SI DÈS 1971, la Revue Neuchâteloise, avec son double numéro 55/56, intitulé «l'Anarchisme dans les Montagnes», et Marianne Enckell avec son livre la Fédération jurassienne, publié chez L'Âge d'Homme, ont mis en lumière l'importance de l'anarchisme dans le jura suisse, au XIXe siècle, parmi les ouvriers horlogers l'étude reprise par Mario Vuilleumier avec Horlogers de l'anarchisme, en 1988, chez Payot), il aura fallu attendre les années 2000 pour voir publier des études similaires à propos des ouvriers gantiers de SaintJunien, en Haute-Vienne, dont le caractère commençait à échapper à une parfaite confidentialité régionale.
Tout d'abord, en mars 2001, les éditions de la Veytizou publièrent Anarchistes, ils étaient... de Henri Demay. Il s'agissait là d'une compilation de textes, de chansons et de poèmes, agrémentés de quelques photos, dessins et unes de journaux de l'époque. Un ouvrage assez superficiel, au rayonnement encore très local, mais qui avait au moins le mérite d'exister et de servir de base à d'autres chercheurs.
Et c'est ainsi qu'en février 2003, aux Presses Universitaires de Limoges (Purim), Christian Dupuy a fait éditer une étude très approfondie, entre histoire et sociologie, intitulée: Saint-Junien, un bastion anarchiste en HauteVienne (1893-1923). Un remarquable ouvrage, par la précision qui est la sienne.
Venus des campagnes environnantes, les ouvriers qualifiés que sont les gantiers et mégissiers se considèrent comme une « aristocratie » ouvrière. Surtout les gantiers, chez qui on retrouvera le plus grand nombre d'anarchistes! Farouchement indépendants, ils refusent la grande industrie encasernant les travailleurs, les abrutissant, et se tourneront vers les syndicats naissants, comme la Fédération nationale des mégissiers de France, et au-delà vers la CGT (fondée en 1 895 à Limoges, cité alors baptisée la « Rome du socialisme »).
Plusieurs facteurs expliquent l'ascendance anarchiste à Saint-Junien, deuxième ville du département de la Haute-Vienne: un collectif puissant dès 1902, « numériquement supérieur aux autres organisations politiques... », constitué de militants particulièrement prosélytes (surtout entre 1900 et 1910). C'est ainsi que naît en 1902 le groupe Germinal, dont les figures emblématiques s'appellent Jacques Rougier, Pierre Chaillat, Raoul Corcelle, Léon Dutheil ou encore Jean Bourgoin. Ce dernier indiquera dans ses mémoires, Les Antitout, parues aux Nouvelles Éditions Debresse, en 1964, que le groupe était constitué alors d'un noyau de 60 militants. En 1905, maire et souspréfet de Saint-Junien estiment le nombre des agitateurs anarchistes à 100, voire 150. En outre, un groupe de femmes anarchistes, constitué pour l'essentiel des compagnes des militants ouvriers, militantes elles-mêmes, double les effectifs libertaires. À Saint Junien, l'anarchisme est un anarchisme de masse, qui plus est familial. En comparaison, à Limoges avant 1905, le Club de la jeunesse libertaire ne compte guère qu'une vingtaine de militants (en règle générale, dans la France de la « Belle Époque », les groupes libertaires ont de 15 à 30 adhérents). A Limoges, ouvriers et ouvrières de la porcelaine, non moins virulents, penchent plutôt vers le Parti socialiste, qui désormais réunifié s'appelle la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière).
A partir d'un collectif libertaire puissant, la ville de Saint-Junien va connaître de 1902 à 1905 une succession de grèves insurrectionnelles. Qu'il serait ici trop long de détailler. Durant quatre ans, la ville vit dans un climat de révolution permanente. Le point d'orgue en sera la grève des mégissiers de 1905. Les éléments socialistes du Groupe d'études sociales partagent avec les anarcho-syndicalistes la responsabilité du déclenchement des grèves. Ainsi, même si l'antiparlementarisme anarchiste gêne l'électoralisme socialiste, il existe une réelle collaboration des différentes tendances politiques du mouvement ouvrier.
En Haute-Vienne, les thèses anarchistes sont défendues en 1904 par la Cravache rouge et, de 1905 à 1907, par l'Ordre, le journal des anarchistes individualistes. Puis, en 1907, le Combat social, tribune des syndicalistes libertaires de la région, prendra la relève. Ces deux derniers titres illustrent clairement la rupture entre deux générations d'anarchistes. En 1906, à Limoges, de jeunes libertaires fondent le groupe la jeunesse syndicaliste, destiné à attirer à lui une nouvelle génération militante, résolument anarcho-syndicaliste. Outre la presse, l'idéal anarchiste est défendu par nombre de conférenciers comme Sébastien Faure, Ernest Girault, André Lorulot, jean Marestan, Louise Michel .... drainant à eux des centaines d'auditeurs, venus écouter la parole antiétatique, anticléricale, syndicaliste ou encore pacifiste.
Si l'anarcho-syndicalisme saint-juniaud a fait des émules à Limoges, c'est qu'au printemps 1905 les porcelainiers se sont engagés dans une grève insurrectionnelle (soutenue par le maire socialiste, qui est alors destitué par le préfet); une grève touchant l'usine de la famille Haviland, groupe industriel géant de la porcelaine puisque comptant 2500 salariés. Cette grève sera suivie d'un lock-out patronal, précipitant 10000 personnes au chômage. Elle verra alors la constitution de « restaurants communistes » (c'est ainsi qu'on les appelle) et de caisses de solidarité.
