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Mais après 1894
et sa révocation, Paul Robin a continué ses activités publiques avec ardeur.
S’il reste pour beaucoup « l’homme de Cempuis », il mettra cette
popularité au service de l’autre grande œuvre de sa vie : le
néo-malthusianisme. Son rôle de « patriarche » du néo-malthusianisme
français lui confère une autorité morale sur beaucoup mais ne suffit pas
forcément pour faire triompher ses vues. Son influence est néanmoins durable et
le prestige de l’orphelinat Prévost, martyr, victime de la réaction, reste
grande. On ne peut pas nier que cela ait eu une influence sur le mouvement
néo-malthusien français.
Des conceptions personnelles de Paul Robin à celles du néo-malthusianisme français, l’éducation reste-elle la deuxième phase de la régénération humaine ? En quoi est-elle régénératrice ?
Charles Jean Louis
Paul Robin naît à Toulon le 3 avril 1837[1]. Son
père, Jean Placide Robin, d’une famille lorraine, a choisi de faire carrière
dans la marine royale, choix atypique pour un lorrain. En poste à Toulon, il
rencontre Pauline Rose Blanche Martin, issue de la bourgeoisie locale. Ils se
marient le 11 juillet 1836. Elle le suivra désormais au gré de ses
affectations. Nommé à Brest en 1841, Jean Robin devient père d’une petite
fille, nommée Marie Claire Pauline Amélie, le 17 octobre 1843. Puis c’est à
Bordeaux, où Jean est affecté en 1845 que Paul aura un petit frère, Charles
Placide Victor Hyacinthe, le 29 janvier 1846. Puis de retour à Brest, Jean est
nommé garde magasin général, poste d’un niveau déjà respectable, mais qui ne
correspond pas à ses ambitions. Il reçoit la légion d’honneur en 1852 pour son
exactitude, son assiduité et la régularité de ses comptes.
Paul Robin se
rappelle son enfance dans un « milieu étroit, rigoureux, austère » et
d’une « enfance comprimée »[2]. Il
obtient son baccalauréat en science en 1854 à Brest. Il veut déjà faire de
l’enseignement, mais son père a d’autres ambitions pour lui, au sein de la
marine. Paul Robin entre donc en 1854 à l’École de pharmacie de marine. Mais il
la quitte l’année suivante. Il devient donc aspirant répétiteur au lycée de
Rennes en 1856, puis au lycée de Brest en 1858. Sa feuille de notation de cette
année-là le décrit comme « un jeune homme laborieux, d’une famille
honorable, mais d’un caractère difficile »[3]. Ce
caractère lui occasionne des problèmes avec les élèves, et sera l’un des
éléments qui feront de lui un homme à part durant toute sa vie.
Il est reçu
douzième sur douze au concours de l’École normale supérieure, dans la section
Science en 1858. A ce moment, les études scientifiques de Normale Sup. sont
dirigées par Louis Pasteur, qui est dur et peu sympathique aux élèves. Robin
est ardu au travail, mais préfère la solitude et l’indépendance. Ses domaines
de prédilection sont le dessin, la chimie, la physique et les sciences
naturelles. Il est par contre faible en mathématiques. Ses professeurs lui
reprochent son manque de méthode, sa distraction et son « esprit
brouillon ». Louis Pasteur note cependant sa grande habilité manuelle qui
lui permet de fabriquer les appareils nécessaires à ses expériences
scientifiques.
Alors que dans sa
jeunesse, il fut très chrétien, ayant même l’idée, un moment, de devenir
prêtre, à cette époque, il perd la foi et devient positiviste et darwiniste. Au
sortir de cette école, il revient vers Brest, où il enseignera en 1862, après
un passage à La Roche-sur-Yon (alors appelée Napoléon-Vendée) en 1861. Là
encore, sa grande exigence et la discipline très stricte qu’il fait régner lui
cause des problèmes avec ses élèves. Déçu par la pédagogie officielle, il
essaye d’innover en organisant des promenades botaniques, des cours
d’astronomie, des visites chez des artisans avec ses élèves[4]. Il
se lasse très vite de cet enseignement et souhaite donner des cours d’éducation
populaire. Cela occasionnera des conflits avec le rectorat. Paul Robin préfère
arrêter là et demande un congé de 3 ans en 1865 pour voyager en
Nouvelle-Zélande. Son père le convainc de commencer par apprendre l’anglais par
un séjour à Londres, avant de s’embarquer pour la Nouvelle-Zélande. Il part
donc pour Londres via la Belgique.
Mais il n’ira pas
plus loin. Lorsqu’il passe à Liège, se tient le premier congrès international
des étudiants, qui réunit plus de 1 400 congressistes entre le 29 octobre et le
1er novembre 1865. Robin assiste à ce congrès et intervient le 30
octobre pour évoquer un système général d’éducation qui ne doit plus créer,
comme le système actuel, « des hommes inutiles ou nuisibles »[5]. Son
projet doit tenir compte de la liberté de l’élève, de sa curiosité, il doit
contenir des ateliers industriels, artistiques, des laboratoires et, surtout,
il doit répudier l’autorité. Le concept d’éducation intégrale prend lentement
forme dans l’esprit de Robin. Déjà, il s’agit d’un projet d’essence libertaire.
Remotivé par ce congrès, Robin décide de rester en Belgique.
Il s’attaque donc à
la question de l’éducation et publie, en 1866, une « Méthode de
lecture » dont la préface explique ses idées sur l’éducation et sa portée
sociale. Il pense que l’éducation du peuple peut suffire à éliminer le
capitalisme et l’exploitation « sans troubles ni secousses ». Il
participe donc à de nombreuses expériences d’éducation populaire en Belgique et
rencontre les militants de l’Internationale. Il adhère à l’Association Internationale
des Travailleurs en octobre 1867 pour y faire une propagande en faveur de
l’éducation populaire. Mais déjà en avril 1867, au deuxième congrès
international des étudiants, il intervient pour défendre son projet d’éducation
intégral (sans employer ce terme). Il insiste encore plus sur la liberté
nécessaire de l’apprenant. En septembre 1867, au congrès de l’A.I.T. à
Lausanne, il fait partie des rédacteurs, avec Eslens et Hins d’un rapport
minoritaire favorable au travail des femmes dans l’optique de leur
indépendance. Mais le congrès adopte le rapport Van Houten, Fontaine, De Paepe,
hostile au travail des femmes par peur de la concurrence qu’elles pourraient
faire aux hommes.
En Belgique, Robin
vit en donnant des cours, souvent particuliers, et fonde un journal d’éducation
populaire, Le Soir. C’est aussi lors
de ce séjour en Belgique qu’il rencontre Anne-Louise Delesalle, avec qui il se
marie le 5 février 1868. Elle est la fille d’un orateur radical libre penseur.
Ils auront un fils, prénommé Émile. Mais cette vie exaltante est interrompue
lorsque Paul Robin est expulsé de Belgique suite au soutien qu’il a apporté, au
nom de l’A.I.T., à une grève à Seraing, près de Liège. C’est donc en 1869 qu’il
retourne en France, mais il se rend tout de suite en Suisse où doit se tenir le
congrès de l’A.I.T. Il y rencontre Mickaël Bakounine qui l’héberge à son
arrivée à Genève. Au congrès de Bâle, il est l’instigateur de la commission
« Instruction intégrale » dont les deux courtes résolutions ne sont
ni discutées ni votées. Il s’installe en Suisse avec sa femme et son fils et
prend un rôle plus important au sein de l’A.I.T. en remplaçant Bakounine au
comité de rédaction de l’Égalité.
C’est à ce moment,
en septembre 1869, qu’est publié le premier volet de son article « De
l’enseignement intégral » dans la Revue
de philosophie positive de Littré. Il s’agit d’un exposé complet de ses
théories éducatives à ce moment, qui témoigne d’une réflexion globale sur
l’enfance et pas seulement sur la période scolaire de l’enfant. Les deuxième et
troisième parties seront publiées en 1870 et 1872. La rédaction de l’article
étant antérieure au congrès de Bâle, Robin se montre optimiste quant à
l’intérêt de l’A.I.T. pour le principe d’enseignement intégral. Il fut sans
doute déçu par la tournure que prit ce débat, puisqu’il n’eut même pas lieu. La
plus grande partie de l’article est consacré à l’éducation des sens de
l’enfant, une éducation peu traitée par les pédagogues d’alors. Robin en fait
la base de toute éducation ultérieure. Il fixe donc quelque chose qui sera une
constante de toutes ses théories futures : la prépondérance du physique
sur l’intellectuel. En cela Paul Robin est un homme de son temps, scientifique
positiviste et darwinien. Il a la particularité d’appliquer avec logique ces
principes de déterminisme physique à l’éducation des enfants, en s’inspirant de
Froebel et de ses jeux pour développer les capacités des très jeunes enfants.
