Depuis que, grâce à la technique, l'homme est passé de l'australopithèque à l'homo habilis, il a réussi à sortir d'une « aliénation naturelle ». Alors que la technique a été un outil d'émancipation, depuis le début de l'ère industrielle, et plus encore depuis l'essor de la physique nucléaire et des biotechnologies, la technique induit à son tour sa propre aliénation.
En fait, la technique est ambivalente, c'est-à-dire qu'elle est à la fois bonne et mauvaise. Mais attention, comprenons bien ce que nous entendons par là. Je ne dis pas que la technique dépend de l'usage que nous en faisons, mais que, par essence, la technique comporte de manière inséparable des effets positifs et des effets négatifs. L'exemple bien connu est celui du train : tout en permettant de transporter plus facilement, plus loin et plus rapidement, des personnes et des objets (le côté positif, quoique discutable dans ses conséquences), nous avons les déraillements. Précisons que la technique ne se limite pas aux seuls objets techniques mais aussi à des méthodes et des modes de fonctionnement dont le seul but est l'efficacité.
Aveuglés par les petits avantages qu'elle nous apporte, nous ne voyons pas toujours les conséquences, directes ou indirectes, de la technique. Par exemple, l'usage de l'automobile est étroitement lié à la course aux pétroles (et donc les guerres du Golfe, le maintien aux pouvoir de certaines dictatures, etc.), au fordisme (travail à la chaîne, les trois-huit, la robotisation, etc.), à la pollution (gaz d'échappement, construction d'autoroutes, bruit, etc.) et enfin aux accidents. Nous ne pouvons avoir l'automobile sans ces inconvénients. Nous devons donc nous poser la question du bienfait de certaines techniques.
Mais au-delà de ces conséquences, la technique pose d'autres problèmes. En effet, comme l'explique Jacques Ellul, dans la Technique ou l'enjeu du siècle, la technique ne cesse de s'auto-accroître:
« Les techniques se combinent entre elles et, plus il y a de données techniques à combiner, plus il y a de combinaisons possibles. Ainsi, presque sans volonté délibérée, par la simple combinaison de données nouvelles, il y a des découvertes incessantes dans tous les domaines et, bien plus, des champs entiers, jusqu'alors inconnus, souvent s'ouvrent à la technique parce que plusieurs courants se rencontrent. »
Or, une. fois découvertes, ces nouvelles techniques vont, à court ou à long terme, être utilisées, du moins essayées, même si elles comportent plus d'inconvénients que d'avantages. Malheureuse ent, il n'est pas possible d'oublier ces « ma aises » techniques, encore moins lorsque, c e pour le nucléaire, elles ont été déployées à grande échelle.
Un autre travers est la croyance que l'on peut résoudre tout problème engendré par la technique par une nouvelle technique. Or, comme toute technique, elle engendrera à son tour de nouveaux inconvénients! Cette fuite en avant ne fait qu'accélérer la spirale infernale de la croissance. Comme souvent, au lieu de s'attaquer à la racine du problème, le système technicien, nous ne nous attaquons uniquement qu'à ses conséquences les plus visibles.
La technique induit également du pouvoir. Effectivement, à partir d'une certaine sophistication, la technique ne peut exister sans spécialistes et experts ayant fait de longues études et recherches afin d'appréhender des concepts abstraits, des phénomènes complexes ou même d'autres techniques avancées. C'est le cas par exemple de la physique relativiste, de la génétique, etc. Être spécialiste, en tant que tel, c'est-à-dire avoir des connaissances approfondies dans un domaine, ne pose pas de problèmes. Par contre, lorsque l'expert devient la seule personne compétente, la seule personne qui comprend, du moins en partie, le sujet, l'expert devient alors celui qui décide: il a un pouvoir sur les autres (Bakounine, à son époque, avait déjà souligné les dangers de la relation entre le pouvoir et la science).
Et, là, l'autogestion en prend un coup! Bien sûr, dans une optique libertaire, nous devons construire une société dont les structures minimisent le rôle des experts. Ce ne sont pas eux qui décideront autoritairement, mais les choix que la population fera seront tout de même aiguillés par ce que les spécialistes auront expliqué. Il faut aussi en finir avec le mythe de la neutralité des experts: un expert n'a d'importance que lorsque la technique qu'il connaît est utilisée. Son rôle dans la société est donc inextricablement liée à l'importance de la technique qu'il maîtrise.
Pourquoi, alors, ne pas supprimer rôle des experts? Tout simplement parce qu'on ne peut revenir en arrière. Certaines techniques ont été développées, et nous devons vivre avec. Le cas du nucléaire est l'exemple le plus flagrant: nous avons produit des déchets radioactifs, et il va bien falloir les gérer. Et, pour cela, il faudra bien avoir encore des experts de physique nucléaire afin de minimiser les risques. Bien évidemment, ce ne sera pas à ces experts de prendre les décisions, et la première décision à prendre en la matière, préalable à toutes réflexions sur la gestion de ces déchets, est l'arrêt immédiat du nucléaire.
