Lu sur RA Forum : "Il peut paraître au premier abord curieux de parler d’un Proudhon pragmatiste dans la mesure où le pragmatisme, comme courant de la philosophie américaine [1], est postérieur [2] à cet auteur [3]. Le pragmatisme philosophique accorde, de manière générale, à l’action une place centrale. Il en fait, entre autres, le critère d’évaluation des énoncés cognitifs.
Néanmoins, un certain nombre de commentateurs de Proudhon ont remarqué que celui-ci pouvait apparaître comme un précurseur du pragmatisme. Ce fut le cas en particulier de G.Gurvitch et de J.Bancal [4] . Cependant, ces auteurs ont principalement insisté sur ce que J.Bancal a appelé « le pragmatisme travailliste » de Proudhon. Si le père de l’anarchisme « arrive le premier à une position qui recevra ensuite le nom de pragmatisme [5] », ce serait pour sa conception du rapport entre travail et idée. C’est, en effet, dans le travail comme action que les idées ont leurs sources pour Proudhon.
- Si les idées sont des produits de l’action, quelle conséquence cela a-t-il ?
Nous voudrions pour notre part montrer, à travers cette petite étude, que les motifs pragmatistes dans l’œuvre de Proudhon ne se limitent pas à la question du travail. Si c’est dans la sixième étude sur le travail, dans De la Justice, que l’on trouve l’exposé le plus complet de son pragmatisme travailliste, c’est aussi, en partie, dans cet ouvrage que Proudhon développe un certain nombre d’autres thèmes dans une perspective que l’on pourrait qualifier là aussi de pragmatiste. Mettre en œuvre ce type de lecture de Proudhon, c’est s’interroger sur la question de l’articulation entre théorie et pratique. Si les idées sont des produits de l’action, quelle conséquence cela a-t-il, dans le cadre d’une théorie de la transformation sociale et de l’action collective révolutionnaire, sur l’articulation entre conditions économiques et action politique ? Les conditions économiques déterminent-t-elles l’action révolutionnaire ? Celle-ci doit-elle être pensée sur le modèle de l’insurrection ? Est-elle organisée par une avant-garde ? Les pratiques discursives et juridiques sont-elles déterminées par les pratiques économiques ?
Le pragmatisme philosophique de Proudhon fait de l’action, conçue à la fois comme matérielle et intelligente, une notion centrale de sa théorie politique qui lui permet de penser de manière originale l’articulation de l’économique et du politique.
L’enjeu d’une telle analyse est d’essayer de montrer en quoi l’œuvre de Proudhon nous donne des éléments pour penser un renouvellement de l’action politique contestataire contemporaine qui puisse être une alternative au marxisme-léniniste. En effet, le regain d’intérêt pour l’œuvre de cet auteur et pour le pragmatisme philosophique nous semble se rejoindrent dans les instruments théoriques que ces philosophies proposent.
Une conception pragmatiste de la philosophie
Dès la première étude de De la Justice (1858), Proudhon en annonçant son programme, donne de sa conception de la philosophie une théorie pragmatiste. « La philosophie doit être essentiellement pratique [6] La philosophie pour Proudhon n’a pas une fonction purement spéculative. Or si elle n’est pas de l’ordre de la pure spéculation théorique, c’est qu’elle ne suppose pas, contrairement à ce que laisse entendre la tradition platonicienne, une rupture avec le sens commun. Au contraire, si la philosophie recherche la raison des choses, cette raison est la raison commune. En opposant à la tradition philosophique, une conception de la philosophie en continuité avec le sens commun, il s’agit de défendre une théorie démocratique, ce que Proudhon appelle la « tendance démocratique [7] » de la philosophie.
Ce rapport entre la philosophie et la démocratie constitue un thème que l’on peut qualifier de pragmatiste. En effet, on trouve, chez Dewey en particulier, une conception qui relie la philosophie pragmatiste à la démocratie. Dewey montre, dans Reconstruction en philosophie, que la mise en place d’une méthode pragmatiste en science et en philosophie a joué un rôle dans le surgissement de poussées démocratiques révolutionnaires. En effet, la méthode pragmatiste en remettant en question la méthode autoritaire en science s’oppose à l’organisation autoritaire de la société.