Il n’a d’ailleurs pas la prétention d’innover, mais de mettre en place un
système moderne et rationnel qui rassemble divers principes bien éprouvés. Pour
l’intégralité de l’enseignement, il se revendique de Rabelais, dont le
Ponocrates apprend à son élève les sciences, lui fait pratiquer des exercices
corporels et des travaux manuels en atelier. Cela n’a pour but que de répondre
à un besoin élémentaire de justice : le droit de chacun à réaliser
pleinement ses capacités physiques, intellectuelles et morales. Il prône aussi
l’utilisation de la méthode Galin-Paris-Chevé[6] pour
l’enseignement de la musique, d’une écriture rationnelle, d’une langue
internationale… Toutes ces choses ne sont pas des inventions, mais Robin a le
mérite de les rassembler pour créer un système éducatif qui se veut rationnel.
Pour la philosophie générale de son système, Robin se réfère à Auguste Comte.
Dans la seconde
partie, il évoque la nécessaire liberté de l’enfant et remet en cause
l’enseignement de l’histoire, qui n’est qu’en enchaînement inutile de
batailles, guerres et despotismes. Si la philosophie de l’histoire ne peut être
comprise par un enfant, il peut comprendre une initiation à l’histoire basée
sur les découvertes, les innovations et l’évolution des sciences et du travail
humain. La volonté de Robin est de développer une histoire positiviste comme
une marche lente vers le progrès, perturbée par les guerres et les conquêtes.
La troisième partie de l’article évoque le type d’établissement qui pourrait
mettre en place cette instruction intégrale. Robin justifie alors la
coéducation des sexes comme une nécessité pour que garçons et filles, qui
devront vivre ensemble une fois adulte, puissent apprendre à se connaître.
Si cet article est
bien fondateur de sa théorie d’éducation intégrale, Robin va évoluer, dans un
certain nombre de domaines, au gré de son orientation politique. On ne peut
donc se contenter de définir l’éducation intégrale par cet article.
Paul Robin,
successeur de Bakounine à l’Égalité,
est pris dans le conflit entre marxistes et bakouninistes sans bien comprendre
son rôle. Il semble manipulé par les deux camps, qui profitent de son mauvais
caractère impulsif, ce qui le place dans une situation désagréable[7]. Le
conflit empêche le développement de l’A.I.T. et Robin préfère rentrer à Paris,
en janvier 1870, car il y pressent une révolution imminente. Il est déçu et
meurtri par les querelles suisses. Installée à Paris, Anne-Louise donne
naissance à Lucie le 21 juillet 1870.
Robin travaille, au
sein du Cercle d’études sociales d’Eugène Varlin, à fédérer les 13 sections
parisiennes de l’A.I.T. Il fait naturellement parti des 26 accusés du troisième
procès de l’A.I.T., à Paris, en juin 1870. Certains, dont Varlin, sont
condamnés à 1 an de prison et 100 francs d’amende, les autres à 2 mois de
prison et 25 francs d’amende pour constitution de société secrète. L’A.I.T. de
la Seine est dissoute et Robin emprisonné le 25 juillet à Sainte Pélagie, puis
à Beauvais le 28 août. Il est libéré par la proclamation de la République
le 5 septembre et part alors rejoindre sa famille réfugiée à Bruxelles. Le
9 septembre, alors qu’il est en route pour Paris avec sa famille, il est arrêté
par la police belge qui prétend l’expulser du pays avant qu’il ne le quitte. Sa
rébellion lors de son arrestation lui vaudra, ainsi qu’à sa femme, quelques
jours de prison, avant d’être reconduit à la frontière à la mi-septembre. Paris
étant bloqué, la famille Robin se réfugie à Brest, chez les parents de Paul.
Celui-ci participe donc à la Commune de Brest proclamée le 25 septembre. Mais
lorsque ses dirigeants sont arrêtés, le 3 octobre, Paul Robin est absent. Il
est parti se réfugier à Londres, ce qui lui vaudra des récriminations de
militants brestois.
A Londres, il est
accueilli par Marx qui le fait entrer au Conseil général de l’A.I.T. le 8
novembre 1870. Le congrès de l’A.I.T. ne pouvant avoir lieu en 1871 à cause de
la guerre franco-allemande, il est remplacé par la conférence de Londres qui se
tient en octobre. Sommé de s’expliquer sur l’affaire suisse et le rôle de
Bakounine, Robin prend ombrage du ton employé par les marxistes et répond de
manière provocatrice. Il soutient donc les proches de Bakounine qu’il a connu
en Suisse et quitte violemment la séance. Ce nouveau geste de mauvaise humeur
lui vaudra son exclusion du Conseil général par 5 voix contre 4, et 9
abstentions. Il se retire donc de l’action politique satisfait de son coup
d’éclat et retrouve calme et sérénité. Installé à Woolwich, dans la campagne
londonienne, il s’occupe de sa famille. Avec ses enfants, il met au point des
méthodes d’éducation basées sur l’utilisation de l’illustration. Le 19 février
1872 naît son troisième enfant, un garçon nommé Fritz[8]. Mais
rapidement, son isolement aboutit à un découragement et à une désillusion vis à
vis de l’activité politique.
Paul Robin reste
néanmoins en contact épistolaire avec ses amis militants, particulièrement avec
le prince Kropotkine, réfugié à Londres, avec lequel il se lie d’une amitié
profonde. Ses contacts en Suisse sont plus affectifs que politiques. Il
collabore toujours à plusieurs journaux socialistes suisses et belges en signant
« D. » ou « Bripon ». Il suit aussi l’actualité britannique
et découvre le néo-malthusianisme, comme beaucoup de britanniques, lors du
procès d’Annie Besant et Charles Bradlaugh. Annie Besant est féministe,
inscrite dans une loge maçonnique et Charles Bradlaugh dirige le Réformateur national. Ils sont accusés
de « corruption des mœurs de la jeunesse » pour avoir réédité un
ouvrage dans lequel sont exposées des méthodes contraceptives. Il s’agit en
fait des « Éléments de sciences sociales » du Dr. Georges Drysdale,
paru anonymement, pour la première fois en 1855. C’est l’ouvrage fondateur du
néo-malthusianisme. Le mouvement de soutien à Besant et Bradlaugh débouche sur
la création en 1877 de la Ligue malthusienne par le Dr. Charles R. Drysdale,
frère de Georges. Cette ligue, à laquelle adhéra Paul Robin, publie The Malthusian.
En 1877, lors d’un
séjour en Suisse à l’occasion du congrès communiste libertaire de Saint Imier,
Robin se brouille avec la plupart de ses amis libertaires sur la question du
néo-malthusianisme. La question de population est encore, dans l’esprit des
libertaires, trop lié à la personnalité de Malthus, dont le but premier,
lorsqu’il publie sa théorie, était de répondre à William Godwin, considéré
comme le précurseur de l’anarchie. Godwin fut aussi le premier à répondre, de
manière virulente mais peu argumentée, à Malthus dans ses « Recherches sur
la population et la faculté d’accroissement de l’espèce humaine et réfutations
des théories de M. Malthus sur cette matière ». La présentation du
néo-malthusianisme par Robin à ses camarades libertaires est un fiasco. Il ne
parvient à convaincre aucun des leaders libertaires auxquels il
s’adresse : James Guillaume, Pierre Kropotkine, Élie et Élisée Reclus.
Puis, en 1879, au congrès ouvrier de Marseille, il fait envoyer par la Ligue
malthusienne anglaise un texte de présentation du malthusianisme, qui sera
rejeté. Mais il va bientôt mettre cette question de côté pour se consacrer
totalement à la question d’éducation, qui n’a jamais cessé de le préoccuper.
En 1879, Jules
Ferry bâtit une solide équipe au ministère de l’Instruction publique pour
mettre en place la laïcisation de l’enseignement. Il appelle Ferdinand Buisson
au poste clé de directeur de l’Enseignement primaire. Celui-ci s’occupait alors
de la publication d’un « Dictionnaire de pédagogie et d’instruction
publique ». Il laisse la responsabilité de ce dictionnaire à l’un de ses
collaborateurs, James Guillaume, qui vient de s’installer à Paris. Guillaume
continue, comme Buisson, à faire appel à Paul Robin pour la rédaction
d’articles scientifiques. Le seul article non-scientifique qu’a rédigé Robin
concerne le Familistère de Guise, établissement d’instruction intégrale, fondé
en 1859 par l’ouvrier fouriériste Jean Baptiste Godin[9], dans
l’Oise, qui allie l’éducation physique, l’habilité manuelle, les exercices
intellectuels, le chant, le dessin et pratique la mixité. Dans le même temps,
Ferdinand Buisson souhaite s’entourer de pédagogues courageux, sans peur des
conventions, capable de laïciser l’enseignement public. Après plusieurs
demandes, il parvient à convaincre Paul Robin de revenir en France. Il
s’installe donc à Paris, puis est nommé le 2 octobre 1879 inspecteur primaire à
Blois.