Pour minimiser le rôle des experts, outre des structures antiautoritaires et autogestionnaires, nécessaires mais insuffisantes, nous devons rendre possible pour tous l'apprentissage des sciences et des techniques. Cela est également insuffisant et insatisfaisant. En effet, que faire des gens qui ne veulent ou ne peuvent s'adapter aux nouvelles technologies? Doit-on les exclure du débat sous prétexte d"ignorance? Doit-on prendre en compte leur avis, même si cela risque d'entraîner des catastrophes? Je pense qu'il faut surtout retourner vers des techniques plus abordables, compréhensibles par le plus grand nombre.
Nous arrivons là à un autre point clé de la critique de la technique: la perte d'autonomie. Cela peut sembler contradictoire, alors que la technique a toujours été développée dans le but d'échapper à des aliénations que nous « impose » la nature, donc dans le but de nous rendre plus autonome. La complexification sans cesse croissante des techniques nous a fait perdre notre lien à notre environnement.
Nous ne l'abordons plus que sous une vision technicienne: les distances par la vitesse des véhicules, la communication par les téléphones ou l'informatique, la production par les machines, l'énergie par le pétrole ou le nucléaire. Que ces techniques tombent en panne, et nous voilà désemparés. Cette complexité devient alors une aliénation.
Bien d'autres points seraient à aborder ici, comme par exemple les liens entre la technique, l'État et le capitalisme, ou même (uniformisation des sociétés, mais je préfère vous renvoyer aux ouvrages de Jacques Ellul, d'Ivan Illich et de Cornélius Castoriadis pour approfondir cette introduction à une réflexion sur la technique.
On ne peut parler de la technique sans parler du progrès et surtout de l'idéologie du progrès. Mettons les choses au clair tout de suite. Lorsque l'on abordé ce sujet, on est vite considéré comme réactionnaire et obscurantiste. Je n'ai rien contre des progrès (quoiqu'il faut voir au cas par cas), mais je milite contre « le progrès » qui, lui, est une idéologie totalitaire qui, en nous faisant croire qu'il nous aide à nous émanciper, ne fait que nous rendre de plus en plus dépendant des technologies et des experts et nous enlève toute autonomie.
Être contre l'idéologie du progrès, c'est donc refuser la logique, ou plutôt la croyance, que toute innovation apporte un plus, qu'il y a une marche irrésistible vers un avenir meilleur. Des livres tels que 1984, le Meilleur des mondes ou Frankenstein, montrent bien ce que peut donner le progrès. Lutter contre cette idéologie, ce n'est pas lutter contre toutes les techniques, contre tous les progrès. C'est principalement lutter contre une logique totalitarisante, même si, dans les faits, cela se fait en luttant contre certaines techniques (OGM, nucléaire, etc.) qui ont plus d'effets négatifs que positifs.
Ce n'est pas forcément réactionnaire d'être contre certaines choses, ou bien 11 faut redéfinir ce mot. Être contre les OGM, contre la pollution croissante, contre des armes de plus en plus meurtrières, contre... est-ce réactionnaire? Si c'est être contre des nouveautés ou des progrès que l'on juge absurdes, dangereux ou totalitaires, alors, oui, sans hésitation, je le suis. Personnellement, j'en ai une tout autre définition: refuser tout changement (pas forcément, voire rarement technique, mais plutôt politique, social) qui va à l'encontre de (intérêt des dominants. Là, bien évidement, je ne pense pas y être.
De même, peut-on parler d'obscurantisme lorsqu'on essaie de comprendre les implications de la science et des techniques dans notre vie quotidienne. Lorsqu'on refuse, voire critique, les techniques qui ont tendance à nous transformer en automate, à nous ôter toute autonomie et nous rendre dépendants (d'autres techniques, de personnes, etc.), lorsqu'on choisit consciemment quelles sont les techniques que nous souhaitons utiliser?
Pour moi, l'obscurantiste, ce serait celui qui refuse toutes les techniques sans comprendre les raisons de son choix (mais est-ce un choix à ce moment-là?) et surtout qui tente de les interdire de manière autoritaire. Le scientisme serait aussi pour moi une sorte d'obscurantisme scientifique qui, au contraire, accepte toutes « avancées » sans réfléchir à leurs conséquences et qui tente de les imposer.
Comme on le voit, il importe plus de lutter contre l'idéologie du progrès que contre la technique, qui n'est que la somme de toutes les techniques existantes.
Il reste néanmoins primordial de réfléchir et de se positionner par rapport aux différentes techniques: quelles techniques voulons-nous ou ,quelles techniques sont compatibles avec nos idéaux antiautoritaires et autogestionnaires?
Cela implique de lutter, voire d'abandonner certaines de ces techniques aliénantes et néfastes et de retrouver et renouer avec d'anciennes techniques soucieuses de l'homme et de son environnement, ce qu'Ivan Illich appelait des outils conviviaux
« L'outil est convivial dans la mesure où chacun peut l'utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu'il le désire, à des fins qu'il détermine lui-même. »
Laissons donc le mot de la fin à Illich:
« La solution de la crise exige une radicale volte-face: ce n'est qu'en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l'homme à l'outil que nous pourrons nous donner des outils justes.
L'outil juste répond à trois exigences: il est générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel. L'homme a besoin d'un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place.
Il a besoin d'une technologie qui tire le meilleur parti de l'énergie et de l'imagination personnelle, non d'une technologie qui l'asservisse et le programme. »
Gijomo
Le Monde libertaire #1402 du 9 au 15 juin 2005
à 22:13