Le second point que souligne Proudhon est que la philosophie, selon sa conception, nie toute transcendance. Elle repose sur une méthode empiriste. C’est de l’observation que part la philosophie. Là aussi, il s’agit d’un point commun avec la philosophie pragmatiste puisque pour Dewey, il s’agit de partir de l’expérience, et que pour James, le pragmatisme est un empirisme radical. Pour les philosophes pragmatistes classiques, c’est l’expérience qui permet de trancher les interminables querelles métaphysiques.
Mais ce en quoi la conception de la philosophie de Proudhon est indéniablement pragmatiste, c’est que pour lui « la philosophie est essentiellement utilitaire [8] » . En effet, si la philosophie est en continuité avec le sens commun, elle ne peut être en rupture avec les préoccupations de l’immense majorité des hommes, la philosophie ne saurait être une activité élitiste réservée à une classe d’aristocrate. Pour Proudhon, comme pour Dewey, la mise en place d’une méthode philosophique pratique et empirique, c’est à dire en un mot pragmatiste, conduit à la remise en cause de la conception de la philosophie héritée des grecs qui en faisait un loisir spéculatif. La philosophie devient de ce fait une activité démocratique.
Un pragmatisme travailliste
La thèse selon laquelle Proudhon élabore un pragmatisme travailliste a déjà été nettement mise en évidence par les commentateurs de Proudhon comme nous l’avons souligné.
Ainsi, J.Bancal écrit-il « le pragmatisme trouve historiquement dans la pensée du grand socialiste sa première formulation […] Benès, dans sa morale de Proudhon, voit en lui l’initiateur de ce courant philosophique […] et G.Pirou, comme G.Gurvitch [9] » .
Et c’est certainement G.Gurvitch [10]
qui a donné sur ce point les commentaires les plus développés dans son Proudhon et dans Les fondateurs français de la sociologie contemporaine. A ce propos, Gurvitch écrit
« or le travail qui est à la fois collectif et individuel est bien plus que la force collective. Il est effort et action, il est le producteur total, aussi bien des forces collectives que de la mentalité, des idées et des valeurs […] Le travail produit non seulement les forces et les valeurs économiques, mais l’homme, les groupes, les sociétés et les idées, y compris celle de justice. En conclusion, c’est la « société en acte » dans la totalité qui se produit elle-même par le travail […] Ainsi le pragmatisme, à certain de ses tournants, devient chez Proudhon, un instrumentalisme, comme chez le philosophe américain Dewey [11] ».
Il semble que la première expression du pragmatisme travailliste que l’on trouve chez Proudhon figure dans De la création de l’ordre dans l’humanité (1843) selon J.Bancal. Proudhon y définit en effet le travail comme « Action intelligente de l’homme sur la matière, dans le but prévu de satisfaction personnelle [12] » . Le travail est donc définit comme une action. Celle-ci effectuée par l’homme, par le biais d’un instrument matériel, fait appelle à l’intelligence.
Cette action à la particularité, en outre, de mettre en jeu, dans le cadre de la division du travail, une force collective. Le concept de « force collective » que Proudhon emprunt selon ses dires au Marquis G.Garnier, il l’avait déjà mis en valeur dans Qu’est ce que la propriété ? (1840) :
« le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée [13] ».
La force collective n’est pas la simple somme des forces individuelles. Ce que produit la division du travail n’est pas une simple accélération d’un travail qu’un seul individu pourrait produire, mais elle suppose des compétences et des talents divers qu’un seul homme ne pourrait réunir. Les talents singuliers même sont en grande partie le produit de la solidarité et de la force collective de la société.
D’une manière semblable, Dewey reproche à l’individualisme libéral de justifier l’appropriation par une minorité de l’intelligence collective [14] . Ce que Dewey appelle l’intelligence désigne « de formidables méthodes d’observation, d’expérimentation, de réflexion et de raisonnement qui sont en constante évolution [15] » . Or l’intelligence n’est pas individuelle, pour lui, car l’esprit est une production sociale.
