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Il y a donc cinquante ans que Bakounine est mort ; et il y a un peu plus de cinquante ans que je le vis pour la dernière fois à Lugano, déjà mortellement atteint et réduit à l'ombre de lui-même. Il me disait, entre le sérieux et le plaisant : « Mon cher, j'assiste à ma dissolution ». Et pourtant sa présence et sa pensée réchauffent encore mon cœur et la remplissent de jeune enthousiasme.
Car telle fut surtout la grande chose en Bakounine : il communiquait la foi ; il donnait la fièvre de l'action et du sacrifice à tous ceux qui avaient le bonheur de l'approcher. Lui-même disait souvent qu'il faut avoir « le diable au corps ». Et Bakounine mourant, avait encore dans le corps — et dans l'esprit — cette présence du grand rebelle mythique, qui ne veut pas de dieux, qui ne connaît pas de maîtres, et qui ne s'arrête jamais dans la lutte contre tout ce qui entrave la pensée et l'action.
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Je fus « Bakouniste », comme le furent tous mes camarades de ces générations, hélas ! désormais lointaines. Aujourd'hui — et depuis déjà de longues années — je crois avoir cessé de l'être.
Mes idées se sont développées et modifiées. Aujourd'hui, je trouve Bakounine trop marxiste dans l'économie politique et dans l'interprétation de l'histoire. Je trouve que sa philosophie se débat, sans issue possible, dans une contradiction entre la conception mécaniste de l'univers et la foi implicite dans l'efficacité de la volonté.
Mais tout cela importe assez peu. Les théories sociales sont des formules incertaines et changeantes ; et la philosophie, faite généralement d'hypothèses campées dans les nuages a, en réalité, peu ou point d'influence sur la vie. Voilà pourquoi Bakounine reste toujours, malgré tous les désaccords possibles, notre grand exemple et notre fort inspirateur.
De lui est toujours bien vivante la critique profonde du principe d'autorité et de l'Etat qui l'incarne ; toujours vivante est la lutte contre les mensonges politiciens, la critique des deux formes sous lesquelles on opprime et exploite les masses : la démocratie et la dictature. Vivante est la répudiation magistrale de ce faux socialisme que Bakounine appelait « endormeur », et qui, consciemment ou inconsciemment, tend à consolider la domination du privilégié en berçant les travailleurs de vains espoirs. Et vivants sont, par dessus tout, sa haine intense contre ce qui dégrade et humilie l'homme, et son amour sans limite pour la liberté humaine, pour la liberté tout entière.
Que les camarades pensent aujourd'hui à la vie de Bakounine, qui fut si pleine de luttes, idéales et pratiques ; et qu'ils cherchent à en suivre les traces — même de loin comme nous — chacun selon ses facultés et ses possibilités !
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Ma première rencontre avec Bakounine
C'était la fin de l'été 1872, à Naples.
La Fédération Napolitaine de l'Internationale des Travailleurs nous avait délégués, Cafiero et moi, pour la représenter au Congrès qui devait se tenir en Suisse — et qui se tint, en effet, à Saint-Imier, dans le Jura bernois.
Ce congrès visait à une entente entre toutes les sections de l'Internationale, révoltées contre le Conseil général. Sous la direction de Karl Marx, le Conseil voulait soumettre toute l'Association à son autorité dictatoriale, et l'amener à poser en principe, non la destruction, mais la conquête du pouvoir politique, contrairement à la volonté de la plupart des membres.
J'étais tout enflammé pour ces luttes, dont devait dépendre le sort de l'Internationale et l'avenir de l'action révolutionnaire et socialiste.
Jeune, faisant mes premières armes, j'étais naturellement tout heureux de pouvoir aller au Congrès et d'entrer en relation directe avec des camarades des divers pays. J'étais, — sans doute — plein d'orgueil à l'idée de faire entendre ma voix ; à cet âge, quand on a quelque tempérament, on est toujours un peu trop plein de soi-même. Mais ce qui surtout me mettait en agitation, c'était la pensée que je connaîtrais Bakounine — et qu'à n'en pas douter, je deviendrais son ami personnel.
Bakounine, à Naples, était une sorte de mythe. Il y était allé, si je ne me trompe, en 1864 et en 1867. Et il avait laissé une impression profonde. On parlait de lui comme d'un être extraordinaire ; et, comme il advient d'habitude, on exagérait ses qualités et ses défauts.
