial. Cette pièce, à l’origine lieu de rencontre structuré pour permettre l’échange entre individus, s’est transformée en salle de projection. Cette configuration se retrouve partout où la télévision s’est imposée. Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger le constatait (1) : "premier agent de la mondialisation des moeurs, elle suscite un ensemble quasi rituel de comportements uniformes, quels que soient les environnements et les messages visuels : disposition du mobilier, assemblée de spectateurs orientés vers la source lumineuse, horaires contraints par un spectacle généralement programmé à heure fixe, etc." Beaucoup allument leur télévision comme on ouvre un robinet d’eau, par simple habitude. En 1990, une étude nous apprenait "qu’elle était si intégrée au quotidien que le fait d’allumer ne paraît pas constituer, dans la majorité des foyers une réelle décision correspondant à un véritable choix." D’ailleurs, même les moments censés favoriser la discussion sont altérés ; dans une enquête, 62,8 % des enfants déclaraient que la télévision fonctionnait pendant le dîner. La télévision reste parfois allumée en permanence, des gens la regardent, sans en avoir la volonté, par automatisme.
Centralité, omniprésence, diktat, la place du petit écran a des conséquences dramatiques.
La télévision isole, renferme, aliène
Elle a largement participé au mouvement de repli sur soi qui s’est développé depuis l’avénement de la société de consommation. On ne peut cependant pas la considérer comme l’unique responsable de cette atomisation. Le triomphe du libéralisme, et ses effets sur la place et le rôle de l’individu dans une société explique ce repli sur la sphère privée. Les effets de ces processus d’éclatement ont réduit les liens sociaux, qui ne se tissent plus que dans le cadre du travail, et qui, avec l’émergence de la production post-fordiste, disparaissent totalement. La plupart des individus s’enferment dans leur cocon, protégés du reste du monde ; comme l’explique le sociologue Daniel Bougnoux (2): "Nous demandons à la télé de nous mettre dans un état de relaxation qui permet sans bouger de chez nous et sans avoir à faire face à l’horrible monde et aux horribles "autres", de vivre ensemble séparément, d’avoir le monde chez soi. Cette vitrification de tout ce qui peut arriver (la télé est d’abord une vitre) permet d’avoir la jouissance de la stimulation sensorielle, mais de façon filtrée et amortie." Enfermé dans son petit confort, captivé par le tube cathodique, la passivité s’installe.
Le lien qui unit le téléspectateur à son téléviseur est de nature hypnotique. Regarder cette lucarne bleutée met en sommeil l’intellect, ramollit physiquement, et contrairement à ce que l’on pense communément, ne repose pas du tout. Elle fonctionne comme un anesthésiant dont on dépend très rapidement.
Le téléspectateur perd sa capacité, son pouvoir personnel de réflexion. Si on se réfère à la définition de terme aliénant : "l’individu perd la libre disposition de lui-même" (Petit Robert), on peut affirmer que la télévision aliène. Son fonctionnement coupe systématiquement l’individu de sa pensée. Le flux continuel d’images interrompt et empêche la communication et la réflexion. L’incessant déversement de programmes suscite une adhésion immédiate, qui génére le silence. Marie-José Mondzain explique ce processus (3) : "Quand on est privé de la possibilité de faire la différence entre ce qu’on voit et ce que l’on est, la seule issue est l’identification massive, c’est-à-dire la régression et la soumission." Le réel devient ce que l’on voit. Or, s’il n’y a pas de distance entre le réel et le vu, il n’y a pas de jugement possible, donc plus besoin du politique. La réalité devient nôtre, pourquoi la changer ? Car c’est bien, comme l’explique M.J. Mondzain "cette résistance au réel qui suscite la pensée et qui incite les humains à se rassembler." La télévision engendre donc une dépolitisation du monde. L’individu est réduit à l’état de client et de spectateur, comme l’avait pressenti Guy Debord dans Commentaire sur la Société du spectacle lorsqu’il écrivait : "celui qui regarde toujours pour savoir la suite n’agira jamais." L’individu est convaincu de son impuissance face à son époque. La réalité de l’ordre établi s’impose alors d’elle même, immuable.
Une vie par procuration
Toutes ces heures passées devant le petit écran donnent au téléspectateur l’impression d’être dans la réalité. Et plus les chaînes se multiplient, plus il a le sentiment d’avoir accès au monde. Dans L’image publicitaire à la télévision, José Saborit va encore plus loin (4) : "Notre regard a été lesté du poids inévitable de l’expérience télévisuelle et les mécanismes de vérification sont inversés." Les expériences réelles - la vie en somme - infirmeraient ou confirmeraient les "vérités" de la télévision.
Elle fabrique la réalité, comme l’explique Jacques Ellul dans Le bluff technologique : "Il n’y a pas vraiment d’information à la télévision, il n’y a que la télévision. Un événement ne devient nouvelle que si la télévision s’en empare", et "sitôt que la télévision ne montre plus rien sur la question, il n’y a plus de question. C’est bien cela qui signifie que c’est la télévision elle-même qui est le message [...] et nous sommes seulement des consommateurs d’information." Actuellement la télévision a pris une telle importance dans nos sociétés que le réel correspond pour la majorité de la population (70% des personnes ont pour seule source d’information la télévision) à ce qu’elle retransmet. L’événement pour exister, doit être diffusé ; ceci a des conséquences - comme nous le verrons ultérieurement - sur le déroulement même de cet événement. N’est alors visible, et comme nous venons de le montrer réel, que ce qu’on veut bien nous montrer.