Robin profite donc
de sa place pour prôner l’éducation intégrale et donne des conseils dans ce
sens aux instituteurs sous son autorité : dessin, travail manuel, musique,
gymnastique, hygiène, promenades, visites d’ateliers… Mais il va plus loin en
créant, en septembre 1880, à Blois, le premier cercle pédagogique de France,
qu’il dote d’une bibliothèque pédagogique et d’un musée scolaire. Il est mal
accepté par les instituteurs, notamment à cause de son caractère difficile et
se révèle assez piètre administrateur. Ferdinand Buisson cherche donc une autre
situation pour lui. Après avoir évoqué la direction d’un lycée professionnel
mixte à Chambéry ou une école normale, Buisson le nomme, le 11 décembre 1880, à
l’orphelinat Prévost à Cempuis dans l’Oise.
Joseph Gabriel
Prévost était un riche marchand originaire de Cempuis, qui après avoir fait
fortune, revient à Cempuis avec la volonté d’utiliser sa richesse pour le bien
commun. Ancien fouriériste, il garde la conviction qu’il peut changer beaucoup
de choses en créant un milieu bénéfique où des gens peuvent vivre fraternellement.
Il a aussi connu les idées pédagogiques de Pestalozzi. Après avoir visité en
1867 l’orphelinat agricole de Cernay dans le Haut Rhin, il souhaite s’inspirer
de cette ferme école familiale. Il construit donc un bâtiment qui accueille
tout d’abord des vieillards indigents puis des orphelins. Bientôt le nombre des
orphelins dépasse celui des personnes âgées. La guerre de 1870-71 a laissé de
nombreux orphelins. Ferdinand Buisson est membre de la Société de l’orphelinat
de la Seine, créé pour accueillir ces orphelins de guerre. Cette société
fournit donc des orphelins à Prévost. Celui-ci se pose alors la question de sa
succession. Il veut assurer la pérennité de son œuvre après sa mort. Étant
spirite, il s’est d’abord tourné vers des spirites comme Lescot et Leymarie,
fondateurs du cercle parisien de la Ligue de l’enseignement. Ceux-ci veulent
faire de Cempuis une expérience d’éducation spirite. Mais le projet semble
incertain et fragile et Prévost se tourne vers Ferdinand Buisson, originaire de
Thieuloy-Saint-Antoine, à côté de Cempuis, qui lui amène depuis peu des
orphelins. Il privilégie donc le partenariat avec la Société de l’orphelinat de
la Seine au détriment des spirites. Buisson sera sous directeur de l’orphelinat
de 1871 à 1872. Il est remplacé par un certain Saunier qui restera jusqu’en
1880.
Buisson compte bien
utiliser cet orphelinat comme exemple. Depuis la réorganisation qu’il a opéré
en 1871, l’enseignement est plus rigoureux et la religion, supprimée par les
spirites, est à nouveau enseignée. Lorsque Joseph Gabriel Prévost meurt le 25
avril 1875, l’orphelinat doit revenir au département de la Seine à condition
qu’il continue à accueillir des enfants des deux sexes et qu’il ne serve pas à
autre chose qu’à l’accueil d’orphelins. L’encadrement devra être laïque[10] et
un comité de patronage est créé pour nommer le directeur, sous-directeur et les
instituteurs, surveiller l’enseignement et décider des admissions. Mais les
héritiers attaquent le testament et ce n’est qu’en juin 1880 que le département
de la Seine prend possession de l’héritage. Durant cette période d’incertitude,
ce sont Saunier et la mère de Ferdinand Buisson qui ont dirigé l’établissement
qui compte alors 80 enfants.
Robin, après avoir
visité l’établissement, prévu des travaux et proposé un plan d’éducation
intégrale, devient donc directeur de l’orphelinat Prévost. Pour un homme de
cette envergure, un tel établissement peut paraître bien en dessous de son
prestige. En contre partie, Robin demande une totale liberté pédagogique. Le comité
de patronage, qui devient, en 1883, la commission administrative
départementale, aura peu d’influence sur Robin et le laissera œuvrer à peu près
selon ses désirs. Les quatorze années qu’il passera à la tête de cet orphelinat
sont souvent considérées, sans doute à raison, comme l’œuvre majeure de sa vie.
Avant de passer douze autres années entièrement consacrées au
néo-malthusianisme, il mettra en œuvre à Cempuis une théorie mûrement réfléchie
pendant des années, avec peu de contraintes. Même s’il a fallu adapter la
théorie à la pratique et faire avec les moyens du bord, on peut considérer les
pratiques de Cempuis comme celles de l’éducation intégrale selon Paul Robin.
Avant de revenir plus précisément sur cette théorie et sur ce qu’elle a de
régénératrice, il faut continuer une présentation synthétique de ce que fut
Cempuis.
Plusieurs
collaborateurs de talent seconderont Robin à Cempuis. Il faut citer Paul
Guilhot, qui s’occupait de musique, théâtre, pantomime et diction. Né à
Toulouse le 14 novembre 1846, il s’est fait remarquer en enseignant
gratuitement, pour le plaisir, la musique à l’école normale de Toulouse. Dans
le même temps, Guilhot donne des cours publics de diction, de musique, de
mnémotechnie et de comptabilité. Installé à Paris en 1878, il vit de
préceptorat mais continue à donner des cours publics de musique selon la
méthode Galin-Paris-Chevé, qu’il emploie aussi à Cempuis au grand bonheur de
Robin qui a du mal à trouver des enseignants pratiquant cette méthode. Il
arrive donc à Cempuis en 1882 pour enseigner, mais il sera aussi
sous-directeur, puis directeur de 1894 à 1895. Il quitte Cempuis en 1896, après
avoir assuré, en grande partie, la pérennité du système mis en place par Robin.
Il fera aussi de nombreuses conférences sur l’enseignement de la musique dans
toute l’Europe.
Quant à Charles
Delon, auteur de vulgarisations pédagogiques, il s’occupe surtout des classes
enfantines et de ce que Robin appelait l’éducation des sens, par les travaux
frœbéliens. Il dirige l’instruction du personnel des classes enfantines et
donne des cours d’histoire. Né à Saint Servan dans l’Ile et Vilaine le 23
février 1839, il commence ses études au séminaire mais son vif intérêt pour les
sciences et pour l’expérimentation le détourne de l’Église. Il obtient son baccalauréat
à 15 ans et est licencié en science à 20 ans. Refusant de prêter serment à
Napoléon III, les portes de l’école publique lui sont fermées. Il se consacre
au professorat libre. En 1867, il enseigne à l’école enfantine annexée à
l’école Élisa Lemonnier, rue de
Reuilly à Paris, dont sa femme est directrice. Il tente des innovations
importantes qui feront dire à Giroud qu’il met en place l’éducation intégrale[11]. Il
réforme et complète la méthode Froebel et publiera ses résultats dans
« Exercices et travaux pour les enfants »[12]. Son
travail est suivi par Robin et Guilhot qui apprécient ses innovations. Ils
parviennent à le faire venir à Cempuis en 1892. Il y restera jusqu’en 1896 afin
de conserver l’héritage de Robin. Il est aussi l’auteur de manuels d’histoires,
« Les paysans. Histoire d’un village avant la Révolution » en 1882,
et « Simples lectures préparant à l’histoire » en 1876, utilisés à
Cempuis aux côtés des manuels officiels. Les enfants apprennent donc l’histoire
telle qu’il doive la savoir pour le certificat d’étude et aussi tel que Delon
l’enseigne. Nous reviendrons plus tard sur cet enseignement particulier de
l’histoire.
Lucie Robin
enseignera le dessin, le modelage et le moulage. En 1892, Gabriel Giroud[13],
élève à l’orphelinat Prévost de 1877 à 1890, viendra y enseigner en cour
élémentaire. Il épousera Lucie Robin en 1893.
Il faut aussi
rajouter Gabriel Nissen, docteur ès sciences, professeur à l’Université
Nouvelle de Bruxelles, dont le court séjour a tout de suite montré les
bienfaits que l’on pouvait attendre de lui. Arrivé en août 1893, il enseigne en
cours complémentaire deuxième année. Il est aussi le premier des divers
professeurs d’anglais à avoir obtenu des résultats satisfaisants. Pourtant
Robin avait donné une grande place aux langues étrangères dans son projet. Mais
faute de professeur compétent, lui-même ayant échoué en tant que professeur
d’anglais, il avait du renoncer. Nissen a quitté des fonctions honorables et
avantageuses pour venir enseigner à Cempuis, uniquement par conviction. Il
croyait profondément en l’éducation intégrale. Il fut considéré comme si proche
de Robin, qu’on lui demanda aussi de partir en même temps que Robin en 1894.
