Joueb.com
Envie de créer un weblog ? |
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web. |
Dans la nuit du 11/12 février, la police qui depuis longtemps recherchait un groupe anarchiste ayant pris le nom de Corbeau noir, fit, sur une dénonciation, signalant comme suspects deux locataires - un jeune homme et une jeune fille — d'une maison de la ruelle Treubokgolny, une descente dans cette maison. Les policiers arrivèrent à minuit, frappèrent à la porte de Ratner — le locataire suspect ; celui-ci ne leur ouvrit qu'au bout d'une dizaine de minutes. Aussitôt que l'inspecteur de police, les sergents de ville et le concierge qui les accompagnait eurent franchi le seuil, plusieurs détonations se firent entendre, blessant l'inspecteur et le concierge. Trois jeunes gens et une jeune fille qui se trouvaient dans la chambre purent alors, sans être arrêtés (les sergents de ville s'étant probablement sauvés), sortir de la chambre et descendre l'escalier. Dans l'escalier, ils rencontrent la fille du concierge que les cris de son père ont attirée ; ils la menacent de leurs revolvers, elle les laisse passer.
Mais ils paraissent avoir oublié quelque chose en haut, car ils remontent dans leur chambre pour se remplir les poches d'objets qu'on a su depuis avoir été des cartouches. En redescendant, nouvelle rencontre avec la femme du concierge ; elle est blessée à son tour par un coup de revolver. Les détonations réveillent les locataires de la maison et des maisons voisines ; tout le monde se précipite aux fenêtres. La police cependant, ne se sentant pas en force, fait téléphoner au commissariat pour demander du renfort.
Sans être inquiétés, Ratner et ses camarades arrivent à l'escalier de sauvetage et grimpent sur le toit d'un autre corps de bâtiment appartenant au même immeuble et comprenant deux étages. Pour les empêcher de s'échapper par le toit de la maison voisine (ce qui était encore possible à ce moment), la police, aidée des renforts arrivés, commence à tirer. Les anarchistes ripostent et une fusillade active commence. Dans l'obscurité de la nuit, les policiers, pour viser, ne pouvaient se guider que sur le feu de la cigarette de Ratner, qui n'a même pas pris la précaution de cesser de fumer. Mais ils avaient beau tirer sur lui, il restait invulnérable et insaisissable ; bientôt les coups de revolver obligèrent les policiers à battre en retraite et à cesser leur attaque. La police ne suffisant plus pour venir à bout du groupe posté sur le toit, on envoie chercher les troupes.
Une foule énorme se réunit dans la rue ; les bruits les plus fantaisistes courent. Cependant, les soldats et les cosaques arrivent; les troupes dispersent la foule, occupent les coins de la rue, empêchent qui que ce soit de s'approcher du champ de bataille; elles se placent de façon à entourer la maison de toutes parts, d'occuper toutes les rues sur lesquelles Ratner et ses camarades pourraient s'échapper. Placés sur le toit, ceux-ci voient tous les mouvements des troupes, mais ne manifestent aucune intention de se rendre. A l'arrivée des troupes, la fusillade recommence, mais le groupe tient bien. A un moment donné, les jeunes gens passent, sous une pluie de balles, sur le toit de la maison voisine; de là, par une espèce de galerie vitrée, ils pénètrent, en brisant les vitres, à l'intérieur de la maison, au grand effroi de tous les locataires réveillés au bruit. Les révolutionnaires essayent de demander asile à quelques locataires, mais ceux-ci ont trop peur et ils se heurtent partout à un refus. A ce moment, il n'y a plus qu'à continuer le combat ou à se laisser arrêter ; ils préfèrent se battre jusqu'au bout. A l'aide de combinaisons assez compliquées, ils parviennent à arriver de nouveau jusqu'au toit ; là, la fusillade recommence des deux côtés.
A un moment donné, sur un mot de Ratner, on voit un de ses camarades s'approcher du bord du toit et, en criant: « Voilà un cadeau pour vous! » lancer sur les policiers une bombe cylindrique. Débandade générale des policiers, mais l'explosion est relativement faible. Un instant après, une autre bombe est jetée ; cette fois elle fait explosion avec un fracas épouvantable, faisant trembler toutes les maisons du voisinage. Une panique indescriptible s'en suit parmi les locataires, mais la bombe ne fait presque pas de victimes (par suite, croit-on, de la façon dont elle était tombée, tout près d'un mur): seul, un concierge fut blessé.