Mais l’exposé le plus complet du pragmatisme travailliste de Proudhon se trouve dans la sixième étude de De la justice consacrée au travail. Proudhon commence par montrer que « l’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. [16] »
Le pragmatisme philosophique de Proudhon le conduit à considérer que toutes les idées, y compris métaphysiques, ont leur source dans l’action. Par conséquent, l’idée même de justice est un produit de l’action. Le pragmatisme de Proudhon lui permet de dépasser l’opposition entre idéalisme et matérialisme. L’action est à la fois matérielle et intelligente. C’est par exemple dans la réciprocité des échanges que se détermine la Justice. Les échanges économiques aussi bien que les échanges d’idées sont des actions. Les échanges d’idées ne sont pas des illusions qui pourraient être expliqués par une réduction à la sphère économique, mais les deux types d’échanges sont des actions réelles qui ont leurs conditions de possibilité dans la matrice des actions proprement humaines à savoir le travail. Proudhon n’oppose pas, contrairement à Marx, matérialisme et idéalisme, mais spéculation et action.
Dans l’action même des animaux se trouve une pensée. Le pragmatisme travailliste de Proudhon est un naturalisme continuiste. L’intelligence humaine qui se fait jour dans le travail n’est que le produit naturel de l’évolution de l’instinct. « Le propre de l’instinct forme première de la pensée est de contempler les choses synthétiquement, le propre de l’intelligence, de les considérer analytiquement. En d’autres termes, l’instinct ayant acquis la puissance de se contempler lui-même […] constitue l’intelligence » [17] La même continuité anime les productions du travailleur manuel et celle du travailleur intellectuel. C’est à partir de l’outil que l’instinct animal s’est transformé en intelligence et l’action en travail.
Cette distinction entre instinct et intelligence n’est pas sans amener à se demander si Bergson, qui dans L’évolution créatrice procède à une analyse fort semblable et qui fut proche de la philosophie pragmatiste de W.James, n’a pas lu ce texte de Proudhon.
Proudhon ajoute que le génie de l’homme « n’est point spécialiste, il est universel » [18] , ce qui différencie l’homme de l’animal, pour lui, est donc ce que Rousseau avait appelé la perfectibilité.
Mais non seulement l’idée est un produit de l’action, mais elle doit y retourner. Ce qui signifie que le travail et la technique doivent être informés par le savoir théorique et la recherche scientifique. Proudhon, comme Dewey, accorde une place importante à la réflexion sur l’éducation. Il refuse la séparation entre spéculation intellectuelle et travail manuel. L’éducation doit être « une éducation tout à la fois des organes et de l’entendement » [19] . Ce qui signifie que, pour Proudhon, le travail manuel suppose l’acquisition préalable d’une connaissance théorique poussée. En ce sens, la formation du polytechnicien est pour lui le modèle qui correspond le plus à sa théorie pragmatiste.
La raison publique
Autre concept pragmatiste que l’on trouve chez Proudhon, c’est celui de « raison publique ». Ce concept apparaît comme particulièrement développé dans la septième étude de De la Justice consacrée aux « Idées ».
La raison publique [20] apparaît chez Proudhon comme le concept qui permet d’éliminer dans la philosophie la notion d’absolu. Il s’agit d’une approche que l’on peut qualifier de pragmatiste dans la mesure où c’est à partir d’une procédure d’argumentation collective qu’il est possible d’échapper à l’idée de fondement absolu. « Maintenant il s’agit de donner à cet être collectif dont nous avons démontré la puissance et la réalité, une intelligence, c’est à quoi nous parviendrons par une dernière élimination de l’absolu dont l’effet sera de créer la raison publique » [21] .
L’intersubjectivité communicationnelle, « l’agir communicationnel », ou ce que Proudhon appelle « la raison collective ou publique » devient, comme chez Habermas, le moyen d’échapper à l’absolu de la conscience monologique. Cela est rendu possible par la création d’un véritable espace public. « La chose n’est cependant pas difficile : c’est ce que l’on nomme vulgairement liberté des opinions ou liberté de la presse » [22]. C’est par l’opposition des opinions les unes aux autres qu’il est possible d’échapper à l’absolu. En effet, chaque opinion individuelle tend à se donner comme absolue. C’est par la contradiction des opinions qu’il est possible de parvenir à la connaissance de la réalité. Proudhon développe donc une conception intersubjective et réaliste de la vérité qui le rapprocherait donc davantage dans les débats contemporains d’Habermas ou de Putnam que de Rorty. La philosophie de Proudhon apparaît donc comme fondamentalement anti-cartésienne puisqu’il s’agit d’échapper à l’absolutisme de la conscience individuelle par la confrontation des opinions. En effet, pour Proudhon, comme pour Pierce [23] , l’homme est d’emblée un être social : « l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec ses semblables » [24]
La raison publique se constitue, comme la force collective, à partir « du groupe travailleur ». La raison trouve donc sa condition de possibilité pour Proudhon dans son pragmatisme travailliste. Car c’est en effet comme nous l’avons vu du travail, c’est à dire de l’action, que naît la raison. Non seulement la raison n’est pas constituante, mais constituée, mais elle est, en outre, constituée par l’action matérielle des hommes. La raison publique de Proudhon n’est pas ainsi sans rappeler la notion d’« intelligence collective » [25] de Dewey qui présuppose, elle aussi, une théorie du public [26] . En effet, pour Proudhon, la raison publique suppose comme la formation d’un public : « toute réunion d’hommes, en un mot, formée pour la discussion des idées et la recherche du droit ».
