Lu sur
Remue.net :
"On rééditera prochainement dans une collection de poche Rimbaud et la révolte moderne d’André Dhôtel paru en 1952.
Je vérifie les centaines de citations (virgules, tirets, points d’exclamation ; pluriels) à l’aide du texte établi et annoté par Rolland de Renéville et Jules Mouquet en 1963 et du document électronique édité par Suzanne Bernard et André Guyaux.
En même temps, j’écris un texte sur Les Saisons en enfer du jeune Ayyâz de Reza Baraheni, roman traduit du persan en 2000 par Katayoun Shahpar-Rad. Tandis que je vérifie les citations du texte de Dhôtel (en fait, je relis ainsi tout Rimbaud) je prends des notes pour le texte de Baraheni. En même temps encore je pars à Charleville-Mézières où je lis six textes sur le cinéma dans une des dix salles du multiplex.
Quand je suis à Charleville-Mézières je visite la maison d’Arthur Rimbaud sur le quai de la Madeleine rebaptisé quai Arthur-Rimbaud. De la pièce qui était la chambre qu’il occupait avec son frère Frédéric, je regarde par la fenêtre. Il voyait la Meuse et un moulin, je vois la Meuse et le musée municipal Arthur-Rimbaud. Sur un mur de la chambre le papier peint d’origine dessine un continent africain.
C’est de là qu’il est parti, je me dis en marchant dans les rues de Charleville-Mézières (le square de la gare, la place ducale, la promenade, le collège). Dans cinq mois, le 20 octobre, j’écrirai un texte qui s’intitulera « C’est de là qu’il est parti… », j’y parlerai de partir sans savoir où on va mais partir.
Je dépose sur sa tombe le puzzle alphabétique composé par Unkraut à partir du Bateau ivre. On le lit à voix haute et chaque mot – haleurs hanses heurté hideux hippocampes hiver homme horizon horribles houle hystérique – se remplit soudain de la déflagration des vingt-cinq strophes du poème, pas seulement certains mots, tous les mots, même les courts du début : a a à à à à à à à accroupi âcre ai ai ai ai ai ai ailé aille ainsi ainsi alcool amer amènes amour anciens, etc.
À cette même période, Jean-Luc Lagardère revend 60% d’Editis à Ernest-Antoine Seillière. Il lui revend Le Robert, Bordas, Nathan, Plon-Perrin, Robert Laffont, Julliard, Nil, La Découverte, Presses de la Cité, Belfond, Presses de la Renaissance, Pocket, 10/18, Fleuve Noir. D’ici sept ou huit ans, si les actionnaires du holding Wendel jugent que ces maisons d’édition ne sont pas d’un assez bon rendement financier, le président du Medef pourra les revendre une à une ou par lots ou en totalité à qui il veut.
Je comprends la nécessité des éditeurs, je ne comprends pas celle des financiers et des actionnaires. Comme ils ne comprennent pas la nécessité d’observer un continent africain sur les murs d’une chambre d’où on voit la Meuse et de l’écrire.
Nous ne nous comprenons pas.
Le langage – le premier mot qui fut un cri - n’est pas sorti de la bouche d’un financier ou d’un actionnaire mais de celle d’un poète. Les mots qui ont suivi - qui sont des cris –, les textes qui ont suivi – qui sont des cris -, n’ont pas été prononcés par des financiers ou des actionnaires mais par des écrivains. Aucune grande conquête de l’humanité n’a été le fait de financiers ou d’actionnaires, mais toujours du désir d’individus de lire et d’écrire.
La société humaine crie encore, vit encore grâce à ceux qui écrivent et à ceux qui lisent. Les cent vers du Bateau ivre sont plus utile à la société humaine que les comptes du holding Wendel et les déclarations du Medef. Quand l’édition sera (définitivement) « sans éditeurs » comme disait Jérôme Lindon en 1998, nous les écrivains et les poètes, peut-être même les éditeurs, envisagerons sérieusement de devenir crieurs publics et de coller nos textes sur les murs des villes .
Dominique Dussidour, 30 mai 2004.