--> Autour du mouvement, la vie quotidienne, et la confrontation avec ceux qui ne sont pas dans cette lutte
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Hactivist News Service. Je sens que mes rêves ne sont pas majoritaires, dans la dépression d’un TGV, lorsqu’I-Pod et journaux de merde en main, de jeunes cadres en jean se déplacent. Ça fait mal aux oreilles, ça vibre. Ils rigolent, prennent des photos avec leurs appareils high-tech. Peut-être après se l’enverront-ils par le web, peut-être en parleront-ils sur un chat. Je lis le titre d’un article. Citation "un krash est nécessaire".
On aurait pas mieux dit. S’agit-il de la bourse ou du train ? De la bourse : à la page d’après, les cotations, à la page suivante, une publicité de parfumeur. Peut-être a-t-on besoin, quand on s’intéresse à la bourse, de sentir moins mauvais. Cette translation en TGV clôt un voyage, réduit le voyage.
Nous étions parti-e-s en stop de Montpellier, pour échouer, avec la nuit qui tombe sur une aire d’autoroute à quelque pas de Lyon. Le stop a l’avantage des rencontres, même si les discussions se répètent. Là, à plusieurs reprises, ce furent des jeunes filles, entre vingt et trente ans. Dans le même genre de petites bagnoles, et qui s’arrêtent pour fumer leurs clopes sur les aires d’autoroute. Toutes sympas, pleines d’entrain, chouettes. Mais toujours prises par le travail, comme une espèce de malédiction. Elles taffent dans les agences d’intérim, comme secrétaires ou assistantes. Cela leur permet d’avoir de la thune, pour sortir, passer du temps avec leurs ami-e-s, faire des trucs cools de temps à autres. Tout ça est bien triste. Chacune était préoccupée par le CPE. Eh oui, elles étaient informées. Comme tout le monde. Elles voyaient ce que cela signifiait. Se rabaisser pendant deux ans devant une autorité (qu’elles ne nomment d’ailleurs jamais) ; avoir des problèmes pour trouver un logement ou vivre chez ses parents. Et en même temps, pleins de discours qui disent la réalité dans laquelle s’insère le CPE, qui disent que ce nouveau contrat ne porte en lui aucune événementialité. Juste un coup de plus ; ou quelque chose qu’il faut bien faire.
Fragments reconstitués de discours glanés "Y’en a tellement qui ne glandent rien. Il faut bien se lancer aujourd’hui pour avoir un taf. Travailler au début dans n’importe quelles conditions pour acquérir de l’expérience. Car sans expérience on vaut rien, un diplôme c’est qu’un de papier. Pour ça l’intérim c’est bien, surtout que depuis peu de temps, on peut avoir des contrats de trois mois plus un CDI. La formation continue c’est bien, ça permet de trouver de nouvelles opportunités, de saisir de nouvelles occasions. Pour ça, il faut avoir de la gueule et des compétences. En vouloir dans la vie parce que tout n’arrivera pas tout cru. Y’en a qui croient ça et qui passent leur temps à toucher les assedics et à ronchonner quand on leur propose des salaires trop bas."
"Quand je bossais chez Adecco, dans le 93, au moins quatre fois des types sont venus retourner l’agence, le matériel informatique et tout ça. On a fini par appeler les flics. On a aussi suivi un stage de gestion des conflits, il faut dire au type qu’on est pas d’accord, mais ce que j’ai vu, c’est que le type ne faisait que continuer malgré ça. Le problème, c’est qu’eux ils arrivent énervés (c’est vrai qu’on a du mal à trouver du taf pour tout le monde) et que nous on est crevé (moi je me rappelle que je bossais parfois dix heures par jour) et que finalement on arrive à rien faire pour eux."
"j’ai envie de devenir secrétaire médicale, passer les concours de la fonction publique. Comme ça je ferais un métier intéressant, proche des gens. C’est mieux que secrétaire dans une usine ou un truc comme. Moi, j’ai envie de bosser dans l’environnement, dans le recyclage, le tri, avec mon BTS ressources humaines (nous passons devant une centrale nucléaire, et, juste à côté, un champ d’éoliennes énorme) ça me parait mieux, j’ai pas envie de travailler dans un labo. Là, pendant deux semaines en décembre, je participais à l’organisation d’une formation à 2500 euros sur les biotechnologies à Lyon, y’avait pas mal de gens, mais c’était pourri comme ambiance : y’avait que des cathos, des Marie-Anges et des Marie-Machin. Là je suis allé dans un salon de l’environnement et j’ai envoyé des candidatures spontanées, on m’a répondu, mais c’était négatif. Alors là j’ai rendez-vous chez Adecco, pour retrouver un taf (là ça fait deux mois que je bouge tout le temps), j’espère que ça va aller parce que mes réserves s’épuisent. En même temps, j’ai un bon profil."