Certes, la raison publique transcende les raisons individuelles : « elle arrivera à des idées synthétiques très souvent même inverses des conclusions du moi individuel » [27] . Mais elle ne peut s’établir sans ces raisons individuelles qu’elle présuppose :
« l’impersonnalité de la raison publique suppose comme principe la plus grande contradiction pour organe, la plus grande multiplicité possible » [28].
Le contraire même de la raison publique serait l’absence de contradiction :
« sans une controverse publique libre et universelle, ardente allant même jusqu’à la provocation, point de raison publique, point d’esprit public » [29].
Le contraire de cet esprit public est l’esprit religieux, reposant sur l’argument d’autorité, dans lequel la raison absolutiste triomphe au détriment de la raison publique.
Le refus de l’argument de la majorité conduit Proudhon à établir une théorie procédurale permettant de déterminer la vérité et la justice :
« 1° A procéder, sur chaque objet, à un vote et à un contre-vote, afin de connaître dans quelle proportion de nombre sont les opinions ou intérêts contraires ; 2° A chercher l’idée supérieure, synthèse ou formule, dans laquelle les deux propositions contraires se balancent, et trouvent leur satisfaction légitime ; puis à faire voter sur cette synthèse, qui, exprimant le rapport des opinions contraires, sera naturellement plus près de la vérité et du droit qu’aucune d’elles. » [30]
En effet, il apparaît à Proudhon qu’il y a une différence fort grande entre un vote « sondage » et un vote issu d’un débat contradictoire. Dans ce dernier cas, les individus argumentent leurs positions. A partir de ces positions argumentées, il est possible de chercher à établir une synthèse qui s’appuie sur les arguments force de chaque partie et qui n’est pas la simple somme ou juxtaposition des différentes opinions.
La raison publique de Proudhon est pragmatiste enfin dans la mesure où elle est à la fois théorique et pratique. En effet, elle recherche dans un même élan le juste et le vrai. Il n’y a pas ici de séparation kantienne entre une raison théorique et une raison pratique. Il s’agit d’établir à la fois la vérité dans sa correspondance avec la réalité et ce qui est juste, c’est à dire non pas de déterminer une morale individuelle, mais d’établir des règles collectives qui régissent les rapports entre les individus.
La révolution comme expérimentation
Proudhon développe tout au long de son œuvre une théorie de la révolution qui par son aspect expérimentaliste pourrait, par comparaison avec l’expérimentalisme deweysien développé dans Le public et ses problèmes, être qualifiée de pragmatiste. Comme le souligne D.Colson, « la Révolution sociale cesse également de s’identifier aux seuls mouvements de foules, aux seules « journées insurrectionnelles », aux conjonctures révolutionnaires, aussi rares qu’elles sont éphémères » [31]. Dans sa conférence sur Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire, D.Colson montre ainsi comment le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement coopératif du début du XXe siècle semblent rejoindre la conception proudhonienne de la transformation sociale :
« d’une certaine façon elle renoue avec les analyses de Proudhon sur la capacité des ouvriers […] à constituer dès maintenant une alternative sur le terrain économique, l’affirmation effective de l’autogestion future. […] On ignore trop souvent l’importance, en France tout du moins, du mouvement coopératif, un mouvement très puissant, souvent présent dans la moindre bourgade, un mouvement qui en s’associant avec l’action syndicale aurait sans aucun doute contribué à résoudre la difficulté que rencontrait le syndicalisme révolutionnaire et ainsi, d’une autre façon, donné corps à la rencontre entre ce syndicalisme et la pensée de Proudhon ».
