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L'En Dehors


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Sous la surface, Plongée dans le modèle industriel de l’eau
Lu sur Notes & Morceaux Choisis: "Depuis trente ans, se succèdent les grand messes mondiales pour la planète : Stockholm, Rio, Rio+10, conférence sur « l’environnement humain », « sommet de la Terre », sommet de Monterrey et, fin août, à Johannesburg, sommet du « développement durable »… la liste est longue. Les ONG, les fonctionnaires, les experts en tout genre ne manquent pas d’occasion pour parler d’eau. Ils voyagent beaucoup, ils sont grassement défrayés. À chaque sommet, dans un rituel déprimant on prend note des « préoccupations » et des « déterminations » dont font preuve les Etats. Dans le même temps, 30% de nos ressources naturelles ont été épuisées.

Rien n’a ralenti. Jusque dans les intitulés de colloques, l’économie a soumis l’urgence écologique. Il a suffi, en novembre, que le round de négociations lancé par l’OMC, à Doha, soit baptisé « round du développement » pour que Johannesburg soit définitivement sous le joug du libre-échange. Ouverture des marchés, liberté d’investir et financements publics, tous en cœur derrière l’ONU, on va donc « de Doha à Johannesburg en passant par Monterrey » (1).

C’est dans ce cadre que des ressources vitales telle que l’eau sont appréhendées. C’est dans ce contexte que des géants financiers, commerciaux, politiques et technologiques, comme Suez et Vivendi, communiquent et qu’ils lancent la « vraie bataille de l’eau » (2), pour les pauvres du monde, la sécurité et l’environnement. Ainsi posée, parée d’emblée de vertu, honte à ceux qui les critiqueront. Vieille stratégie de communication (3)…


En vitrine, c’est la célèbre « école française de l’eau » qui est mondialement promue par les industriels et par la Banque mondiale. Opportun mélange de public et de privé, d’Etat et d’industrie, de technologie et d’urbanisme, ce « modèle » garantit l’efficacité économique et le service public, la rentabilité et l’accès pour tous. Pas étonnant qu’il s’impose dans une ambiance mondiale de libéralisation déguisée en « régulation » et d’allégeance à l’industrie maquillée en « gouvernance ». Après 150 ans, en France, 80% de l’eau est gérée par le secteur privé (contre seulement 20% au Etats-Unis par exemple), un modèle pour les promoteurs du consensus de Washington. Un modèle aussi de démocratie aussi, apparemment, puisqu’en France, aucune émeute récente, aucune « guerre » de l’eau ne conteste cette domination alors que les populations se lèvent partout dans le monde, de la Bolivie au Canada, de l’Inde à l’Afrique du Sud, dès qu’on menace ce qui les lie à cette ressource vitale.

Rien de moins naturel, pourtant, que l’évolution qui nous a amenés là. Cette histoire de l’eau est jalonnée de choix précis, éminemment politiques d’une certaine société qui imposera ce modèle, reflet de ses structures de pouvoir.

Comprendre ces « invisibles », ces non-dits qui fondent ce modèle, comprendre en quoi il a reconstruit le rapport des individus et des communautés à l’eau dans leur quotidien explique d’abord comment une telle source de liberté a pu être abandonnée. C’est aussi un passage obligé pour proposer des pistes de reconquête et d’émancipation.

Le modèle français de l’eau, c’est quoi ? Par contrat, une municipalité confie la simple gestion de son eau (affermage) ou la gestion et l’entretien du réseau (concession) à une entreprise privée. Elle en garde la responsabilité et l’Etat conserve la propriété de l’eau : l’entreprise n’est rémunérée que pour un service. L’honneur est sauf, même si on sait aujourd’hui combien derrière la notion de service on externalise, on confisque.

Si ce mode de gestion de l’eau n’est pas récent (la Compagnie Générale des Eaux est créée en 1853 et la Lyonnaise des Eaux en 1880), son véritable développement date des années 1960 et de la généralisation du tout-à-l’égout. Mais ce sera la loi de décentralisation de 1982 qui dopera la croissance des deux géants de l’eau, et fondera leur développement mondial. À l’époque, il s’agit, pour la Lyonnaise, (aujourd’hui Ondeo, filiale du groupe Suez) de quitter un marché national saturé sur lequel se concentre la Compagnie Générale des Eaux (aujourd’hui Vivendi Water filiale de Vivendi Environnement). Ces vingt dernières années furent décisives. Ces sociétés ont doublé leur nombre de contrats au niveau national en dix ans, puis explosé au niveau mondial en conquérant la gestion de l’eau des principales mégalopoles (Buenos Aires, Mexico, Calcutta, Chengdu, Alger, Casablanca…). Aujourd’hui elles se proclament toutes deux numéro un mondial de l’eau : Suez et Vivendi alimentent chacun plus de 110 millions de personnes. Des empires.