Cela n’empêcha pas Nissen de propager les principes d’éducation intégrale
puisqu’il y a consacré un livre[14].
Pour répondre aux
attentes du département de la Seine, il a fallu nettement augmenter la capacité
d’accueil. Partant de 45 pupilles en 1881, l’orphelinat en accueille 105 en
1883, 140 en 1886, 180 en 1889 et en 1893, on entame des travaux pour pouvoir
en accueillir 200[15]. Il
faut noter que la capacité n’a jamais atteint les 300 à 500 places envisagées
par le conseil général de la Seine en 1883. Pour ce qui concerne les
enseignants, ils seront 129 à se succéder de 1880 à 1894. On peut imaginer les
mauvaises répercussions de cette instabilité sur la qualité de l’enseignement.
Mais les enseignants attirés par Cempuis étaient rares. Les salaires sont
inférieurs à ceux de l’éducation nationale et de la Ville de Paris. Il n’y a
pas de possibilité d’avancement à Cempuis et aucune retraite. Chaque enseignant
doit assurer 56 heures hebdomadaires de service, comprenant la classe mais
aussi la surveillance de la cantine, les activités hors classe, etc. Si l’on
ajoute le caractère du directeur, on comprend l’instabilité.
En dehors des
enseignants il y a aussi un autre personnel adulte. En 1890, on compte, outre
le directeur et le sous-directeur, un économe, un commis d’économat, trois
surveillants, un concierge, une lingère, une cuisinière, une aide cuisinière,
une buandière, une repasseuse, une couturière, un cordonnier, un chauffeur
lampiste, un relieur, un menuisier ébéniste, un mécanicien, un cultivateur et
sa femme, un jardinier horticulteur, un forgeron et un plombier. Une grande
partie de ce personnel avait aussi un rôle d’enseignement dans leurs ateliers
respectifs. L’instabilité existe aussi. A titre d’exemple, il y eut neuf
fermiers entre 1880 et 1894, dont les Martin, qui sont restés neuf ans[16]. Au
total, en 1890, ce sont une trentaine d’adultes qui sont nécessaires pour faire
fonctionner l’orphelinat.
Paul Robin a
institué, en accord avec la commission administrative, une sélection à
l’entrée. L’objectif est d’éliminer les enfants déficients ou débiles, que l’on
juge inapte à une éducation intégrale, au profit de l’« orphelin robuste,
bien doué, d’atavisme supérieur »[17].
Cette question de santé physique est, selon Robin, déterminante pour
l’éducation dans son ensemble comme il l’expliquait dans la Revue de philosophie positive en 1869.
Pour lui, Cempuis ne peut convenir aux « enfants du vice, de la misère, de
la dégénérescence, mal soignés, mal nourris, mal vêtus, ayant constamment
souffert de misère ou de mauvais traitement, souvent témoins d’odieux
spectacles de barbarie, d’actes irréfléchis absurdes ; intelligences
fermées à tout ce qui est noble, beau, bon ; enfants disposés à tout ce
qui est stupide, malsain, nuisible »[18]. Les
nouveaux venus ont parfois du mal à s’acclimater, mais au bout de deux ans, ils
sont généralement des enfants sains et robustes. Les membres de la commission
administrative, qui visitent Cempuis une fois par an, ou des commissions
d’enquêtes qui viennent en visite au moment du scandale en 1894, sont unanimes
à reconnaître la bonne santé apparente, la « bonne mine » et
« la fraîcheur du teint des enfants »[19]. Il
faut dire que Paul Robin fait preuve d’une véritable obsession pour l’hygiène
dont nous reparlerons dans le détail dans le chapitre 8. C’est aussi dans un
souci d’hygiène et de bon développement physique des enfants que Paul Robin
achète une propriété à Mers-les-bains, dans la Somme. Chaque année une
quinzaine d’enfants iront en vacances au bord de la Manche.
Une des grandes
particularités de Cempuis est la formation professionnelle. Elle fait partie
intégrante de l’enseignement au même titre que l’enseignement intellectuel. Son
objectif n’est pas seulement de former à un métier. Les élèves passent dans
chacun des nombreux ateliers que compte l’orphelinat et se forment ainsi à de
nombreux travaux qui leur seront peut-être nécessaires dans la vie adulte. En
même temps ils en profitent pour participer à l’entretien et au développement
de l’orphelinat par des travaux de menuiserie ou de couture par exemple. A
Cempuis on peut apprendre l’agriculture, la cordonnerie, la menuiserie,
l’ajustage, la ferblanterie, l’imprimerie, la reliure, la maçonnerie, la
couture ou le repassage. Cette vaste gamme d’activités, qui sera pratiquée par
tous les élèves, « papillonnant » d’un atelier à l’autre, permet
aussi d’entretenir l’orphelinat à moindre frais. Les élèves ont creusé
eux-mêmes la piscine de l’orphelinat, ce qui présente le double avantage
d’augmenter le confort de l’établissement à moindre coût et de valoriser le
travail des élèves. Certains des ateliers sont installés à la place de l’ancienne
chapelle, que Robin fit détruire, ce qui lui fut beaucoup reproché. En plus des
ateliers, il y avait un musée mathématique, une station météorologique, un
musée astronomique, un musée historique et un théâtre qui permettaient divers
apprentissages aux enfants.
Dans les années
1880-1900, le ministère commence à se préoccuper de formation professionnelle.
Mais il n’y a pas de place pour l’enseignement manuel dans les écoles primaires
au programme déjà chargé. En 1880, la commission Corbon recommande « les
travaux tout à fait élémentaires dont toute personne devrait être capable
quelque soit son état social ; des travaux, base de tous les métiers, qui
suffisent à développer la dextérité manuelle et sont, dans une foule de cas,
une ressource pour l’ingéniosité de l’esprit, en même temps qu’un précieux
moyen de rendre service ou de se tirer d’affaire »[20]. Là
encore Robin correspond aux attentes les plus avancées et fait figure de
novateur. Ce n’est qu’en 1886 que des travaux manuels et de la gymnastique sont
intégrés dans les écoles primaires publiques en prolongeant les cours d’une
demi-heure le soir.
L’un des aspects de
Cempuis qui a entraîné une polémique est l’existence de bataillons scolaires.
Ces bataillons sont créés dans diverses écoles parisiennes dans un esprit
revanchard, mais ils restaient peu répandus. Cempuis se faisait une fierté
d’être l’une des premières écoles à s’en doter en 1883. Le bataillon scolaire
de Cempuis est exhibé lors de nombreuses réceptions et cérémonies officielles.
Le bataillon scolaire est vu comme un simple outil de culture physique
permettant d’entraîner les élèves à des exercices de déplacement par groupe, de
tir au fusil ou d’escrime. Ces bataillons étaient en effet particuliers
puisqu’il n’y avait pas d’uniformes, pas de marche au pas et que les élèves
étaient autorisés à parler lors des exercices. Il reste néanmoins que Robin
considère cela comme de « l’enseignement militaire »[21].
Dans le même temps, on peut aussi se douter que les bataillons peuvent être un
excellent argument contre ceux qui accusent Cempuis d’être une école pacifiste,
anti-militariste ou anti-patriotique. D’autre part, l’amitié ancienne de Paul
Robin et Aristide Rey[22], qui
se sont rencontrés en Belgique, n’est sans doute pas étrangère à la création de
ce bataillon. C’est alors qu’il est conseiller municipal de Paris en 1880, que
Rey propose d’équiper les écoles de la capitale de bataillons scolaires. Une
loi le permet en 1882. Les fusils qui arment le bataillon de Cempuis sont
achetés en 1887 seulement, à l’issu d’une fête de gymnastique organisée à
Breteuil, dans l’Oise, par les élèves de l’orphelinat au profit du bataillon[23]. Ils
servent surtout à faire du tir sportif, mais aussi à être manié lors
d’exercices de groupes.
La vie de
l’orphelinat est rythmée au son du clairon, ce qui donne un caractère militaire
de plus. Il est évident que Robin a reculé sur la liberté qu’il souhaitait
donner à l’élève. C’est sans doute la plus importante des adaptations de sa
théorie face à une réalité. Certains anarchistes ont reproché ce caractère
militaire à Paul Robin. C’est le cas par exemple de Séverine qui qualifie Robin
d’autoritaire dans son journal Le Cri du
peuple[24], mais aussi des militants
très proches de lui comme Manuel Devaldes :
« Car
l’éducation, suivant l’esprit de Robin, n’est donnée à l’Individu que dans le
but d’en faire un fonctionnaire social. […] L’esprit qui présidait à
l’éducation dans le système de Robin était donc autoritaire »[25]
Lorsque Jean
Degalves s’apprête à créer l’Ecole libertaire, il s’intéresse à ce qu’a fait
Robin à Cempuis. Il écrit un article dans le Libertaire du 1er juillet 1898, dans lequel il qualifie
Cempuis de « caserne », tout en reconnaissant que Robin a instauré
beaucoup de réformes positives.