Le concept marxiste, hérité de Blanqui, de la révolution comme coup d’Etat par une minorité éclairée s’est imposé dans l’histoire du fait du léninisme. Néanmoins, on oublie que Proudhon a produit une autre théorie de la révolution en opposition à Marx. Proudhon produit une théorie qui rompt avec le modèle insurrectionnel que ce soit celui de la minorité organisée ou celui de la foule spontanée. Il s’agit au contraire de penser une transformation en profondeur des structures économiques et politiques en mettant en place des expérimentations en rupture tant avec l’Etat qu’avec le système capitaliste. L’idée étant que si une révolution politique peut prendre la forme d’un coup d’Etat, une transformation économique et sociale, mettant en place une démocratie industrielle et agricole fédérale, nécessite des changements en profondeur. A la prise du pouvoir par un groupe de révolutionnaires chargé d’effectuer le passage de la société capitaliste à la société communiste, Proudhon oppose la mise en place d’alternatives expérimentales à l’Etat et au capitalisme.
L’opposition entre Proudhon et Marx sur le concept de révolution apparaît, semble-t-il, pour la première fois, dans une lettre de Proudhon à Marx datée de 1846. Proudhon écrit
« nous ne devons pas poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait tout simplement un appel à la force […] Je préfère donc faire brûler la propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force, en faisant une Saint-Barthélemy des propriétaires. »
Proudhon s’oppose donc à la conception de la révolution de Marx entendue comme coup d’Etat. En effet, Proudhon refuse la violence révolutionnaire qui risque de créer des martyrs, ce qui ne pourrait qu’aboutir au renforcement de la bourgeoisie. Ce que Proudhon a en tête, ce qu’il critique souvent à travers Rousseau, c’est la politique de la terreur des jacobins. Proudhon a bien compris que la mise en place d’une terreur exercée par le biais de la dictature d’un parti révolutionnaire ne pouvait aboutir qu’à desservir la cause du socialisme. Mais pour autant, comme l’affirme Marx, cela signifie-t-il que Proudhon soit un auteur réformiste qui a renoncé à la révolution ? A la lecture de cette lettre datée de 1846, on pourrait le penser. Pourtant, ce serait faire peu de cas du fait que Proudhon est l’auteur en 1851 d’un ouvrage intitulé Idée générale de la révolution au XIXe siècle. C’est donc bien d’un autre concept de révolution dont il est question pour Proudhon.
Dans sa lettre Proudhon fait allusion à un ouvrage qu’il est en train d’écrire. Il s’agit de Philosophie de la misère, ouvrage qui comme nous le savons a été violemment attaqué par Marx dans Misère de la philosophie. Dans cet ouvrage, Proudhon analyse comme il le dit lui-même « les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir » [32] . En 1848, il participe à la révolution de février qui aboutit au renversement de la Monarchie de Juillet et à la mise en place de la IIe République. On raconte que Proudhon a très mal vécu les violences physiques dont il a été le témoin durant cette période et en particulier la répression des émeutes de juin.
En mars, Proudhon écrit Solution du problème social. Ce texte constitue une bonne illustration de l’expérimentalisme de Proudhon. Il propose d’expérimenter la mise en place d’une banque d’échange permettant l’accès pour les prolétaires à un crédit gratuit. La différence entre ce qu’on appelle aujourd’hui le micro-crédit et la théorie de Proudhon, c’est que pour Proudhon, cette expérience se situe dans la perspective générale d’une remise en cause du capitalisme et de l’Etat. Ainsi, Proudhon explique-t-il par exemple dans une lettre à F.Bastiat :
« Si le capital maison, de même que le capital argent, était gratuit, ce qui revient à dire, si l’usage en était payé à titre d’échange, non de prêt, le capital terre ne tarderait pas à devenir gratuit à son tour […] il n’y aurait plus, en réalité, ni fermiers, ni propriétaires, il y aurait seulement des laboureurs et des vignerons, comme il y a des menuisiers et des mécaniciens » [33].
Lors de la fondation de la Banque du peuple en 1849, Proudhon écrit
« si je me suis trompé, la raison publique aura bientôt fait justice de mes théories, il ne me restera qu’à disparaître de l’arène révolutionnaire […] après ce démenti de la raison générale et de l’expérience […] » [34].
