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Reclus et le néo-malthusianisme
Dans le concert de louanges sur l’intelligence exceptionnelle d’Élisée Reclus, il m’a semblé utile d’apporter un bémol, car nul n’est parfait et Reclus ne peut évidemment pas échapper à cette règle.
Un domaine où il a commis une erreur de jugement ou d’appréciation est le natalisme, à travers l’estimation des ressources alimentaires que la terre peut ou pourrait produire, en effet il écrit à Heath en 1884 : « Nous voulons étendre la solidarité à tous les hommes, en sachant d’une manière positive, grâce à la géographie et à la statistique, que les ressources de la Terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas justifiée par l’observation. C’est au nom de la science que nous pouvons dire au savant Malthus qu’il s’est trompé. Notre travail de tous les jours multiplie les pains et tous seront rassasiés. »


Aujourd’hui, un siècle après sa mort, la Terre porte plus de six milliards d’individus , dont les deux tiers sont plus ou moins sous-alimentés… et demain si cette croissance se poursuit, les craintes des néo-malthusiens deviendront des drames réels.
On peut comprendre le goût personnel de Reclus pour les grandes familles, comme la sienne, dans laquelle il a été heureux, bien que vivant chichement. Ces familles nombreuses n’étaient pas rares au XIXe siècle, les parents Reclus ont engendré treize enfants dont deux sont morts en bas âge et une à vingt ans… Restent dix enfants arrivés à l’âge adulte. En partant des deux parents, à la deuxième génération il y a donc dix individus, à la troisième plus de quarante, et aujourd’hui probablement une centaine, voire plus car le dispersion de la famille rend difficile son dénombrement exact.
Dans la même période, heureusement ou malheureusement, la mortalité infantile, la malnutrition, les épidémies et les guerres ont contrarié cette expansion galopante. Car en multipliant par cinquante la population française du milieu du XIXe siècle, soit environ 35 millions, nous serions maintenant arrivés au chiffre ahurissant de près de deux milliards d’habitants en France, alors que nous n’avons fait que doubler, ce qui est déjà beaucoup en un siècle et demi.
Quels ont été les impacts des campagnes de limitation des naissances et des outils anticonceptionnels rendus disponibles en masse, il y a moins de trente ans ? Par ailleurs, l’élévation du niveau de vie et d’instruction a-t-il joué de manière importante dans cette limitation ? En parallèle, les politiques natalistes de la droite comme de la gauche , et surtout des religions ont-elles favorisé ce doublement de population ?
Les outils anticonceptionnels ont toujours existé, même dans les populations primitives à l’aide de plantes ou d’instruments mécaniques. Avec le modernisme, le choix est vaste, du préservatif à la pilule du lendemain, mais je voudrais rappeler qu’il est un moyen radical de ne pas procréer sans aucune conséquence sur la santé et d’une grande simplicité de mise en œuvre, c’est la vasectomie. Cette stérilisation masculine, pratiquée depuis la première moitié du XXe siècle, a beaucoup de mal à se répandre en dehors du mouvement anarchiste. C’est vrai que les premiers propagandistes en sont issus, notamment Bartosek puis Lapeyre et Prévôtel dont les procès successifs auraient dû assurer la publicité de ce type de contraception, mais il y a encore beaucoup de réticences face à ce moyen définitif. Au début des années 70, après mon opération, j’avais envisagé d’en faire la publicité à mon tour et je me suis heurté à deux oppositions, d’une part les copains qui défendaient leur intégrité physique (sic), peut-être craignaient-ils une éventuelle perte de virilité, et d’autre part les copines qui situaient la procréation dans leurs prérogatives exclusives.
Le mouvement néo-malthusien a eu beaucoup de difficultés à s’affirmer dans les différents courants anarchistes et il faut saluer particulièrement Paul Robin et Eugène Humbert pour leur opiniâtreté, car les oppositions à leur thèse étaient nombreuses, émanant de personnalités de premier plan comme Kropotkine qui déclare à l’encontre de Paul Robin : « Tu entraves la Révolution », comme James Guillaume : « Tu ridiculises l’émancipation du travail », et aussi Élisée Reclus qui refusait d’insérer ses articles néo-malthusiens sous prétexte que c’était là une question privée et que, du point de vue général, la limitation des naissances n’était qu’une « grande mystification. »
Il faut aujourd’hui constater que la natalité est en légère baisse et que l’accroissement de la population en France est due à deux causes distinctes, d’une part l’allongement de la durée de la vie et d’autre part l’immigration. Les progrès médicaux qu’on ne peut pas rejeter, sauf à contester l’acharnement thérapeutique, ont permis de pratiquement doubler l’espérance de vie en un siècle et demi, ce qui ne va pas sans conséquences sur la pyramide des âges ni sur l’économie. Lorsque les premières retraites ouvrières ont été expérimentées, notamment dans les coopératives, au début du XXe siècle, puis généralisées vers le milieu, leur assise financière était garantie par un calcul de probabilité de décès dans les cinq ans suivant la cessation d’activité professionnelle. Les progrès thérapeutiques ont porté cette probabilité entre quinze et vingt ans, selon les sexes. Ce qui revient à faire supporter les revenus d’un plus grand nombre de retraités, pendant plus longtemps, à un nombre plus restreint d’actifs. Et c’est là que réside le problème de la décroissance, si elle est possible, puisqu’on voit que la croissance infinie de la population est impossible sans catastrophe majeure. Une stabilisation serait finalement préférable à une décroissance, ou alors très lente, car ses effets pervers seraient les mêmes et peut-être pire que la croissance échevelée à laquelle on assiste. Mais on est encore loin d’atteindre cet objectif qui devrait être universel pour être efficace. Une baisse de la natalité dans le cadre d’une croissance économique, entraîne systématiquement une hausse de l’immigration (appel de main-d’œuvre), puisqu’on vit dans un système capitaliste pour un certain temps encore. En cela, je ne porte pas de jugement idéologique et je sais que la France et l’Europe ont toujours reçu des émigrants, avec plus ou moins d’élégance. Ces migrants provenaient pour la plupart de pays et de milieux déshérités et ignoraient totalement la contraception, mais en s’intégrant, dès la deuxième génération, ils cessaient de procréer comme des lapins. Ajoutez à cela le fait religieux, quel qu’il soit, qui considère chaque naissance comme un bienfait des dieux…
Une brochure récente de Jean-Pierre Tertrais qui traite de la décroissance, consacre une quarantaine de pages à faire la critique du capitalisme, c’est bien mais un peu redondant, quatre pages au problème démographique et seulement une page au néo-malthusianisme… On l’a lu mieux inspiré ! En revanche, dans l’Encyclopédie anarchiste , ce n’est pas moins de dix pages grand format qui traitent du sujet. On peut seulement regretter que la démonstration s’appuie presque totalement sur le problème alimentaire soulevé par la surpopulation, la difficulté à mettre en œuvre une agriculture intensive par manque d’engrais, en cela elle est obsolète. Mais maintenant que tout le monde ou presque, en Occident, rejette ce type d’agriculture, la démonstration redevient pertinente.
Une décroissance économique est impossible sans décroissance démographique, car comment refuser le bien-être aux milliards d’individus qui n’y ont pas eu accès, quant à ceux qui en ont profité, il va falloir leur expliquer, mais bien et longtemps, que maintenant ce sera tintin ! L’inversion de la tendance ne pourra être que progressif en ne quittant pas des yeux la pyramide des âges. Agir en profondeur en aidant les associations existantes comme le Planning familial, ici et ailleurs, revendiquer le transfert des subventions allouées aux établissements et aux constructions d’édifices religieux vers une politique de limitation des naissances, et surtout commencer par balayer devant sa porte, ce qui veut dire stigmatiser les camarades qui procréent plus que de besoin.
Car le besoin de procréer existe, surtout chez la femme, on a pu constater que la libération des mœurs d’après 68 a réduit considérablement le nombre des naissances dans le mouvement libertaire, mais on s’aperçoit que vingt ans plus tard, passé la quarantaine, le désir d’enfants revenait et nombreuses ont été celles qui sont passées à l’acte, ce qui est très risqué pour la santé physique et mentale de l’enfant.
Il est déplorable que l’espèce humaine soit dénaturée au point de ne pas contrôler sa démographie, ce que font très bien les animaux. Les expériences de Laborit sur les rats en témoignent, dans un milieu confiné où les aliments sont rares, ils ne se reproduisent quasiment plus.
En conclusion, la situation est catastrophique… mais pas forcément désespérée, et c’est vraiment dommage qu’un esprit aussi lucide qu’Élisée Reclus n’ait pas pris la mesure de ce problème déjà flagrant en son siècle.