Si Cempuis n’est
pas une école autogérée, il y a tout de même une place bien plus importante que
dans les autres écoles, qui est laissée à l’initiative des enfants. Ils
organisent eux-mêmes une partie, très réduite il est vrai, de leur temps
d’étude et peuvent se déplacer librement dans tout le domaine et parfois au
delà, en dehors des heures de classes, ce qui n’est pas une petite liberté. Le
système très hiérarchisé mis en place les premières années a été abandonné. Il
établissait des élèves gradés (caporal, sergent,…) qui avaient une responsabilité
particulière dans l’établissement[26]. Il
faut rappeler que Robin restera toujours hostile aux punitions. Pourtant,
chaque enfant a son cahier de comptabilité morale où sont notées les bonnes et
mauvaises actions de chacun. Ce carnet permet d’établir des récompenses comme
les longues excursions ou les séjours à Mers-les-bains. Il y a là une
différence entre l’application à Cempuis et la théorie dans la Revue de philosophie positive. Dans son
article, Robin prétendait exclure toute contrainte et limiter le rôle des
éducateurs à une influence morale.
L’éducation morale
à Cempuis n’est pas un prêche de valeurs normatives. On considère que rien ne
sert d’enseigner des valeurs, mais qu’il faut les appliquer. Dans la Revue de philosophie positive, Robin présente
l’éducation morale comme la base qui permet l’apprentissage de travaux utiles à
la collectivité[27]. Par l’exemple, Robin
entend inculquer des valeurs d’égalité, y compris d’égalité entre les sexes, et
de fraternité. L’utilisation des « petits papas » et « petites
mamans » va dans ce sens. Chaque grand élève doit s’occuper d’un plus
petit en l’aidant à la cantine, pour sa toilette, pour divers aspects de la vie
quotidienne. Il s’agit là d’un bon moyen de surveiller l’hygiène, mais aussi de
responsabiliser les plus grands et de développer l’entraide et la fraternité au
sein de la communauté.
Un autre élément
qui fait partie de l’éducation morale, c’est la coéducation des sexes. Si
l’établissement est déjà mixte quand arrive Robin, il innove en introduisant la
coéducation. C’est à dire que l’enseignement sera le même pour les garçons et
les filles, qu’ils prendront leurs repas ensemble, qu’ils joueront et
travailleront ensemble. Nous reviendrons en détail sur cet aspect, mais il faut
remarquer que cette innovation correspond tout à fait au projet initial de
Robin, exprimé dans la Revue de
philosophie positive. Elle sera même le principal argument de ses
détracteurs.
Paul Robin a mis en
œuvre l’orthographe simplifiée prôné par Aimé Paris, contre l’avis du ministère,
et développa la sténographie. Il faut rappeler que Paul Robin proposait déjà
une réforme de l’orthographe dans la Revue
de philosophie positive et qu’il est membre fondateur de l’Association de
sténographie Aimé Paris et de l’association galiniste. Tous les enfants qui
sortaient de Cempuis connaissaient la sténographie, plus de 250 ont été
diplômés en sténographie[28]. La
musique y était pratiquée dans divers ensembles de haut niveau récompensés au
niveau international, et la chorale était jugée comme l’une des meilleures
chorales scolaires d’Europe par M. Jost lors de son inspection en 1892.
Mais l’éducation
intellectuelle est restée assez conventionnelle car l’orphelinat devait
présenter ses élèves au certificat d’études[29]. Ils
devaient donc connaître parfaitement le programme. La charge de travail
supplémentaire occasionnée par toutes les activités originales instaurées à
Cempuis ne laissait pas beaucoup de place pour une modification des programmes
de mathématique ou d’histoire. Pourtant quelques efforts ont été faits. Les
techniques d’apprentissage de la lecture sont modernisées par l’emploi de
lettres mobiles et d’illustrations. L’histoire est enseignée avec les manuels
officiels, mais Robin rajoute une histoire des civilisations, histoire du peuple
qui se veut plus facile à comprendre pour les enfants que l’histoire des rois
et des guerres. La géographie s’apprend en grande partie sur le terrain. Tout
ce qui concerne la géographie physique, les fleuves, les reliefs est d’abord
observé sur le terrain lors d’excursions avant de faire l’objet d’une étude en
classe.
Le Bulletin de l’orphelinat sert d’abord de
lien avec les familles, l’administration et les anciens élèves. Mais il
devient, suivant en cela l’orientation de tout l’orphelinat, un outil de propagande
pour l’éducation intégrale, dont la diffusion vise tous les éducateurs. Le nom
du bulletin est révélateur de cela. Bulletin
de l’Orphelinat Prévost devient le sous-titre en janvier 1891. Le titre est
alors l’Éducation intégrale. Le
contenu est de plus en plus varié et offre des articles de qualité sur des
questions pédagogiques, sans toutefois cesser d’informer les parents sur la vie
quotidienne à l’orphelinat. Le tournant se situe en 1890 après la visite en
juin de l’inspecteur d’académie de Beauvais. Impressionné, il demande à Robin
et son adjoint Paul Guilhot de faire des conférences pédagogiques dans le
département. Une douzaine de conférences est organisée, accompagnées de
démonstration d’élèves. On y traite surtout de ce qui fait la particularité de
Cempuis : les exercices physiques, la musique, l’anthropométrie scolaire,
la sténographie. En 1894, Robin donne des conférences aux élèves des écoles
normales. Cette propagation des idées de l’éducation intégrale hors des murs de
Cempuis est très importante pour Robin. S’il n’y avait pas consacré beaucoup de
temps auparavant, c’est sans doute pour s’occuper en priorité d’organiser
l’orphelinat pour le rendre présentable. Robin donne aussi un rôle social à
l’école, temple du savoir. Dans son article de la Revue de philosophie positive, il voulait faire de l’école un
centre social remplaçant l’Église et le café, un centre tourné vers toute la
population, capable de transmettre un savoir et de divertir. Souvent, les
dimanches, la population de Cempuis était invitée à l’orphelinat pour assister
à des pièces de théâtre, des concerts ou des démonstrations de gymnastique.
Mais Robin limite tout de même les accès à l’orphelinat. Il se méfie des
éléments qui viennent de l’extérieur et qui pourraient corrompre son système.
C’est particulièrement flagrant vis-à-vis des familles d’élèves. On limite
leurs visites, leurs courriers, on leur demande ne de pas envoyer de cadeaux,
de friandises, car cela favoriserait un orphelin par rapport aux autres et
porterait atteinte au système d’éducation égalitaire. Là encore, c’est une
adaptation de la théorie, qui prévoyait une participation active des parents, à
la réalité, c’est à dire, la difficulté de gérer les rapports entre deux
milieux construits sur des principes différents.
Les sessions
normales de pédagogie pratique se tiennent de 1890 à 1892 à Cempuis, puis en
1893 à Gand en Belgique, pour propager les principes d’éducation intégrale et
éventuellement trouver des éducateurs tentés par l’aventure, c’est à dire,
pallier aux problèmes de recrutement. Elles réunissent de 30 à 70 éducateurs
chaque été et sont annoncées dans le Bulletin
officiel du ministère de l’Instruction publique. La propagande pour
l’éducation intégrale est bien accueillie par le conseil général de la Seine
qui a toujours souhaité faire de Cempuis un établissement pilote qui serve
d’exemple[30]. Sa participation à de
nombreuses expositions internationales témoignent de cette volonté. Pourtant
elle réveille aussi des adversaires qui finiront par provoquer la révocation de
Paul Robin.
Des critiques ont
été émises à plusieurs reprises contre Cempuis. Dès 1883, Robin est accusé
d’avoir propagé à Cempuis un tract néo-malthusien. Il donne sa démission qui
est refusée. Puis les cléricaux du département lui reprochent d’avoir détruit
la chapelle pour en faire des ateliers. Mais, en octobre 1892, une véritable
campagne contre Cempuis et Robin est lancée par le journal la Libre Parole d’Édouard Drumond. La cible
principale est la coéducation, jugée immorale qualifiée de « système
pornographique » par Drumond. Ferdinand Buisson réclame une inspection
dont sont chargés Pauline Kergomard, inspectrice générale des écoles
maternelles, Guillaume Jost, inspecteur général de l’instruction publique et le
Docteur Napias, inspecteur général des services administratifs au ministère de
l’intérieur. L’inspection est positive pour Robin, sauf en ce qui concerne
l’état matériel des locaux. Jost note néanmoins la mauvaise qualité de certains
enseignants, dont Charles Delon, qu’il qualifie d’« auteur de mérite, mais
il ne sait pas enseigner »[31].