Ce qu’il est intéressant de remarquer dans cette déclaration, c’est que Proudhon fait de la raison publique et de l’expérience les deux critères qui permettent de déterminer la réussite ou non de sa théorie révolutionnaire. La théorie de Proudhon apparaît donc bien comme un pragmatisme expérimental. Il semble difficile de déterminer si l’échec de la Banque du peuple de Proudhon provient de l’expérience en elle-même ou de la condamnation de Proudhon à une amende et à de la prison pour insulte au président de la République.
C’est dans Idée générale de la Révolution (1851) que Proudhon développe de la manière la plus suivie sa théorie de la révolution sociale. La conception de la Révolution de Proudhon se caractérise par le refus de l’autorité politique et de tout gouvernement même populaire. Proudhon refuse même la notion de démocratie directe. La Révolution doit mettre en place la République ou anarchie positive. La révolution sociale telle que la définit Proudhon consiste donc à « substituer le régime économique ou industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire » [35] . Il écrit « je veux la révolution pacifique, mais je la veux prompte, décisive et complète […] non pas de réformer le gouvernement, mais de révolutionner la société » [36]. La révolution de Proudhon a donc pour fonction de faire disparaître le gouvernement au profit d’une auto-organisation économique de la société reposant sur une théorie de la justice économique contractuelle. « Ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques » [37]. Après la révolution politique que fut la Révolution française qui avait abolit les privilèges, il s’agit de parvenir à une révolution économique qui remette en cause les inégalités économiques générées par la révolution industrielle. Cela suppose donc l’expérimentation de nouvelles formes d’organisations économiques qui remettent en cause l’inégalité sociale et la propriété capitaliste.
« Ses formes d’action sont je cite les principales : a) la division du travail, par laquelle s’oppose, à la classification du peuple par castes, la classification par industries. b) La force collective, principe des Compagnies ouvrières, remplaçant les armées. c) Le commerce, forme concrète du contrat, qui remplace la loi. d) L’égalité d’échange e) La concurrence f) Le crédit qui centralise les intérêts, comme la hiérarchie gouvernementale centraliserait l’obéissance g) L’équilibre des valeurs et des propriétés. » [38]
On peut se montrer surpris par le caractère apparemment libéral de la révolution sociale proudhonienne. C’est une des différences entre l’anarchisme proudhonien et le communisme de Marx. Il s’agit certes de mettre en place une société d’égalité économique, mais aussi une société de liberté. « Le contrat social doit augmenter pour chaque citoyen le bien-être et la liberté […] Le contrat social doit être librement débattu, individuellement consenti, signé, manu propria, par tous ceux qui y participent » [39]. C’est la crainte de la mise en place d’une société liberticide qui conduit aussi Proudhon à refuser le communisme. Le risque, selon lui, c’est de voir la société entière organisée selon le même modèle autoritaire que les monastères chrétiens [40].
On peut constater que R.Westbrook [41], à propos de Dewey, résout l’ambiguïté d’un Dewey libéral et d’un Dewey socialiste, par une lecture libertaire de Dewey. Il s’agirait pour Dewey de réfléchir à la possible expérimentation d’un socialisme sans Etat.
Mais cette élaboration d’une théorie expérimentale de la Révolution sociale ne s’arrête pas là. Proudhon semble ne pas se satisfaire en réalité de sa conception de la révolution sociale où le politique se résorbe dans une République économique. Il adjoint, en 1863, à sa théorie économique mutualiste, une théorie du fédéralisme. Par conséquent, à sa théorie de la révolution sociale comme révolution économique, Proudhon ajoute un versant politique. La notion juridique de contrat sert dans le domaine politique, tout comme dans le domaine économique, à déterminer la forme d’organisation juste. Néanmoins, le contrat politique, tel que le définit Proudhon, n’est pas le contrat politique du libéralisme classique. En effet, ce contrat ne sert pas à expliquer l’origine de la société, mais, comme dans le Contrat social de Rousseau, à penser ce que pourrait être une société juste. La notion de contrat, aussi bien économique que politique, sert chez Proudhon d’idée pragmatique à expérimenter. Mais le contrat politique fédéraliste de Proudhon s’oppose néanmoins au contrat politique du « jacobin » Rousseau :
« Le contrat politique n’acquiert toute sa dignité et sa moralité qu’à la condition 1° d’être synallagmatique et commutatif ; 2° d’être renfermé, quant à son objet, dans certaines limites […] Pour que le contrat politique remplisse la condition synallagmatique et commutative que suggère l’idée de démocratie ; pour que, se renfermant dans de sages limites, il reste avantageux et commode à tous, il faut que le citoyen en entrant dans l’association, 1° ait autant à recevoir de l’État qu’il lui sacrifie ; 2° qu’il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à l’objet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à l’État. Ainsi réglé et compris, le contrat politique est ce que j’appelle une fédération. » [42].