Lorsque ce modèle est promu, c’est d’abord au nom de l’efficacité mais aussi d’une forte légitimité politique (la commune), technique (le savoir-faire de l’entreprise), économique (le prix) et juridique (le contrat). Tout y est souple, adaptable, même le droit qui « n’est pas ici une contrainte qui détermine des pratiques mais un outil malléable qui reflète leur diversité » (4). Face à la commune, l’entreprise quel que soit son gigantisme est présentée en position délicate. Les menaces sur sa réputation garantissent sa vertu : abuser de sa position dans une ville salirait son image et lui fermerait nombre de contrats futurs. Pour Suez, par exemple, « plus qu'une crise financière ou une crise politique locale, c'est une crise d'image qui pourrait menacer le Groupe » (5). Qui le croit , après toutes les « affaires » qu’a connues ce secteur en France ? Pourtant, présenté de la sorte, ce modèle français s’impose, union sacrée du public et du privé au service de l’intérêt général. Loin, dit-on, de toute polémique idéologique (6).

Toutefois, derrière les discours de promotion de cette « privatisation politiquement correcte » qui maquillent en état naturel un rapport de force historiquement construit, se cache tout ce qui l’a rendu possible, tout ce qui passe en contrebande, les alibis, les invisibles, ce que l’on nie.


Le rôle de l’Etat (7) d’abord, qu’on cache toujours dans cette relation supposée locale. Il réapparaît économiquement dès qu’on rajoute au « service » public sa part de « travaux » publics. En effet, dès la loi de 1902, pour « subventionner les travaux communaux d’adduction d’eau potable », un fond alimenté par les gains du PMU fût affecté. Après la deuxième guerre mondiale, les subventions d’un Etat interventionniste, passèrent à 30 % en ville et 50% en zone rurale. Même si, à partir de 1954, l’Etat s’est peu à peu désengagé ce fut pour faire toujours porter le poids du financement à l’usager par une redevance. À ces financements s’ajoutent les prêts à taux préférentiels de la Caisse des Dépôts et Consignations.

Mais, au-delà de l’appui financier, c’est surtout en imposant à la société des normes et des représentations que l’Etat a soutenu l’hégémonie de ce modèle. L’idéologie hygiéniste, par exemple, a justifié très tôt une obligation du contrôle centralisé de l’accès à l’eau. Aujourd’hui encore les liens eau-santé constituent une justification essentielle pour déposséder des communautés de leur rapport à l’eau dans les pays du Sud. L’argument environnementaliste de la rareté de l’eau, associé au coût technologique, permettra de lui imposer un prix, un tarif et donc de transformer l’eau en marchandise. Impulsée par l’Etat, la logique économique impose alors son modèle social à une ressource jusque-là collective. Pourtant, le passage de l’eau consommée collectivement à une eau à domicile, avec compteur, a souvent dû être imposé en France face à la résistance, notamment des catégories sociales les plus défavorisées (8). Cette résistance, on la retrouve aujourd’hui là où ce modèle avance, de Buenos Aires à Johannesburg et Cochabamba. Les arrestations et les morts s’enchaînent dans les rangs de ceux qui refusent la marchandisation de l’eau. Leur question politique fondamentale est toujours discréditée par l’argument technologique et l’appel au « pragmatisme » qui nient combien le contrôle de l’eau est essentiel à une communauté.

