Protoindustrie rurale, formes industrielles concentrées et invention de l'économie : aspects de la " modernisation " des campagnes en France.
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critique radicale de la valeur : "Le philosophe Charles Marx en distinguant pertinemment le « capitalisme commercial » comme période précédent l’apparition du « capitalisme industriel », est à l’origine du concept de « proto-industrialisation » [1] forgé par Mendels en 1972. Pourtant ce concept n'est pas si nouveau que cela puisqu'il existe en Allemagne depuis le XIX siècle, sous le terme de « Verlagssystem », et en Angleterre sous celui de « Putting out system ».
Il faut ainsi distinguer l’artisanat classique de tradition rurale, de
la proto-industrie rurale (P.I.) qui apparaît au XIX siècle, car cette
dernière est marquée par le marchand-fabricant et la vente des produits
hors de la zone de fabrication dont a si bien parlé K. Polanyi dans La
Grande Transformation. Ainsi l’artisanat rural traditionnel a pour
débouché non seulement l’autoconsommation mais plus encore et de façon
beaucoup plus large, il participe à cette " téléologie vitale " (M.
Henry) qui est une manière immédiate et non médiatisée par des
représentations économiques, au travers de laquelle la vie répond
elle-même à son propre désir. Tandis que la proto-industrie rurale, de
part le principe de l'échange - et dont le support de l'argent - qui en
est la structure de base, c'est-à-dire la condition de possibilité et
la finalité, existe pour un " marché économique ", c'est-à-dire une
interdépendance sociale entre différents échangistes spécialisés, dont
la spatialité est d'ailleurs étendue, c'est-à-dire déjà dé-localisée.
Ainsi à la différence d'un artisanat rural classique dont le principe
n'est pas l'échangeabilité de ses " produits " (et on pourrait
d'ailleurs dire que le terme de " produit ", qui appartient déjà au
bassin sémantique d'une certaine culture des objets de consommation,
est inadéquate pour parler de l'artisanat rural classique, et ainsi les
" produits " ni existent pas), la proto-industrie rurale est une forme
importante de « l’invention de l’économie » selon le mot de S.
Latouche, et notamment de son invention dans le monde des campagnes.
Cette proto-industrie rurale sera le principal vecteur d'introduction
des catégories de base, des formes et représentations de l'économie, et
par là l'introduction dans les campagnes du type de relation sociale
que produit l'échange marchand.
Cependant la proto-industrialisation des campagnes en tant que forme
évolutive vers le triomphe des formes concentrées de l’industrie qui
vont suivre, est paradoxalement en elle-même une des formes de la
désindustrialisation des campagnes.
1. L'introduction de la proto-industrie rurale ou l'invention de l'économie dans les campagnes.
Dès 1830, France, Allemagne, Italie et Espagne sont dans des situations
voisines, c'est-à-dire que ces pays ne connaissent pas d’amorçage de "
décollage industriel " [2].
Un
échange marchand qui avait déjà une place complémentaire dans la vie
paysanne mais qui va commencer à prendre un essor considérable avec
l'introduction de la proto-industrie rurale.
L’historien Karl Polanyi
a très bien décrit ce qu’il a appelé la « grande transformation ». En
effet, la protoindustrialisation débute en France dès le XVIII siècle
et se poursuit dans la première moitié du XIX siècle. Les principes en
sont les suivants : Le marchand qui est un entrepreneur urbain, apporte
la matière première à des travailleurs ruraux ou à domestiques ruraux,
qui produisent un produit fini (exemple : la clouterie) ou un produit
en cours de transformation (exemple du textile : que se soit le travail
de la filature [3] ou celui du tissage). Si l'on prend justement le cas
du textile, le marchand-fabricant contrôle le processus productif (qui
forme une véritable chaîne sociale de Travail, et donc qui déjà prend
la forme sociale d'une division de tâches séparées et dont les gestes
et résultats sont chaque clairement définis et normés) de façon totale
notamment en coordonnant les différentes phases (filature, tissage,
apprêtage, tenturerie), mais c'est lui aussi qui commercialise les
produits finis. Ce processus de production est également un complexe
d’imbrication entre l’artisanat rural, l’artisanat urbain et la
manufacture concentrée où les produits sont finis.