"Le lycée, c’était pas pour moi. J’ai dû repasser mon bac deux fois. Je n’étais bonne qu’en maths. J’ai eu que des profs pourris dans mon lycée public. Y’en avait qui parlaient trop bas, d’autres qui parlaient de sexe, d’autres qui puaient l’alcool. C’était vraiment le bordel. Après j’ai taffé." "La fac, c’était pas fait pour moi. J’ai fait deux années de socio à Paris-8, mais en fait j’ai même pas terminé ma deuxième année. Moi si on ne m’oblige pas, je ne fais rien. À vrai dire, pendant ma deuxième année, j’avais un taf qui me prenait vingt heures par semaine (un CDD) et puis j’ai commencé à prendre un rythme de fête et puis j’avais besoin d’argent. Donc après j’ai fait un BTS de gestion en deux ans en alternance. C’est ce que recherche les entreprises : des gens qui ont déjà une vraie expérience du travail.
"La je suis en Master de droit, en droit des affaires. Mais en fait je vais plus trop à la fac. Je bosse en même temps, à plein temps, dans un boulot qui me plaît pas mal. Le chien dans la voiture, là (une grosse peluche), il vient de la fondation pour laquelle je bosse. On s’occupe de replacer des chiens qu’on récupère après avoir découvert des trafics d’animaux. La nature c’est hyper important, on pollue beaucoup (voiture, autoroute, dans les alentours de Nice, avec ses grosses barres immondes), alors que sans ça on n’a plus rien. Près de chez ma mère, un type a foutu le feu au bois par accident. Il a rien eu."
Tout ça s’enlace, se mélange, tourbillonne un peu. La fatigue y joue un peu. Et en même temps, ce sentiment pesant : que ce monde est immensément puissant, qu’il a réussi à détruire les rêves, les envies, les désirs, à les enfermer dans des projets de carrières débiles, dans des nécessités de survie (le mot revient toujours). Est-ce que tout le monde, autour, pense sa vie comme ça ? Comme l’enchaînement de petits tafs, avec l’espoir de trouver un poste où il y aura non seulement de la thune mais aussi un peu d’éthique. Dans le culturel, la santé, l’humanitaire, l’environnement : là où on a l’impression de se sauver ? Est-ce que tout le monde, autour, a envie de gagner sa vie dans un boulot pas trop sale et avoir de quoi partir en vacances de temps en temps ? Est-ce que tout le monde, autour, a vraiment encore un espoir dans le travail moderne, et ses niches durables ?
J’ai le sentiment de vivre dans une mauvaise pièce de théâtre, une petite tragédie généralisée dans laquelle chacun-e, alors que tout continue, croit se sauver ou pouvoir se sauver.
Chacun-e pense pouvoir être une exception, être une personne avec un sens moral supérieur, faire des choses chouettes, etc. Tout le monde dit ça, à croire à sa bonne étoile. Et pourtant, ça sent le piège à con, la situation folle, délirante. Tout le monde ne peut pas être l’exception. Peut-être sommes-nous dans une situation qui tient par ce fait qu’il est possible pour chacune de se penser comme l’exception ?
Et pourtant, le désastre est là. Y’en auraient-illes de moins exceptionnel-le-s que d’autres ?
Cette génération me fait peur. Tant d’espoirs semblent être éteints. Le souci d’émancipation semble avoir disparu. La réalité du travail salarié et industriel semble circonscrire les rêves et les désirs. Comme si avait été oublié le fait que ce monde n’avait pas valeur de vérité, que nos relations pourraient être plus justes, plus belles, que la travail pourrait être tout autre chose. Si la génération de mes parents a fini par se ranger, celle-ci, la nôtre, me semble encore plus triste, encore plus sinistre, glauque.
Sur le siège, à deux pas, ’I-podé a fini par s’endormir. Retour sur Paris, avec ce fichu CPE, une occupation du Collège de France qui a lieu alors même que j’écris. Ce mouvement serait beau s’il permettait de ré-ouvrir le questionnement du travail, la questionnement sur ce qu’est le travail aujourd’hui, qu’il soit précaire ou non. Sur ce qu’il implique comme déformations de nos rêves, comme séparations, comme mauvais stress et mauvaises tristesses. Sur ce qu’il implique aussi d’un point de vue politique à savoir la perpétuation du désastre qui est en cours.
Source/auteur : http://www.collectif-rto.org/rubrique.php3 ?id_rubrique=16
à 19:55