Le contrat politique fédéraliste [43] de Proudhon suppose que les communes, qui sont à la base du contrat, conservent plus de pouvoir que la fédération. La conséquence de la position de Proudhon est la possibilité pour une unité de base de faire sécession de la fédération.
On peut considérer De la capacité des classes ouvrières (1864) comme la synthèse des hypothèses, sur la révolution, à expérimenter élaborée par Proudhon. Dans cet ouvrage, Proudhon produit la théorie d’une démocratie ouvrière mutualiste et fédéraliste. Par la référence au mouvement mutualiste ouvrier, contenu dans le manifeste des soixante, les idées de Proudhon apparaissent à la fois comme le produit de ce mouvement et comme une source d’inspiration de ce mouvement. « La plupart d’entre eux sont membres de sociétés de crédit mutuel, de secours mutuels » [44]
La théorie mutualiste de Proudhon constitue une théorie de la justice économique basée sur le principe de la réciprocité contractuelle. Il s’agit, à travers la revendication de Justice, de mettre en place un système économique indépendant de l’exploitation capitaliste et de la charité étatique.
« Ce qui nous intéresse est de savoir comment sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, Justice, substituée à celles d’autorité, communauté ou charité, on en est venu, en politique et en économie politique, à construire un système de rapport qui ne tend rien de moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social » [45].
Au mutualisme en économie répond, dans le domaine politique, le fédéralisme :
« transporté dans la sphère politique, ce que nous avons appelé jusqu’à présent mutualisme ou garantisme prend le nom de fédéralisme […] Dans la démocratie ouvrière […] la politique est le corollaire de l’économie, qu’elles se traitent toutes deux par la même méthode et les mêmes principes » [46]
Nous constatons qu’avec l’enrichissement de la théorie révolutionnaire proudhonienne par un volet politique, Proudhon revendique non plus la notion de République, entendue comme république économique, mais la notion de démocratie ouvrière. Mais cette démocratie telle que la conçoit Proudhon, à la différence des auteurs du Manifeste des soixante, repousse la représentation politique électorale. « L’unité politique n’était pas une question de superficie territoriale et de frontière, elle n’est pas davantage une question de volonté ou de vote » [47]
Mais alors sur quels principes repose la démocratie ouvrière mutualiste et fédéraliste de Proudhon ?
« Et tout d’abord observons que, comme il n’est pas de liberté sans unité, ou, ce qui revient au même, sans ordre, pareillement il n’est pas non plus d’unité sans variété, sans pluralité, sans divergence ; pas d’ordre sans protestation ou antagonisme » [48].
C’est que le système politique, selon Proudhon, doit être organisé de telle manière à ce qu’il garantisse la plus grande autonomie à chaque individu, à chaque commune. C’est cette autonomie des individus et des municipalités que garantie le fédéralisme tel que le définit Proudhon. C’est ce que Proudhon appelle, dans l’introduction à la Théorie de la propriété (1862), « l’anarchie ou gouvernement de l’homme par lui-même ( en anglais : self-government) ». C’est ce même idéal politique de self-government que développe aussi Dewey dans Le public et ses problèmes.
L’expression de cette diversité sur le plan politique suppose comme nous l’avons vu en outre la mise en place d’un espace publique dans lequel les décisions puissent être prises selon les règles de la raison publique.
Nous avons essayé de dégager ce qui nous apparaissaient comme les principaux thèmes pragmatistes de la philosophie de Proudhon. Il nous semble qu’à travers cet axe, on peut essayer de dégager une certaine unité de lecture dans l’œuvre de cet auteur. Celle-ci est-elle même pragmatiste dans son mode d’élaboration. Elle est une œuvre qui s’élabore au fil de l’expérience historique qu’acquiert Proudhon. Elle se construit à partir d’une théorie de l’action dont la matrice est le travail. C’est à partir du travail que sont produites les idées, en particulier l’idée de Justice. L’action révolutionnaire a pour fonction dans l’histoire de réaliser l’idée de justice à travers la notion de contrat et l’action d’échange. La justesse du contrat s’établit à partir de la raison publique qui a pour base la force collective constituée par les travailleurs.