Les paysans sont dans ce processus,
une main d’œuvre à bon marché qui travaillent pour le
marchand-fabricant mais comme activité complémentaire au travail des
champs, car la proto-industrie rurale est pour eux une activité qui va
permettre d'obtenir un peu d'argent (n'oublions pas qu'il n'y a pas de
salariat et donc de salaires, l'activité paysanne échappe encore
largement à la médiatisation de l'argent). Ce sont souvent d'ailleurs
dans le cadre seulement complémentaire de cette activité particulière
de la vie paysanne, les femmes paysannes qui travaillent aux activités
proto-industrielles [4]. De plus pour les marchands-fabricants, les
ouvriers ruraux sont un risque social limité, car plus dociles et plus
stables que les ouvriers d’usine qui sont d'ailleurs encore très peu
nombreux.
Dans certains départements les
revenus tirés des activités proto-industrielles représentent près de
40% des revenus monétaires des familles agricoles (Somme, Haute-Marne,
Jura, Rhône, et jusqu’à 95% du revenu monétaire dans les vallées
vosgiennes les plus industrialisées). Cependant il faut grandement
relativiser ce que représente dans la vie paysanne, un " revenu
monétaire ". Car la richesse n'est pas encore une richesse définit par
l'économie et l'argent, la richesse reste avant tout sociale (droits
d'usages communautaires désormais attaqués ; entraide et solidarité ;
oeuvres pieuses ; etc.) En France en 1862, l’énquête agricole nationale
dénombre un million d’agriculteurs (propriétaires et journaliers) qui
passent en moyenne entre 130 et 160 jours par an à travailler dans la
proto-industrie.
L'économie en s'inventant produit son propre espace : des nébuleuses de proto-industries dispersées.
La géographie des industries rurales en France est déterminée par des
contraintes de localisation. Les exploitations minières dépendent de la
nature des sous-sols, tandis que la métallurgie dépend de l’importance
du bois comme combustible. Ceci explique la dissémination des
hauts-fourneaux, des forges et verreries dans les espaces forestiers
[5]. Même pour le textile, il existe une contrainte de localisation.
Pour la toile, c’est le nord de la France qui est une zone de culture
de lin, tandis que les zones de culture de la soie sont différentes. La
disponibilité énergétique est également une importante contrainte de
localisation. L’énergie hydraulique (le moulin à aube ou la turbine)
qui est la principale source d’énergie jusque dans les années 1840,
implique une logique de localisation près des cours d’eau dans des
régions pluvieuses et de moyenne montagne. Le travail du textile
nécessite également d’importantes quantités d’eau. Cependant il faut
noter aussi que l’industrie dispersée à la campagne suit ainsi les
rythmes saisonniers imposés par les débits des cours d’eau. Les moulins
hydrualiques ne peuvent fonctionner que dans la période de fonte des
neiges, ainsi certaines activités proto-industrielles ne sont que
saisonnières pour les paysans. L'été, les ouvriers-paysans sont aussi
pris par le travail de récolte, et l'activité proto-industrielle
décrôit fortement.
Mais le
grand âge de la P.I. se situe entre 1830 et 1860 où pendant 30 ans, sa
part dans la production nationale ne cesse de s’agrandir. Ainsi en
1840, un tiers des 40 000 communes françaises (qui sont essentiellement
des villages paysans) abritent des activités proto-industrielles. Dans
certaines régions où ils sont plus nombreux, les ourvriers-paysans et
autres travailleurs à domicile constituent des « nébuleuses
proto-industrielles » spécialisées sur un ou plusieurs produits.
Ainsi nous trouvons une première nébuleuse de fabrication de cotonnades
autour de Rouen, de Caux, en Picardie et dans le bocage normand. Une
deuxième nébuleuse est localisée autour de Mulhouse et dans les vallées
vosgiennes orientales. Une troisième nébuleuse de cotonnades se situe
autour de Lyon dans les monts beaujolais et les monts du lyonnais (les
fameux " Canuts " de Lyon ne sont qu'un élément d'une chaîne sociale de
travaux de production qui part de l'arrière-pays rural de Lyon). Pour
ce qui est de la transformation de la laine, on connaît deux nébuleuses
à Elbeuf près de Rouen et autour de Sedan. Dans cette branche, on
retrouve aussi de plus petits centres dans le Midi languedocien
(Lodève, Clermont-L’hérault, Mazamet) et à Vienne. L’ouest armoricain
lui connaît une importante nébuleuse de transformation du lin et du
chanvre. Autour de Lyon et jusque dans le Vivarais, la Savoie, le Jura
méridionnal et les Cévennes, une vaste nébuleuse s’est spécialisée sur
la transformation de la soie.