Enfin, le poids de l’Etat se retrouve à la base de ce modèle en ce qu’il a limité l’émergence des pouvoirs locaux à une époque de « socialisme municipal » en Europe. Peur de la Commune, peur des Rouges, c’est historiquement au nom de la « liberté du commerce et de l’industrie » que le conseil d’Etat, à plusieurs reprises, a limité les interventions des collectivités locales dans l’économie. C’est bien l’histoire jacobine d’une décentralisation contrôlée, sans pouvoir, qui permet que finalement la solution pour les mairies vienne de l’appel au privé. En 1992, par exemple, la mise en place de la comptabilité publique M49 interdit aux communes dotées de régies des financements croisés. Le modèle allemand des Stadtwerke est bien différent qui intègre au sein d’une seule entreprise publique locale la gestion de plusieurs services urbains (eau, gaz, électricité, chauffage, déchets, transports). En France, les grands groupes privés multi-utilities (tels Suez, Vivendi et Bouygues), eux, ont ce droit et cumulent, sur Toulouse ou Nice, par exemple, la plupart des services publics.

Ce déséquilibre du rapport de contrat entre commune et entreprise est triplement accentué. D’abord la spécialisation de ces groupes et la complexification technique de l’enjeu poussent les maires à rester en retrait et à se satisfaire de la solution proposée tant que la population reste silencieuse. Ensuite, la durée, en dizaines d’années, de ces contrats concentre beaucoup d’enjeux sur le moment de la signature. Enfin, même surtarifés, les petits montants prélevés sur les factures d’eau n’engagent pas à la révolte. Le silence vaut donc acceptation pour des pouvoirs locaux désarmés et complices à la fois. C’est sur ce silence que les géants de l’eau ont grossi.


Reste que l’essentiel n’est pas dans ces conditions cachées du modèle français de l’eau. L’enjeu, moins audible tant on s’y est adapté, est dans le mode de société qui le produit et qu’il entretient, à la fois urbaine, polluée et industrielle. Le choix de l’organisation de notre approvisionnement en eau, loin d’être neutre est technique : il reflète et génère un modèle de société, des rapports de pouvoir, par tout ce qu’il permet, comme par ce qu’il verrouille et contraint.

C’est pour répondre aux défis de l’expansion urbaine dans le Paris de Haussmann que naît la Générale des eaux et c’est avec le même argument qu’elle et la Lyonnaise se lancent à la conquête des villes du monde. Ce modèle, et la catastrophe qu’il apporte, n’ont pas été remis en cause, et c’est avant tout de l’urbanisation qu’on produit aujourd’hui dans ces pays du Sud qu’on juge « sous-développés ». Dans ce processus, l’argument d’insalubrité justifie des travaux d’infrastructure qui réorganisent la ville.

La pollution industrielle ne serait plus alors qu’un avatar mineur des détériorations soi-disant inhérentes au grouillement urbain. Or, c’est bien pourtant cette pollution de l’eau qui justifie la débauche de technologie et les recettes de ces entreprises. Quelle serait la santé de ces géants si l’eau n’était pas polluée, si elle n’était pas à retraiter ? Où est alors leur intérêt ? En justifiant une réorganisation complète du rapport social à l’eau, la nécessité de vivre en ville permet de masquer l’industrie, véritable bénéficiaire. Bénéficiaire parce que la ville permet une concentration et une dépendance de la main d’œuvre à son profit, bénéficiaire aussi parce que de la vapeur du XIXe aux puces électroniques, elle reste une grande consommatrice d’eau à des prix inférieurs à celui des usagers et une grosse pollueuse. À Toulouse par exemple, l’explosion d’AZF a permis d’apprendre que l’usine rejetait chaque jour 8 tonnes de chlorure, 1,5 tonnes d’azote organique ou ammoniacal, de nitrites ou de nitrates et 2,6 tonnes de matières en suspension dans la Garonne. On comprend mieux que désormais ce soient les industries qui constituent la cible de groupes comme Suez. Sa filiale, Ondeo revendique déjà 60 000 clients industriels pour des contrats de cinquante ans parfois, sur des sites pouvant consommer autant d’eau que des villes entières.

Reste que la domination de l’industrie sur l’eau ne s’achève vraiment que lorsqu’on arrive à calquer le rapport des individus à l’eau sur celui des usines et ainsi à déposséder toute une population de sa relation à une ressource vitale. Aujourd’hui, en France, comme l’industrie, chaque ménage peut souiller l’eau, puisqu’il n’y est pas relié. De fait, alors qu’on présente encore l’eau comme une ressource naturelle, la quasi-totalité des ménages français est alimentée par un flux dont il ne connaît rien du parcours, sur le même mode que l’électricité et qui contient autant de technologie qu’un téléphone portable. Comme pour la télévision, l’électricité, le téléphone, on est connecté à l’eau. À cette différence que nos corps ne sont pas constitués à 70% d’électricité mais bien de cette eau industrielle, qu’on nous encourage, à Montpellier par exemple à mettre dans les biberons des bébés.