On parlait de sa taille gigantesque, de son appétit formidable, de sa façon souverainement négligente, de se vêtir, de sa magnanimité pantagruélique, de son mépris absolu de l'argent. On racontait qu'il était arrivé à Naples avec une grosse somme au moment où s'y rencontraient souvent des révolutionnaires polonais qui avaient fui la répression consécutive à l'insurrection de 1863. Bakounine donna tout simplement la moitié de ce qu'il possédait au premier Polonais besogneux qu'il rencontra ; ensuite la moitié de ce qui lui restait au deuxième Polonais, et ainsi de suite, jusqu'au moment bientôt arrivé, où il ne lui resta plus un sou. Alors, il distribua, dit-on, l'argent des amis, avec la même indifférence de gentilhomme qu'il avait mise à donner le sien.
En fait, une légende plus ou moins fondée se forme toujours autour du nom d'un homme sortant de l'ordinaire par le caractère et les opinions.
A Naples, l’on parlait beaucoup, dans tous les cercles avancés (ou se croyant tels) des idées prodigieuses de Bakounine. Ce Russe était venu bousculer toutes les traditions, tous les dogmes sociaux, politiques et patriotiques, considérés jusqu’alors par la masse des « intellectuels » napolitains comme des vérités sûres et hors de discussion.
Pour les uns, Bakounine était le barbare du Nord, sans Dieu et sans patrie, sans respect pour aucune chose sacrée : il constituait un danger pour la sainte civilisation italienne et latine. Pour les autres, c’était l’homme qui avait porté dans les traditions napolitaines un souffle d’air salubre, qui avait ouvert les yeux de la jeunesse, qui lui avait dévoilé de nouveaux et vastes horizons : en fait, ses disciples, les Fanelli, les De Luca, les Gambuzzi, les Tucci, les Palladino, etc., furent les premiers socialistes, les premiers internationalistes, les premiers anarchistes de Naples et de l’Italie.
C'est ainsi qu'à force d'entendre parler de Bakounine, il était devenu pour moi aussi un personnage de légende ; et le connaître, l'approcher, me réchauffer à son feu, était pour moi un désir ardent, presque une obsession.
Le rêve allait se réaliser.
Je partais pour la Suisse avec Cafiero.
A cette époque, j'étais maladif, je crachais le sang, j'étais considéré comme phtisique et à peu près condamné, d'autant plus que j'avais perdu mes parents, une sœur et un frère, par maladie de poitrine. En traversant le Gothard de nuit (il n'y avait pas alors de tunnel, et il fallait franchir la montagne neigeuse en diligence), j'avais pris froid, et j'arrivai à Zurich dans la maison où habitait Bakounine, le soir, toussant et brûlant de fièvre. Après les premiers accueils, Bakounine m'accommoda un petit lit, m'invita, me força presque, à m'y étendre, me couvrit avec toutes les couvertures et les pardessus qu'il put rassembler, me donna du thé bouillant, et me recommanda de rester tranquille et de dormir. Et tout cela, avec un empressement, une tendresse maternelle, qui m'allèrent droit au cœur.
Pendant que j'étais enveloppé sous les couvertures, et que tous croyaient que je dormais, j'entendis Bakounine qui disait, à voix basse, des choses aimables sur mon compte. Puis il ajouta avec tristesse : « Dommage qu'il soit si malade ; nous le perdrons vite. Il n'en a pas pour six mois. »
Je ne donnai pas d'importance au triste pronostic, parce qu'il me semblait impossible de mourir. (Aujourd'hui encore, je ne me suis pas fait à cette idée.) Je pensais alors que c'est presque un crime de mourir, quand il y a tant à faire pour l'humanité. Je me sentais heureux de l'estime de Bakounine, et je me promis tout au monde pour la mériter. Et maintenant que me voilà chargé d'années, je suis fier de dire que — si, par mon incapacité ou par l'adversité des circonstances, je n'ai pu jusqu'ici faire ce que je m'étais promis — tout au moins dans les intentions, je n'ai pas démérité de l'estime que Bakounine m'accordait lorsque j'étais jeune homme.