La transformation des métaux
engendre également de nombreuses nébuleuses. Les Ardennes forment une
nébuleuse de clouterie et boulonnerie à domicile. Le Jura donne lieu à
une nébuleuse attachée au travail du bois et à l’horlogerie (l’horloge
comtoise, etc). Mais il existe également des vallées papetières
(Dauphiné et Vosges), des vallées tannières (Aniane dans l’Hérault),
des vallées huilières, etc. La carte de concentration de ces activités
industrielles délimite une ligne de partage partant de la Picardie vers
la région Rhône-Alpes qui sera déjà la future carte de la France
industrielle.
2. Les facteurs de changement de la proto-industrie rurale dès 1830 : vers les " formes industrielles concentrées " et la désindustrialisation des campagnes.
Le progrès technique.
L’avantage de la proto-industrie rurale pour le marchand-fabricant est
nous l'avons dit, la main d’œuvre bon marché. Quand la technique et
notamment le machinisme va substituer à la proto-industrie la forme
industrielle concentrée de l’usine (ce qui est caractéristique du
phénomène qui donna lieu aux révoltes luddistes en Angleterre), les
campagnes commencent alors à se désindustrialiser. En effet, les formes
industrielles concentrées vont faire de la concurrence à la
proto-industrie rurale dispersée dans les villages et qui était
toujours qu'une manière d'échangéifier ses activités pour recevoir un
peu d'argent qui n'était pas encore essentiel pour la vie des paysans.
Cependant la technique et donc le passage de la proto-industrie rurale
à des formes plus concentrées, progresse différemment selon les "
branches de production " (vocabulaire de l'invention de l'économie) et
selon des chronologies différenciées. Le machinisme touche ainsi dans
un premier temps (dès 1830’s en France), le textile avec la
mécanisation d’un opération spécifique de la transformation du coton :
la filature. On sait que le luddisme britannique des années 1816-1820
est comme nous l'avons dit, une réaction à l’introduction du machinisme
dans cette branche. La forme industrielle concentrée était donc
dénoncée et combattue par les " luddistes ", au nom de la
proto-industrie rurale et de l’artisanat rural traditionnel qui parce
que ces activités là n'était que complémentaires à la vie paysanne,
pemettait de continuer à vivre dans un certain type de relation sociale
et de rapport à la nature. En brisant les machines des formes
industrielles concentrées, les paysans-luddistes vivant de manière
complémentaire de la proto-industrie rurale, défendaient donc leurs
conditions de vie. Ils savaient que la proto-industrie leur permettait
de vivre encore dans leurs villages, dans une certaine autonomie et vie
communautaire, et leur permettait de ne pas être obligé de partir
s'agglutiner dans les faubourgs miséreux des villes. Car la solution
d'une activité complémentaire dans la proto-industrie rurale dispersée,
avait été aussi une manière pour nombreux paysans, de pallier au
phénomène massif de l'enclosure des champs, c'est-à-dire de la fin des
droits communautaires sur les terres et l'imposition d'une propriété
individuelle exclusive désormais délimitée par une barrière. La
paysannerie pauvre dans les villages qui n'avait pas assez de terre à
elle, pour nourrir suffisament ses quelques bêtes (droit de vaine
pâture), ou pas assez de terrain à elle pour récolter des aliments,
vivaient de l'existence de ces droits communautaires sur la terre du
village (droit de glanage, droit de ramassage du bois mort, etc.) La
déstructuration de ces droits communautaires, en Angleterre dès le
milieu du XVIIIe siècle sous la poussée des théories des agronomes et
physiocrates, et en France particulièrement à partir de la " Révolution
française ", fragilisera des couches entières de la paysannerie, qui
tombera alors dans les bras, si elle veut rester vivre sur son lopin de
terre dans son village, dans les bras du marchand-fabricant de la
proto-industrie rurale qui passait par là, dans leur village. Pensant
trouver un moyen de vivre toujours de leur lopin de terre grâce à
l'activité complémentaire (et souvent la seule qui va procurer de
l'argent à la famille paysanne) de la proto-industrie qui permettait de
travailler à la maison (sorte de " télé-travail "), les paysans comme
les luddistes par exemple, vont bien entendu voir rouge, quand les
formes industrielles concentrées vont apparaître : car la fin de la
proto-industrie signifiait pour eux clairement qu'ils ne pourraient
plus continuer à vivre de la vie paysanne, et qu'ils seraient dès lors
impossible de vivre de leur maigre lopin de terre sans aucune activité
complémentaire désormais concurrencée par les machines de la
manufacture. Pour ces luddistes là, briser les machines, c'est donc une
question de vie ou de mort. C'est ça, ou partir enfants et bagages à la
main vers les faubourgs miséreux de la dépossession de toute autonomie,
où ces paysans là seront dans cette dépossession de toute autonomie,
obligeaient de vendre totalement contre de l'argent (l'équivalent
général qui leur permettra en tant que rouage d'une interdépendance
échangiste de vivre dans une vie désormais plus qu'économique),
c'est-à-dire seront intégrer au Salariat des villes.