Il existe deux formes de contrat. Celui qui régit les activités économiques et que Proudhon appelle mutualisme et le contrat politique, qu’il appelle, fédéralisme. La mise en place par l’action révolutionnaire de ces alternatives à l’Etat centralisé et au capitalisme permet la réalisation d’une société juste dont les différents échanges s’effectuent de manière libre et égalitaire.
Le philosophe révolutionnaire se caractérise par sa conception à la fois pratique et démocratique de la philosophie. Ses théories consistent à chercher des hypothèses de solution à expérimenter. Il ne s’agit donc pas de mettre en place une utopie dogmatique, mais d’expérimenter des hypothèses qui peuvent être révisée [49] en fonction de l’expérience et de la raison publique.
La théorie politique de Proudhon s’élabore par conséquent à partir d’une théorie de l’action qui ne réduit pas les pratiques discursives et juridiques aux pratiques économiques. En faisant de l’action, la notion de base de sa théorie, Proudhon peut ainsi penser toutes les actions qu’elles soient économiques, juridiques ou politiques dans leurs spécificités. Il échappe ainsi aux apories de la détermination de la superstructure par la base économique. Certes, le travail est la condition de possibilité de toutes les autres actions, mais celles-ci ne sont pas réductibles aux rapports de production. Il s’agit de transformer tout à la fois les rapports de production, les échanges économiques, l’organisation politique et les modes de prises de décision collective. Cette transformation de l’ensemble des rapports économiques et politiques suppose l’expérimentation progressive par les travailleurs eux-mêmes de nouveaux rapports. La notion d’action permet donc, en outre, à Proudhon d’échapper à la contradiction entre un déterminisme économique et un volontarisme politique révolutionnaire de type léniniste.
Irène Pereira
Bibliographie :
Ansart P., Proudhon, Textes et débats, L G F, 1984
Bancal J., Proudhon – Œuvres Choisies, Gallimard Idées, 1967
Bancal J., Proudhon : pluralisme et autogestion, Aubier, 1970
Bensaude-Vincent B., La science contre l’opinion, Les empêcheurs de tourner en rond, 2003
Colson D., Petit lexique philosophique de l’anarchisme : de Proudhon à Deleuze, LGF, 2001
Colson D., « Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire », sur le site [« Recherches sur ll’anarchisme », http://raforum.apinc.org/artice.php3?id_article=3475
Dewey J., Liberalism and Social Action, The Later Works, vol. 11, édités par Jo Ann Boydston, Carbondale, Southern Illinois University Press (1977), paperbound, 1983
Dewey J., “Authority and social change”, The Later Works, vol. 11, édités par Jo Ann Boydston, Carbondale, Southern Illinois University Press (1977), paperbound, 1983
Dewey J., Œuvres philosophiques. I, Reconstruction en philosophie, trad. P.Di Mascio, Publication de l’université de Pau : L.Farrago.Scheer, 2003
Dewey J., Œuvres philosophiques. II, Le public et ses problèmes, trad. J.Zask, Publication de l’université de Pau : Farrago : L.Scheer, 2003
Gurvitch G., Les fondateurs de la sociologie contemporaine – Saint Simon et Pierre-Joseph Proudhon, Les cours de la Sorbonne, Centre de documentation universitaire, 1955 Gurvitch G., Proudhon, PUF, 1965
« Manifeste des soixante » in Guerin D., Ni Dieu, ni maître, t.1, La découverte, 1999
Peirce C.S, Textes anticartesiens, Aubier, 1984
Proudhon, Qu’est ce que la propriété ?, M.Rivière, 1920
Proudhon P.J., De la création de l’ordre dans l’humanité, Slatkine, 1982
Proudhon, Solution du problème social, C.Marpon et Flammarion.
Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Ed.Tops/Trinquier, 2000
Proudhon P.J, De la justice dans la Révolution et l’Eglise, Bruxelles, 1860 (3 vol.)
Proudhon P.J, « Lettre aux ouvriers », 8 mars 1864 in Guerin D., Ni Dieu, ni maître, t.1, La découverte, 1999
Proudhon P.J., De la capacité politique des classes ouvrières, sur le site « Gallica » de la BNF
Westbrook R.B., John Dewey and American Democracy, Cornell university press, 1991