Gilbert Roth

texte publié par le CIRA en janvier 2005

Ecrit par libertad, à 17:11 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Fabrice Dant
10-09-05
à 21:55

Pro-Malthusien?

A vrai dire, je trouve qu'il est regrettable et inutile de s'inquiéter des chiffres démographiques et d'avoir peur des statistiques. Il est même aliénant d'avoir à penser que nous devrions mener des actions politiques et autoritaires pour réguler le taux de natalité.
Peu importe combien nous sommes, mais nous devons essayer de vivre tous en partage. Ce qui compte avant tout, c'est d'aider toute personne à s'émanciper. Cela passe par une longue période à s'ennuyer et cogiter sur les bancs de l'école. La scolarité est nécessaire à l'éveil de tous. Or toute quête de réalisation de soi met de côté les impératifs procréateurs pour un certain temps. Les personnes ayant suivi de longues études sont plus enclines à choisir le moment propice pour enfanter.
Bon, si on aime les calculs, on pourrait alors estimer qu'il existe une sorte de fourchette des âges (entre 25 et 40 ans, disons approximativement) qui, forcément, bornerait le taux de natalité par couple (ou par femme). Quoi qu'il en soit, il m'apparaît affreusement peu anarchiste d'avoir cette vision malthusienne où on voit la Terre de haut, surpeuplée et apocalyptique, avec comme remède efficace contre "la prolifération des lapins" (comme quoi, les lapins ne font pas comme les rats de laboratoire, ou du moins, la famine se charge de dépeupler les masses vivantes) la régulation autoritaire et quasi-fasciste.
Moi, si jamais je vois que dans l'avenir il y a surpopulation et que cela affecte l'économie mondiale, je ne me dirais pas que c'est à cause du fait que l'on a mal régulé la natalité, mais c'est parce que cette forte natalité exprime le fait qu'on n'a pas su, ici, montrer plus de bonne volonté à partager le fruit de nos richesses avec tout le monde, surtout en matière de savoirs et de connaissances. Les riches ont du temps à se consacrer, individuellement, et font peu d'enfants. Il ne faut pas se tromper d'objectif. Nous cherchons la liberté... l'émancipation de l'esprit. Acceptons les autres vies telles qu'elles viennent, n'essayons rien contre cela. Prenez plutôt ces vies avec leurs désirs de liberté, de se libérer des carcans de l'autorité, des conformismes, de la sexualité, de l'argent etc...
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