Mais cette enquête ne fait pas cesser les campagnes de presse et des journaux
moins politisés que la Libre parole
s’en mêlent. Pendant la période des attentats anarchistes, juste après le
procès des Trente, on ne peut supporter une « école anarchiste ». Une
nouvelle inspection doit avoir lieu. Elle est menée en août 1894 par Suzanne
Brès, M. Jacoulet et M. Pissard. Elle est bâclée en moins d’une semaine et le
préfet de la Seine révoque Paul Robin le 31 août 1894 sur demande du conseil
des ministres, alors que les rapports d’inspection, défavorables à Robin, ne
sont pas encore tous rendus. Jacoulet accuse clairement Robin de
« répandre des idées subversives »[32]. Le
conseil général de la Seine blâme le préfet d’avoir obéi au conseil des
ministres et Robin espère encore sa réintégration. Mais il quitte Cempuis déçu
en octobre 1894.
Après la révocation
de Paul Robin, ses collaborateurs les plus importants, Charles Delon et Paul
Guilhot gèrent Cempuis jusqu’en 1896 sans changement majeur. Un grand nombre
des particularités de Cempuis, comme la formation professionnelle et la
coéducation des sexes, seront toujours d’actualité dans les années 1930[33]. Un
grand nombre de pédagogues, surtout parmi les plus novateurs, ont reconnu
l’influence de Paul Robin. C’est le cas notamment de J. Husson, Francisco
Ferrer[34],
Maria Montessori ou Ovide Decroly.[35]
Après ces quatorze
années à Cempuis, Robin ne compte pas en rester là. Après une candidature qui
n’ira pas au bout pour les élections législatives de décembre 1894 dans le
XIII° arrondissement de Paris, il compte diriger une autre école. Son projet,
avec l’appui de groupes de la Libre pensée, est de reprendre et réorganiser le
pensionnat libre penseur d’Amélie Tessier à Montreuil. En 1896, le projet est
bien avancé et bénéficie du soutien de personnalités de premier plan dans le
mouvement ouvrier tels que Lavy, conseiller municipal de Paris et Paul Brousse.
L’objectif est de réformer, par l’exemple de Montreuil, l’éducation dans toutes
les communes socialistes. Mais, comme pour ses amis libertaires, c’est la
question du néo-malthusianisme qui va provoquer la rupture de Robin avec les
libres penseurs. Cela se termine par l’expulsion de Robin de la Libre pensée,
lors d’un congrès, le 23 novembre 1896, qui interdit les théories
néo-malthusiennes au sein de la Libre pensée.
Convaincu par le
néo-malthusianisme, convaincu que la question de population détermine toutes
les autres, Paul Robin va consacrer le reste de sa vie presque exclusivement à
la régénération humaine. Parties de Grande Bretagne, ces idées ont fait du
chemin. En 1884, le néo-malthusianisme débarque aux Pays Bas, où le premier
propagandiste est Samuel Van Houten, futur ministre de l’intérieur. En 1895, la
Ligue néo-malthusienne hollandaise est reconnue d’utilité publique. Puis des
néo-malthusiens se fédèrent en Allemagne en 1893 et enfin, en France en 1896,
Paul Robin créé la Ligue de la régénération humaine. Pourtant, d’après Gabriel
Giroud[36], dès
1889, alors qu’il est encore directeur de Cempuis, Paul Robin agit
discrètement, sans apparaître officiellement, pour installer à Paris un
dispensaire où les femmes obtiennent à bas prix des objets de préservation
sexuelle. Le prospectus d’annonce, imprimé à Cempuis, fait mention de
« Mmes L… et Cie, professeurs d’hygiène »[37].
Christiane Demeulenaere-Douyère voit derrière cette initiale Madame Losiaux,
professeur de piano, amie de Paul Robin et une des premières adhérentes de la
Ligue de la régénération humaine.
Pourtant il y a eu
des militants néo-malthusiens en France avant Paul Robin. En septembre 1892,
Marie Huot qui anime alors la Ligue populaire contre la vivisection prononce
une conférence qui fit scandale à la salle de la Société de géographie,
boulevard Saint Germain à Paris. Elle y développe des thèses proches du
néo-malthusianisme de manière radicale et surtout provocatrice. Elle se
prononce pour interruption totale de la reproduction jusqu’à la révolution[38]. On
peut considérer Paul Robin comme le premier propagandiste néo-malthusien
français pour avoir écrit en 1878 une brochure, « La question
sexuelle », publiée à Londres pour les réfugiés français. Celle-ci devient
« Le secret du bonheur », brochure qui a causé le scandale de Cempuis
en 1883. Jeanne Humbert prétend que, dans cette brochure, Robin en dit assez
pour « scandaliser à la fois ses amis révolutionnaires et les malthusiens
anglais bourgeois »[39].
Paul Robin, quoique
plus radical et plus virulent que les néo-malthusiens anglais[40], ne
suit pas Marie Huot. Il se déclare contre le mariage, pour l’union libre et la
réhabilitation du plaisir sexuel.
« Il est tout
aussi honorable pour un être humain de donner, de recevoir la volupté sexuelle
que de créer une chose belle, utile, bonne quelconque, de regarder avec admiration
un beau paysage, un beau monument, une belle figure, un beau tableau, une belle
statue, d’entendre avec plaisir une belle musique, de se réjouir au parfum
d’une rose, d’une violette ou d’un jasmin, de manger une pomme »[41].
C’est le 3 septembre 1896 qu’est fondée
à Paris la Ligue de la régénération humaine (L.R.H.). Paul Robin en est
président, Léon Marinont et André Pioteix secrétaires. Le bureau est complété
par Madame Garnier[42].
Dans son programme, la Ligue se fixe un but ambitieux :
« Nous voulons
appliquer les données positives des sciences biologiques et sociales de manière
que les générations prochaines ne soient plus, comme la notre et les
précédentes, les fruits le plus souvent non désirés d’une passion irréfléchie,
du hasard d’un rapprochement sexuel, mais au contraire, les résultats de la
volonté réfléchie de parents bien portants, vigoureux de corps et de cerveau,
sages prudents, sachant la tâche qu’ils entreprennent, pouvant et voulant
consacrer à l’éducation de l’enfant qu’ils vont appeler à la vie, une
inépuisable bonne volonté, une science produite par de sérieuses études »[43]
Mais la tâche est ardue et presque rien
n’a déjà été fait dans ce domaine en France. Lorsque Robin, fatigué par ses
efforts militants, reforme le projet de partir pour la Nouvelle-Zélande, en
1898, C’est le Docteur Adrien Meslier qui le remplace. Il est socialiste
allemaniste et sera député de la Seine de 1902 à 1914. Il est par ailleurs
franc-maçon et sera membre du conseil de l’ordre du Grand Orient de 1904 à
1907. Mais de retour en France en 1899, Robin retrouve la L.R.H. en piteux
état. Il se brouille avec le Docteur Meslier et pense le remplacer par le
Docteur Gottschalk ou Francisco Ferrer. Mais l’un est polonais et l’autre
espagnol, risquant donc l’expulsion. Il trouve un individu apparu dans les
journaux comme néo-malthusien, Auguste Petit. Il part donc en Belgique
retrouver l’instituteur Aimé Bogaerts, membre de l’Association universelle
d’éducation intégrale, qui tente de créer une colonie communautaire anarchiste
à Gand. Le projet de colonie échoue, mais Robin convainc Bogaerts de participer
à la toute nouvelle Ligue belge de la régénération humaine. Il rentre à Paris
où il organise le premier congrès international néo-malthusien en août 1900. A
l’issu de ce congrès est créé la Fédération universelle libre de la
régénération humaine, qui compte des sections en Angleterre, Hollande,
Allemagne, Espagne, Belgique, Suisse, USA, Bohème Autriche. C’est cette même
année que sa femme le quitte. Mais la question de population va aussi retourner
Robin contre Ferdinand Buisson, anti-malthusien[44].
Après le retrait de Robin en 1908, l’affrontement se fera au grand jour,
Buisson utilisant son Manuel général de
l’enseignement primaire et son poste à la présidence de la Ligue des droits
de l’homme pour tenir des propos anti-malthusiens.
Mais à la fin de l’année 1900, Auguste
Petit doit fuir la police et Robin est contraint de reprendre la tête de la
L.R.H., qui vivote jusqu’en 1902. Il rencontre alors Eugène Humbert, jeune
militant libertaire venu de Nancy, qui sera son secrétaire dès 1903 et qui
palliera aux défauts organisationnels de Robin. Eugène Humbert est né en 1870 à
Metz. Il est fils illégitime d’un militaire et d’une cigarière. Influencé par
son cousin Lucien[45] et
son collègue, le militant anarchiste Lapique, il commence à militer au sein de
groupes libertaires à Nancy. Il écoute les grands orateurs libertaires de
passage à Nancy comme Sébastien Faure ou Jean Grave avec qui il correspond. Il
s’installe à Paris vers 1900 et milite avec l’équipe de Temps nouveaux de Jean Grave, puis il fréquente les amis de
Sébastien Faure au Libertaire. Il
retrouve Robin qu’il avait rencontré à Nancy en 1896. Il est tout de suite
attiré par « les vues éducatives » du néo-malthusianisme[46].