Les images, contrairement à ce qu’elles tendent à faire croire résultent d’une série de choix : du journaliste qui décide de se rendre à tel endroit, du cameraman qui filme telle scène, du monteur qui sélectionne telle partie, etc. Ces choix s’opèrent en fonction des opinions, des aspirations et de la structure dans laquelle travaille le journaliste. Et une image n’a de sens que dans un contexte particulier.
Pourtant, on présente les images comme objectives. Elles donnent l’impression au téléspectateur qu’il assiste à l’événement et que ce qu’il regarde est la réalité. Il n’a pas la possibilité de distanciation par rapport aux messages qui lui sont assénés. L’image télévisuelle ne laisse aucune place au recul et à la réflexion.
Le danger n’est pas tant de donner une vision subjective du monde que de se présenter comme objective, voir même sacrée. Alors que, comme l’écrit M.-J. Mondzain : "Tout est transmis sur le mode de la participation à une réalité, en dissimulant qu’il y a des appareils, un montage, un ensemble de contraintes qui font que, sur place, on n’aurait certainement pas vu la même chose." Elle appelle ça : "l’effet balcon". C’est-à-dire un effet qui donne à croire que ce que l’on voit au travers du petit écran est la réalité, dont le téléspectateur serait le témoin. Il n’assiste en aucun cas à un événement mais à une de ses représentations. Et avec les images, le travail de compréhension de la partie non visible devient très difficile. La télévision occulte, par son principe même l’analyse. Le téléspectateur intègre et fait sien d’autant plus facilement ce qu’on lui présente qu’il ne dispose pas de moyen pour élaborer une pensée, et donc, un autre discours. Voir ne permet pas de comprendre. L’abondance de l’information, le déferlement des images fausse la réalité bien plus qu’il ne permet d’en saisir la complexité. M.J. Mondzain résume parfaitement cette idée : "L’exercice de la liberté ne naît pas d’une accumulation. Ce n’est pas : plus je vois des choses, plus je comprends, mais toujours : plus je pense, mieux je comprends."
Un modèle hégémonique
En quelques décennies, la télévision est devenue le média dominant. Elle a peu à peu occupé l’espace en reléguant les autres médias à des fonctions subalternes. Mais sa force et son hégémonie dépassent le cadre de cette concurrence. C’est sa vision de l’information - voir même du monde - qui s’est imposée. Les autres médias ainsi que d’autres domaines ont intégré, parfois pour pouvoir survivre, les valeurs et les normes du petit écran : fascination pour l’image, pour le spectacle, urgence, recherche de scoops, brièveté, superficialité, conformisme, idées reçues, jeu avec l’émotion, etc. Pierre Bourdieu, dans son opuscule Sur la télévision, décrit ces mécanismes. Il montre comment "par sa puissance de diffusion, la télévision pose à l’univers du journalisme écrit et à l’univers culturel un problème absolument terrible [...] Par son ampleur, son poids tout à fait extraordinaire, la télévision produit des effets qui, bien qu’ils ne soient pas sans précédent, sont tout à fait inédits." Si nous prenons le cas de la presse écrite, nous nous rendons compte de l’impact de la télévision. La grande presse a abandonné son rôle intellectuel pour se positionner sur le terrain de la télévision. Elle privilégie le spectaculaire, l’émotion, les faits divers et les questions relatives aux problèmes quotidiens. Aucun thème ne deviendra prioritaire si la télévison ne s’en empare pas. Bourdieu s’en inquiète : "Mais le plus important, c’est qu’à travers l’accroissement du poids symbolique de la télévision et parmi les télévisions concurrentes, de celles qui sacrifient avec le plus de cynisme et de succès à la recherche du sensationnalisme, du spectaculaire, de l’extraordinaire, c’est une vision de l’information, jusque-là reléguée dans les journaux dits à sensation, voués aux spots et aux faits divers, qui tend à s’imposer à l’ensemble du champ journalistique."La classe politique a rapidement compris l’intérêt qu’elle pourrait retirer d’une bonne exploitation de la télévision. Le petit écran est devenu l’élément centrale de la vie politique. Il lui a dicté ses règles. Le débat politique, qu’une minorité s’était déjà accaparée, est désormais proche de zéro, fait de petites phrases, de déclarations tonitruantes, de comportements mis en scène pour séduire. Il faut persuader devant la caméra, avoir des idées simples, faciles à expliquer... Les stratégies politiciennes s’élaborent avant tout en fonction des impératifs télévisuels. Pire encore, la télévision a la prétention d’occuper tout l’espace des débats. Elle traite de tous les sujets avec solennité. Elle voudrait investir tous les domaines de la société. Bourdieu le souligne : "le phénomène le plus important, et qui était assez difficile à prévoir, c’est l’extension extraordinaire de l’emprise de la télévision sur l’ensemble des activités de production scientifique ou artistique."
On retrouve son hégémonie dans la production cinématographique. Désormais chaque réalisateur de films de fiction, et encore plus de documentaires doit tenir compte du passage à la télévision de son oeuvre. Il en va, la plupart du temps de la survie d’un projet. Cette mainmise entraîne une normalisation effrayante de la production audiovisuelle et assoit encore un peu plus les pouvoirs de la télévision et de ses règles sur l’ensemble de la société.Tout instrument d’enregistrement agit sur ce qu’il enregistre. Seulement la télévision en devenant la référence est désormais "l’arbitre de l’accès à l’existence sociale et politique." Ce qui la rend extrêmement dangereuse.
Cdric et Jean-Claude
(1) Télérama, 15 octobre 1997.
(2) Sciences et Avenir, février 1998.
(3) Le Monde, 8 septembre 1998.
Texte paru dans No Pasaran!
n-left:39;" align="justify">(3) Le Monde, 8 septembre 1998.Texte paru dans No Pasaran!