Le motif de la grève est l'attitude inqualifiable de deux contremaîtres. Le chef d'atelier Penaud est accusé par les ouvrières d'exercer le droit de cuissage. Le personnage joue les coqs d'atelier, auquel il est bon dé céder aux avances sous peine de renvoi ou de tracasseries. Alors que son collègue Sautour, membre du mouvement politique démocrate-chrétien Le Sillon, a obtenu le renvoi d'un ouvrier qui s'est rendu coupable à ses yeux d'avoir fait enterrer civilement son enfant. Et l'on voit bien là que l'usine ne se permettait pas seulement de contrôler les travailleurs sur leur lieu de travail, mais également hors de la fabrique. Le travailleur appartient à l'usine. Il n'en est alors qu'un instrument. Sans libre arbitre. Le contremaître tient alors lieu de chef d'atelier, mais aussi de < flic de la pensée », de « père fouettard » en matière de bonnes moeurs, qui passent par l'observance stricte des rites religieux (mariage, baptême, enterrement à l'église).
Les journées insurrectionnelles d'avril 1905 se solderont, le 17 avril, par la mort du jeune ouvrier porcelainier Camille Vardelle (20 ans), abattu par la troupe aux abords de la prison de Limoges, alors que des manifestants tentaient de l'investir en vue de libérer des camarades emprisonnés. Le 19 avril 1905, les obsèques de Camille Vardelle seront l'occasion pour les anarchistes saint-juniauds d'une démonstration de force. Empêchés de descendre du train les menant à Limoges, ils s'attaqueront de retour à Saint-Junien aux symboles de l'autorité, n'hésitant pas à harceler des bigots, à abattre un crucifix installé sur la grand-place. (Pour les bourgeois; c'est un vent de folie rouge qui balaye la ville. La vieille peur du rouge déjà présente lors de la Commune de Paris, en 1871. Et que l'on retrouvera dans l'Espagne franquiste de 1936 et en mai 1968.) Les anarchistes saintjuniauds réitéreront leur manifestation de force à chaque date anniversaire de la mort de Vardelle, jusqu'en 1912. C'est ainsi qu'en 1909, la gendarmerie de Limoges fera les frais d'un attentat anarchiste.
A propos de 1905, on lira avec bonheur 1905, le Printemps rouge de Limoges, un ouvrage collectif édité par Culture et Patrimoine en Limousin, en 2005. Un livre très attrayant de par ses textes courts, agrémentés de nombreux dessins et photos, qui tient quasiment du manuel scolaire.
On lira également la pièce de théâtre de Joël Nivard, Limoges, avril 1905, éditée par Le Bruit des Autres, en 2005. Voilà une pièce qui pourrait être jouée par une compagnie théâtrale militante, à l'image de ce qui s'est fait lors du centenaire de la mort de Louise Michel, au cours de 2005.
Cependant, 1905-1914 est une période où sera observé le déclin du militantisme anarchiste à Saint-Junien. La raison en est l'échec de la grève des mégissiers, en 1905, qui va permettre la remise en cause de la suprématie du groupe Germinal. Le reflux libertaire s'accompagne d'un désengagement syndical de nombre de mégissiers et gantiers. En outre, l'unification des divers courants socialistes au sein de la SFIO entame l'unité ouvrière apparue initialement entre anarchistes et socialistes. Prosélytes à leur tour, les socialistes vont s'employer à détourner les travailleurs de l'anarchisme.; alors même que certains ouvriers modérés, opposés aux pratiques révolutionnaires, vont rejoindre le syndicat jaune (catholique). En 1906, celui-ci comptait 155 adhérents.
L'anarchisme demeurera cependant un courant politique significatif jusqu'en 1923. Malgré les ravages de la Grande Guerre, durant laquelle en 1916, pourtant, ses militants parviendront à enclencher une grève des gantiers.
C'est l'apparition du Parti communiste, auréolé de la gloire de la Révolution russe de 1917, qui aura véritablement raison de l'anarchisme populaire à Saint-Junien. Comme dans de nombreux bastions ouvriers de l'époque (à ce propos, on peut observer un processus similaire dans une ville comme La Seyne-surMer, dans le Var) .
Outre les ouvrages cités plus avant, on pourra lire également le n° 9 des Cahiers d'Impact (juin 2003), intitulé: « le Mouvement ouvrier à Saint-Junien. Syndicats et grèves entre 1894 et 1905 » , ou encore Mémoire de Peaux; Gantiers et mégissiers de Saint-Junien, qui n'est autre que le catalogue (gratuit) de l'exposition fort intéressante qui s'est tenue du 30 juillet au 18 septembre 2005 à la Halle aux Grains de Saint Junien. Une exposition qui ne faisait pas mystère du passé anarchiste de la ville. A l'initiative d'une demi-douzaine d'associations d'histoire locale et de la municipalité (communiste, depuis les années 1920).
Un regret cependant: que la ville de SaintJunien ne soit plus le bastion anarchiste qu'elle fut. En effet, rares sont aujourd'hui les signes tangibles d'une présence militante anarchiste, même si Christian Dupuy rappelle à la fin de son livre que la Fédération anarchiste a tenu son congrès annuel, en 1970, dans la ville proche de Limoges.
Il est vrai que mégissiers et gantiers ont presque disparu. Seules subsistent quelques entreprises de taille modeste, maintenues en activité tant bien que mal. Pareillement à Limoges, concernant la porcelaine, qui, bien que toujours renommée, n'emploie plus 10 000 personnes depuis fort longtemps.
Les nouveaux esclaves des bagnes industriels, nous les trouvons désormais en République populaire de Chine où, ironie de l'Histoire, les patrons occidentaux et chinois s'accordent fort bien avec les cadres du Parti communiste chinois, sur le dos des travailleurs.
Claude Nepper
Le Monde libertaire #1409 du 29 septembre au 5 octobre 2005