Mais Robin ne le convainc réellement de l’importance de la loi de population
qu’en 1902. C’est alors qu’il entreprend de convertir Sébastien Faure, qui
restait plus proche des positions de Kropotkine et Reclus, niant la loi de
population. Robin ayant déjà échoué, il considère que Faure ne sera jamais
néo-malthusien par « défaut d’esprit scientifique »[47].
Mais Humbert réussit en novembre 1903, et amène ainsi une figure de poids au
mouvement néo-malthusien, la première personnalité libertaire importante depuis
Charles Malato, adhérent de la L.R.H. en 1900. Du côté socialiste, Jean
Baptiste Clément, est la plus importante personnalité néo-malthusienne,
convaincu quelques années avant sa mort en 1903. Il réussira à convaincre aussi
Georges Yvetot, alors secrétaire de la Fédération des bourses du travail, et
les anarchistes Émile Pouget et Victor Méric. En 1908, il crée Génération consciente et rencontre celle
qui sera sa femme Jeanne Humbert, qu’il engage, à 17 ans comme secrétaire de Génération consciente. Humbert connaîtra
plusieurs fois la prison pour son activité néo-malthusienne. Le
néo-malthusianisme connait un coup d’arrêt en 1914, mais Eugène Humbert le
relance par la création, en 1931, de la
Grande réforme. En 1943, il est emprisonné à Amiens pour la vente d’un
ouvrage néo-malthusien. Il meurt le 25 juin 1944 dans l’hôpital où il a été
transféré deux jours auparavant, bombardé par l’aviation américaine.
Avec Humbert, s’ouvre la grande période
de la L.R.H. Régénération qui paraît
enfin régulièrement à partir de 1902 et les conférences se succèdent avec
toujours plus d’audience. Des groupes locaux et des fédérations autonomes sont
créés. Le néo-malthusianisme français s’attaque à tous les aspects de la
question : eugénisme, égalité des sexes pouvant seule amener les femmes à
limiter les naissances, pacifisme, hygiène pour l’amélioration des géniteurs,…
La surpopulation oblige au travail des enfants, fournit des soldats aux
revanchards, des criminels poussés par la faim, des miséreux pour l’armée
industrielle de réserve, des « jaunes » lors des grèves, et tous les
traîtres imaginables au prolétariat. Le néo-malthusianisme a donc un certain
succès dans les milieux socialistes, attirant quelques uns des leaders tels que
Sébastien Faure, Gustave Hervé ou Georges Yvetot. La rédaction de Régénération explique son succès plus
important chez les libertaires par le fait qu’aucun « chef » du
mouvement ouvrier n’a donné de signes de connivences avec le néo-malthusianisme
et que les libertaires suivent moins leurs « chefs » que les
socialistes d’État ou collectivistes[48].
Eugène Humbert démissionne le 24
février 1908, ouvrant la crise qui aboutira à la scission. Albert Gros, nouveau
venu dans l’entourage de Robin, accuse Humbert de détourner les profits de la
vente de préservatifs. Humbert, excédé par les exigences de Robin, qui s’est
mis dans la tête de créer un syndicat de prostituées, et une agence d’union
libre, part pour créer Génération
Consciente. Robin se voit ensuite déposséder de la L.R.H. par Albert Gros.
Gabriel Giroud, son gendre et ancien élève à Cempuis et Schumacher, un autre
ancien cempuisien restent l’œil de Robin et gardiens de l’orthodoxie dans le
mouvement néo-malthusien français. Ils rejoindront Génération Consciente. Après la création du Malthusien par Gros, Robin doit arrêter Régénération en novembre 1908.
Le mouvement continue et connaît un
certain succès, stoppé par la guerre de 1914. Les repopulateurs attribuent,
abusivement peut être, à ce mouvement la baisse de la natalité dans la France
d’avant guerre. Les procès se succèdent et Humbert est emprisonné en décembre
1912. Peu après, un projet d’amnistie pour les néo-malthusien est repoussé à la
chambre par 476 voix contre vingt voix socialistes[49], une
radicale et une conservatrice. Mais cette volonté de régénération n’est pas
exclusive aux néo-malthusiens. L’eugénisme a un grand succès dans les milieux
scientifiques avant 1914. Si les néo-malthusiens ne se mêlent que très peu à
ces eugénistes aux motivations parfois opposées aux leurs, ils n’hésitent
cependant pas à employer leurs arguments médicaux.
Le
Malthusien, qui s’occupe de
théorisation et de réflexion et qui aborde le côté philosophique du
néo-malthusianisme, se rapproche de ces eugénistes. En juillet 1912, le sous
titre originel, « Contre la pauvreté par la limitation des
naissances », devient « revue eugéniste » puis, en 1913,
« Revue néo-malthusienne et eugéniste ». Son individualisme
libertaire proclamé lui apporte bientôt la collaboration d’Émile Armand et de
Manuel Devaldes, ce qui améliore le niveau de la revue.
Mais après cette scission et son
retrait, Paul Robin est très abattu. Cette fois-ci, une nouvelle fois exclu de
son œuvre à 71 ans, il n’a plus la force de se battre. Il utilise un temps le Libertaire,
de Sébastien Faure, pour répondre à Albert Gros et Fernand Kolney[50],
puis abandonne. Il perd peu à peu l’usage de la vue et est opéré de la prostate
en 1909. Il vit en solitaire dans son logement de la rue Haxo, sort très peu et
est très affecté par la perte de ses moyens physiques et intellectuels. Il
s’intéresse au suicide de Paul et Laura Lafargue en 1911 et prépare son propre
suicide. Il distribue tout le matériel pédagogique qui lui reste de Cempuis,
ses livres, ses collections, ses outils, ses jeux scolaires scientifiques à
l’école Ferrer de Jean Wintsch, à la Ruche de Sébastien Faure et à l’Institut
départemental des sourds-muets à Asnières. Cet établissement , dirigé par un
certain Baguer, lui semble réunir toutes les conditions pour tenter l’éducation
intégrale : espace, matériel, ateliers, éducateurs de qualité. En 1912,
Robin visite la Ruche et y donne un cours de géométrie à sa façon, en découpant
dans du papier les figures dont il a besoin. L’imprimerie de Cempuis revient à
la Ruche. Les bénéfices de l’imprimerie atteindront un quart du budget de la
Ruche. Robin lègue à la CGT un exemplaire ancien et rare de l’édition originale
de l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Une fois qu’il a réglé toutes ses
affaires, il avale, le 31 août 1912, soit 18 ans après sa révocation de
Cempuis, plusieurs doses de chlorhydrate de morphine dissoutes dans l’alcool.
Esprit scientifique jusqu’au bout, il tente de noter les phases de
l’empoisonnement mais sombre vite dans le coma. Il meurt le lendemain matin, à
9h30, après qu’un médecin ait prolongé son agonie en voulant le réanimer[51]. Il
lègue son corps à la science et est incinéré au crématorium du Père Lachaise à
Paris le dimanche 15 septembre 1912.
[1] L’essentiel des éléments biographiques sont tirés de Christiane Demeulenaere-Douyère, Paul Robin (1837-1912), un militant de la liberté et du bonheur, Paris, 1994.
[2] Gabriel Giroud, Paul Robin, sa vie, ses idées, son action, Paris, 1937, cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. pp. 28-29.
[3] Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 35
[4] Maurice Dommanget, Paul Robin, Paris, 1951, p. 4.
[5] Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 51
[6] Pierre Galin (1786-1821) a inventé la méthode de « musique figurée » basée sur l’application des mathématiques à la musique, ce qui en fait une science logique. Aimé Paris (1798-1866) a propagé la méthode Galin et inventé une langue rythmique, dite « langue des durées » ainsi qu’une sténographie mélodique. Emile Chevé, ami d’enfance de Paul Robin à Brest a vulgarisé la méthode Galin-Paris et y a ajouté des exercices de rythme et d’intonation. Il a aussi créé un matériel topographique pour l’impression de la musique en chiffre. Ce matériel sera utilisé à Cempuis.
[7] Sur le rôle de Paul Robin dans le conflit entre Marx et Bakounine, voir Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. pp. 80-88 et pp. 102-113.
[8] Notons le goût de la provocation de Robin, qui donne à son fils un prénom allemand au lendemain de la défaite française contre l’Allemagne, lorsque prédomine en France l’esprit revanchard.