À ce modèle industriel là, qu’on retrouve ailleurs en Europe, c’est l’intervention du privé et ses propres inconvénients que le modèle français rajoute un objectif de rentabilité qui accroît significativement les prix par rapport à la gestion publique et détériore la qualité. Joli modèle où Vivendi peut, simultanément, gérer l’eau de villes avec des compteurs au plomb et y vendre des robinets anti-plomb.

Politiquement, nous l’avons vu, l’accaparement de l’hydraulique urbain en France se construit sur un Etat central, et sur l’inexistence de pouvoirs locaux. Précisément telle est la situation que l’on peut observer au niveau mondial.


Le pouvoir central mondial, celui qui crée les règles auxquelles se soumettent les gouvernements locaux c’est l’OMC avec son article 16-4 (9), soit le FMI et ses plans d’ajustements structurels. C’est encore la Banque mondiale dans le rôle de la manne d’argent public. Exonérés de toute responsabilité politique, loin des populations, ils sont l’objet d’influence et de lobbying, forme de corruption pour certains, de la part des milieux industriels, et notamment de ceux de l’eau. Dans ces pays « développés » à la baguette, les choix qu’ils imposent et les situations qu’ils créent placent des maires devant des enjeux énormes, qu’ils ne maîtrisent plus, notamment sur la gestion de l’eau. L’interdiction dogmatique de solutions publiques les plonge naturellement dans les bras des principaux prestataires privés. Les bases du « partenariat » sont posées.

Les perspectives pour ces pays sont annoncées : dans la Chine fraîchement entrée à l’OMC, dans le sud de la zone de libre-échange des Amériques ou dans les pays du Maghreb intégrés au partenariat euro-méditerranée c’est l’exode rural, l’urbanisation massive et le tout industriel maquillés en « développement durable », pour alimenter à bas prix nos marchés. On est alors loin du monde vert et bleu des plaquettes glacées de l’industrie de l’eau, bien loin de leurs prétentions philanthropiques. Elle est là, la « vraie bataille de l’eau ».

Jean-Philippe JOSEPH — octobre 2002.

est professeur agrégé d’économie.

Notes :

1. Discours de Kofi Annan à la London School of Economics, 25 février 2002.

2. Titre d’une lettre ouverte de Gérard Mestrallet au journal Le Monde, « La vraie bataille de l’eau », 26 octobre 2001 et d’une récente plaquette promotionnelle du groupe Suez.

3. « Parler des bénéficiaires, pas des bénéfices ». Cette stratégie de communication a été utilisée par les industries de biotechnologie, à partir de 1997, sur conseil du cabinet de relations publiques Burson Marsteller et par celles de la chimie dès le début du siècle.

4. Dominique Lorrain, « le modèle français de services urbains », Economie et humanisme, n°312, mars-avril 1990, p. 54.

5. Gérard Mestrallet, « Ethique et valeurs, les valeurs du groupe », document interne Suez-Lyonnaise des eaux, p. 35.

6. « La puissance publique n’est pas en position d’extériorité avec le milieu industriel mais d’imbrication. Les objectifs de politique publique sont le résultat d’une coproduction entre les acteurs. Il n’y a pas deux milieux séparés, l’un qui «fait» et l’autre qui «fait faire», mais deux familles de partenaires qui coopèrent sur les mêmes projets.» Dominique Lorrain, op cit, p. 50.

7. Sylvain Petitet « du “modèle français des services urbains” à l’analyse de leur production », Revue d’économie régionale et urbaine n°4, 1999.

8. Voir S. Petitet « De l’eau du Rhône à l’eau de la ville, la mise en place d’un service de distribution d’eau potable à Givors (1899-1935) », Recherches contemporaines, 2000.

9. L’article 16-4 des accords instituant l’OMC oblige chaque pays membre à assurer « la conformité de ses lois, réglementations et procédures administratives avec ses obligations telles qu’elles sont énoncées dans les accords »."
Ecrit par libertad, à 23:42 dans la rubrique "Ecologie".



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