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Le lendemain, je me réveillai guéri, et nous commençâmes avec lui et les autres camarades — suisses, belges, espagnols et français — ces interminables discussions auxquelles notre doyen savait donner plus de charme que tout autre.
Nous allâmes à Saint-Imier ; et là — notez ce trait de psychologie populaire — les enfants accueillirent Bakounine au cri de « Vive Garibaldi ! » Naturellement, Garibaldi étant l'homme dont ils avaient le plus entendu célébrer les hauts faits, ces enfants pensaient qu'il devait être de taille colossale. Bakounine était un colosse ; ils le virent environner et fêter, et pensèrent que ce ne pouvait être que Garibaldi.
Nous prîmes part au Congrès, puis nous retournâmes à Zurich, toujours discutant, prenant des décidions et faisant des projets jusqu'à la nuit avancée.
C'est ainsi que je connus Bakounine, quand il était déjà épuisé par l'âge et miné par les maladies contractées dans les prisons de Sibérie. Mais je le trouvai toujours plein d'énergie et d'enthousiasme ; et je compris quelle était sa puissance de communication. Il était impossible pour un jeune homme d'avoir contact avec lui sans se sentir enflammé par le feu sacré, sans voir s'élargir tous ses horizons, sans se sentir chevalier d'une noble cause, sans faire des propos magnanimes.
Et ceci advint à tous ceux qui tombèrent dans son rayonnement. Plus tard, quelques-uns — le contact direct ayant pris fin — changèrent peu à peu d'idées et de caractère. Ils se perdirent dans les voies les plus diverses, pendant que d'autres continuèrent à ressentir et, s'ils survivent, ressentent encore cette influence. Mais il n'y a eu personne, je crois, qui pratiquant, même pour peu de temps, la compagnie de Bakounine, ne soit pas devenu meilleur.
Pour finir, je raconterai un épisode caractéristique. Peut-être l'ai-je déjà rapporté ; mais, en tous les cas, il mérite bien d'être rappelé.
Au Congrès de Saint-Imier, c'était le moment où Marx, Engels et leurs disciples, par rancune partisane et par vanité personnelle offensée, s'efforçaient le plus de répandre la calomnie contre Bakounine, qui était décrit comme personnage équivoque, peut-être même un agent du tzarisme.
Un jour, on parlait de la chose devant Bakounine, et tous se montraient justement indignés, quand un de nous, ne se rendant pas compte de l'énormité qu'il disait, sortit cette proposition : « Il faut payer ces gens avec leur propre monnaie. Ils calomnient, calomnions aussi ».
Bakounine se secoua comme un lion blessé, foudroya d'un regard l'insolent. Il s'érigea en toute sa gigantesque personne, et cria : « Que dis-tu, malheureux ? Non, mieux être plutôt que de s'abaisser devant soi-même jusqu'à être un mille fois calomnié, même si les gens devaient y croire, calomniateur ».
Je vois encore son geste dans mon âme.
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Les Principes Anarchistes
Des principes anarchistes furent adoptés en 1872 par la Première Internationale au Congrès de Saint-Imier, sous l'inspiration de Bakounine. Ils étaient formulés comme suit :
1) La destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir des travailleurs ;
2) Toute organisation d'un pouvoir politique, soi-disant provisoire et révolutionnaire, tendant, à cette destruction, ne saurait être qu'une tromperie de plus, aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existants ;
3) Repoussant tout compromis, pour aller droit à l'accomplissement de la révolution sociale, les travailleurs du monde entier doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l'action révolutionnaire.
Les principes de Saint-Imier continuent à marquer pour nous le droit chemin.
Qui a tenté d’œuvrer pour l'émancipation humaine en les négligeant, s'est égaré parce que le pouvoir politique, compris d'une façon quelconque, — comme Etat, dictature ou parlement — ne peut que ramener les masses à l'esclavage. Toutes les expériences faites jusqu'à aujourd'hui l'ont prouvé.
Inutile d'ajouter que, pour les congressistes de Saint-Imier, comme pour nous et pour tous les anarchistes, l'abolition du pouvoir politique est inconcevable sans la destruction simultanée du privilège économique.
Errico Malatesta in « Pensiero e Volontà » n°11 (3ème année) – Rome, le 1er juillet 1926
Titre original : Il mio primo incontro con Bakunin