[9] Jean Baptiste Godin (1817-1888) est surtout connu pour avoir créé le poêle de chauffage en fonte qui porte son nom. Son familistère survivra jusqu’en 1968.
[10] Il faut remarquer que ce vœu fut respecté jusqu’en 1988, lorsque Jacques Chirac décide de louer gratuitement l’orphelinat Prévost pour une durée de 99 ans aux Orphelins apprentis, fondation catholique qui refuse la mixité.
[11] Gabriel Giroud, Cempuis. Education intégrale. Coéducation des sexes, Paris, 1900, p. 14.
[12] Charles Delon, Méthode intuitive. Exercices et travaux pour les enfants selon la méthode et les procédés de Pestalozzi et de Froebel, Paris, 1873. Johann Heinrich Pestalozzi (1746-1827) est un pédagogue suisse, héritier de Rousseau, qui veut favoriser le « développement naturel » de l’enfant. Friedrich Froebel (1782-1852), pédagogue allemand, a créé les premiers jardins d’enfants et appuie sa pédagogie sur le développement des capacités sensorielles grâce au jeu.
[13] Gabriel Giroud (1870-1945), à la mort de son père, en 1877, entre à l’orphelinat Prévost, avec son frère. En 1889, il fait l’école normale d’Auteuil. Il est nommé en Tunisie en 1891, surveillant et bibliothécaire au collège de Téboursouk, grâce à Ferdinand Buisson. Puis il enseigne à Cempuis de 1892 à 1894. Il épouse Lucie Robin en 1893. Il enseignera à Paris, dans le vingtième arrondissement jusqu’en octobre 1930. Il est l’un des leaders du néo-malthusianisme français et collabore à Régénération, Génération Consciente, le Malthusien, puis, après la guerre, à la Grande Réforme d’Eugène Humbert. Les journaux qu’il a tentés de lancer dans les années 1920, le Néo-malthusien et la Grande Question, ont été des échecs. Il utilise aussi les pseudonymes de G. Hardy ou C. Lyon.
[14] Gabriel Nissen, L’orphelinat de Cempuis. Notes d’un témoin oculaire, Bruxelles, 1894.
[15] Chiffres cités par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 188.
[16] Chiffres cités par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 184.
[17] Paul Robin, cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 207.
[18] Paul Robin, « Notes sur l’éducation » dans l’École rénovée n°1, 15 avril 1908, cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 254.
[19] Rapport Jost, cité par Nathalie Bremand, op. cit. p. 85.
[20] Cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 246.
[21] Bulletin de l’orphelinat Prévost n°6, 2ème série, mai août 1887.
[22] Aristide Rey (1834-1901), homme de lettre, fut membre de l’AIT et co-fondateur du groupe bakouniniste l’Alliance de la démocratie socialiste. Pendant la Commune de Paris, il dirige la Bibliothèque nationale avec Élie Reclus. Puis, il sera blanquiste et finalement républicain. Il est député de 1885 à 1889.
[23] Bulletin de l’orphelinat Prévost n°6, 2ème série, mai août 1887.
[24] Le cri du peuple du 9 et du 14 juin 1887.
[25] Manuel Devaldes, L’éducation et la liberté, 1900 dans Un en-dehors : Manuel Devaldès (1875-1956), Paris-Bruxelles, 1957. pp. 166-167.
[26] On note dans le Bulletin de l’orphelinat Prévost que Gabriel Giroud fut sergent major en 1886. Il s’agit de l’un des plus haut grade puisque c’est lui qui parle au nom des orphelins lors de l’accueil du préfet de l’Oise à Cempuis en 1886.
[27] Paul Robin, « De l’enseignement intégral » dans la Revue de philosophie positive, Tome V (3ème année), septembre octobre 1869, p. 276.
[28] Chiffres de Maurice Dommanget, Paul Robin, op. cit., p. 30.
[29] Les résultats au certificat d’étude augmentent constamment depuis 1880 et dépassent le taux de réussite moyen du département. En 1892, 23 élèves ont leur certificat, soit trois fois le pourcentage moyen d’après L’éducation intégrale, n°5 (4ème série), septembre octobre 1892.
[30] Cette propagande débouchera en 1893, a l’issu de la session normale de pédagogie pratique tenue à Gand, sur la création de l’Association universelle d’éducation intégrale, autour d’un « Manifeste aux partisans de l’éducation intégrale ». On retrouve dans cette association, basée à Bruxelles, Hector Denis, recteur de l’Université libre de Bruxelles et Alexis Sluys, ami de Cempuis, directeur de l’école normale de Bruxelles, fondateur en 1891 de l’orphelinat belge Dugardin sur le modèle de Cempuis.
[31] Cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 266.
[32] Cité par Maurice Dommanget, Paul Robin, op. cit. p. 35.
[33] D’après les témoignages recueillis par Christiane Demeulenaere-Douyère.
[34] La Ligue internationale d’éducation rationnelle de l’enfance créée par Ferrer s’inspire et se veut l’héritière de l’Association universelle d’éducation intégrale.
[35] Dans Rénovation n°6 (2ème série), du 15 septembre 1912, Nelly Roussel cite des éducateurs qui se seraient inspirés de Paul Robin : Francisco Ferrer, Isabelle Gatti de Gamond et son orphelinat rationaliste en Belgique, Fulpius et son École du dimanche en Suisse, Sébastien Faure et sa Ruche, Madeleine Vernet et son Avenir social.
[36] Gabriel Giroud, Paul Robin, op. cit., cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 339.
[37] Cité par Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 339.
[38] Marie Huot fit scandale ce jour là en déclarant : « … nous sommes nihiliste. […] Mais alors ? C’est la fin du monde ? Pour ma part, je n’y voit aucun inconvénient. » cité par Francis Ronsin, La grève des ventres. Propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité française (XIX-XX°), Paris, 1980, p. 44.
[39] Jeanne Humbert, Paul Robin, Paris, 1967, cité par Nathalie Bremand, op. cit., p. 22.
[40] Paul Robin précise qu’il refuse les termes malthusiens ou néo-malthusiens car la référence à Malthus reste la référence à de mauvaises solutions contre la surpopulation. Dr. E. Javal, Paul Robin, Controverse sur le néo-malthusianisme, Paris, 1905, (1ère édition 1897), p. 26. Cette position reste la sienne dans les premiers numéros de Régénération, mais il acceptera finalement cette référence à Malthus, qu’il finira même par défendre.
[41] Paul Robin, La vrai morale sexuelle. Le néo-malthusianisme, dans Régénération n°17, octobre 1902.
[42] Christiane Demeulenaere-Douyère, op. cit. p. 347.
[43] Régénération, numéro programme, décembre 1896.
[44] Robin prétend dans Régénération n°22 (2ème série), novembre 1906 que lors du scandale de Cempuis Buisson avait le projet de rendre sa place à Robin, mais qu’il ne l’a pas fait car il ne pouvait soutenir quelqu’un qui prêchait l’avortement dans des réunions publiques.
[45] Lucien Humbert sera un militant très important à Nancy. Il participera aux activités de la Libre pensée, de la Ligue des droits de l’homme, de la CGT et sera secrétaire de la maison du peuple de Nancy et de l’union départementale des syndicats ouvriers de Meurthe et Moselle. Son enterrement, en 1935, aurait été suivi par près de 50 000 personnes, dont Léon Jouhaux.
[46] D’après Gabriel Giroud, cité par Jeanne Humbert, Deux grandes figures du mouvement pacifiste libertaire et néo-malthusien : Eugène Humbert et Sébastien Faure, dans Voie de la paix, numéro spécial, 1970.
[47] Paul Robin, cité par Jeanne Humbert, Eugène Humbert, vie et œuvre d’un néo-malthusien, Paris, 1947, p. 55.
[48] Régénération n°12, mai 1902.
[49] Parmi ces 20 voix, il faut noter celles du Dr. Adrien Meslier, d’Albert Thomas, de Victor Dejeante, de Marcel Sembat, d’Albert Willm et d’Édouard Vaillant.
[50] Kolney accuse Robin, dans le Malthusien n°5, avril 1909, d’avoir « établi la tangence entre les gamins de 14 ans et les fillettes de 12 ». Il prétend aussi que le gouvernement avait raison dans l’affaire de Cempuis. Il faut noter qu’en novembre 1910 ce journal continue, dans son n°24, à accuser Robin de pédophilie.
[51] Lettre de Gabriel Giroud publiée dans Génération consciente n°56, novembre 1912.
Texte provenant de ces pages :
http://mapage.noos.fr/renaudviolet/prem.htm et http://mapage.noos.fr/renaudviolet/chap1.htm
mémoire de Maîtrise en Histoire
Contemporaine soutenu en octobre 2002,
à l'Université Marc Bloch
( Strasbourg II ).
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