C'est à ce moment qu'on fit intervenir les troupes. Les jeunes gens ne cessent de tirer, changeant à chaque instant de place, se trouvant tantôt sur le toit de la maison qu'ils habitaient, tantôt sur celui de la maison voisine. Dans l'obscurité, on ne les voit guère; les troupes ne peuvent tirer qu'aux mo- ment où ils allument des cigarettes. Tout d'un coup les policiers voient qu'un des jeunes gens laisse son revolver tomber sur le toit; aussitôt une pluie de balles est dirigée sur cet endroit. Le jeune homme fait quelques pas en arrière, puis s'écrie : « J'en ai un autre! » et tire un nouveau coup. Aucun des anarchistes ne semble être blessé à ce moment. La police, en désespoir de cause, décide d'attendre le jour, pour pouvoir au moins viser.
Aux premiers rayons du jour, ordre est donné par les autorités d'en finir coûte que coûte : obliger les anarchistes à se rendre, ou à les tuer. Deux officiers grimpent sur le toit par l'escalier de sauvetage; ils sont accueillis par un feu nourri de coups de revolver, pendant que les révolutionnaires se retirent, sous une pluie de balles, sur le toit voisin, s'approchant d'une lucarne de mansarde donnant sur ce toit. Tenir plus longtemps sur le toit, devient pour eux impossible. On les voit se concerter, puis pénétrer un à un dans la lucarne. L'un d'eux, en tombant, se blesse à la jambe; sans faire attention aux balles qui continuent à pleuvoir, les camarades se précipitent à son secours et l'aident à passer par la lucarne.
Alors la fusillade reprend pour la dernière fois, entre les révolutionnaires qui tirent par la lucarne et les soldats postés sur le toit. C'est un siège en règle, toutes les forces de la police et des troupes sont massées sur un même point, se protégeant contre les balles par une espèce de muraille qu'ils ont construite avec des tuiles enlevées au toit. Le toit démoli en partie, il leur était en même temps plus commode de tirer sur les assiégés. Ceux-ci sont bientôt obligés d'abandonner la lucarne; mais ils continuent à tirer par les trous du toit. Cependant le dénouement est proche. Vers 6 heures et demie, les coups de revolvers deviennent moins fréquents; des centaines de balles volent au-dessus des têtes des assiégés, mais sans en venir à bout par suite de la disposition de la mansarde. Bientôt cependant le toit et les murs deviennent un véritable crible, par lequel les combattants peuvent se voir. A un moment donné, on voit les assiégés tirer de leurs poches leurs passeports et les déchirer en petits morceaux. A la lumière du jour, on constate qu'ils sont au nombre de trois, dont une femme. Celle-ci, après avoir dit rapidement quelque chose à ses camarades, se dirigea tout d'un coup, en boitant, vers la corde sur laquelle sèche du linge, et s'y suspend. Les camarades ne cessent de la regarder, tout en continuant à tirer des coups de revolvers. Bientôt, les détonations de leur côté deviennent plus espacées; une nouvelle salve fait tomber un des anarchistes. L'autre envoie deux balles encore aux assiégeants et tombe à son tour sur le cadavre de son camarade. Subitement un silence de mort se fait. Pendant quelques instants, les soldats n'osent s'approcher, croyant à une ruse, craignant que tes révolutionnaires ne se relèvent encore, des bombes à la main. Puis, concluant après une longue observation, qu'ils sont bien morts, ils descendent dans la mansarde.
Les cadavres portaient de nombreuses blessures. Les assiégés avaient été blessés pendant la fusillade et se faisaient mutuellement des pansements avec le linge étendu là. Ratner n'avait pas moins de dix blessures. La prétendue jeune fille (c'était un jeune homme habillé en femme) avait le pied fracassé par une balle, une blessure à la nuque, une autre au cou, traversé de part en part, d'autres encore. On a compté sur son corps vingt-sept blessures en tout. Le troisième compagnon, un jeune homme de 18 à 20 ans, portait quatre blessures. Au sujet du travestissement, voici ce que l'on suppose. Au moment de la descente de police, il y avait bien là une jeune fille (comme l'affirment le concierge qui est entré dans la pièce, et d'autres personnes), mais ses camarades auraient réussi à la faire échapper, et, pour détourner les soupçons, auraient habillé en femme l'un d'eux.
Dans la chambre de Ratner, on a trouvé des débris de papier, des armes, des bombes, des cartouches en grand nombre.
L'impression dans toute la ville est énorme. Les journaux locaux consacrent de longues colonnes au récit de ce siège extraordinaire.
Les Temps nouveaux 17 mars 1906