Or, le progrès technique qui
invente des outils et des machines déterminés non plus par le
savoir-faire de la vie, mais par un nouveau type de connaissance, le
savoir scientifique galiléen, va très vite en ce XIXe siècle. A partir
des années 1850’s, la mécanisation se généralise aux autres fibres, en
particulier la filature de la laine (la soie un peu plus tard). Et le
progrès technique dans la métallurgie et la sidérurgie apparaît dans
les années 1850 (1856 : convertisseur Bessmer ; 1864 : four
Siemens-Martin), et entraîne immédiatement la crise de la fonte à bois
dans les années 1860’s, qui avait donné lieu à une importante
proto-industrie rurale. Mais c'est aussi l’investissement industriel
qui progresse fortement dès les années 1820’s, avec par exemple la
construction de grandes usines sidérurgiques (pour la France,
Fourchambault dans la Nièvre) ou des filatures mécaniques (par exemple
dans la région de Mulhouse).
Cependant cette opposition entre la proto-industrie rurale et les
formes industrielles concentrées qui marqueront notre modernité, et qui
donna lieu à des luttes luddistes très particulières, est marquée par
une longue dualité. Car il n’y a pas disparition du jour au lendemain
des anciennes formes industrielles pour de nouvelles, mais bien
coexistence.
La nouvelle disponibilité énergétique.
Les historiens relativisent aujourd'hui la puissance de la " Révolution
industrielle ", et notamment dans le domaine des nouvelles énergies de
l'époque. En effet, si la machine à vapeur va permettre à partir du
milieu du XIX siècle de limiter la dépendance à l’énergie hydraulique,
celle-ci a pourtant résister, car les marchands-fabricants préfèrent
encore souvent amortir des installations qui ne leur coûtent pas grand
chose. Ainsi, en France en 1840, pour ce qui concerne la
proto-industrie rurale, on compte 2000 manèges (actionnés par des
animaux) pour la machinerie, et près de 45 000 moulins hydrauliques et
éoliens. De plus, du fait de la rareté du charbon fossile dans le
sous-sol national, la cherté de cette énergie permet un maintien de
l’énergie hydraulique qui bénéficie même des progrès de la technique
(1860 : invention de la turbine centrifuge Bergès). Ainsi à l'opposé
d'une vision un peu rapide de la " Révolution industrielle ",
l’hydraulique connaît même un renouveau à la fin du XIX siècle avec le
développement de l’hydro-électricité permettant une revitalisation de
la proto-industrie rurale.
Une longue persistance du dualisme industriel en France.
Au XIX siècle, la proto-industrie rurale et les formes urbaines
d’industrie concentrée coexistent autant de façon concurrente que
complémentaire. Et malgré le renversement de tendance à partir de 1860,
la P.I. se maintient en France, jusqu’en 1930. Et 1931 marque en
France, l'année d'équilibre entre la population rurale et la population
urbaine. Désormais la concentration urbaine qui n'est que la forme
spatiale (le " dispositif spatial ") de l'interdépendance échangiste de
l'économie qui s'invente, ne cessera de croître. A la fin du XVIIIe
siècle, la France connaissait 80% de ruraux. En 2007, elle connaîtra
80% d'urbains concentrés sur seulement 20% du territoire national.
Entre les deux, l'économie a été inventée.
[1] Concept inventé en 1972 par Mendels.
[2] Notons que des historiens actuels comme Levy-Leboyer ou François
Crouzet réfutent par exemple la notion de « décollage » pour la France,
car on ne peut considérer l’industrialisation comme un phénomène
national. L’industrialisation en Europe se fait en effet seulement à
partir de pôles régionaux (Rhénanie, Catalogne, Piémont, Milanais,
nébuleuses proto-industrielles plus diffuses en France). De plus, la
France à la différence de ces autres pays est un pays de plus vielle
industrialisation.
[3] La mécanisation de l’industrie textile cotonnière ne touche que la filature et pas le reste de la chaîne.
[4] En 1880, en Italie, les femmes forment 90% de la main-d’œuvre de la proto-industrie rurale.
[5] Ainsi le code forestier de 1827 vise à protéger la forêt contre les
droits communautaires (ramassage du bois mort, cueillette des produits
forestiers, etc), et pour les usages de l’industrie dispersée.