Pourquoi je me suis tue...
Je me souviens que mon père, pour une fois, était à mes côtés lorsque j'entendis, pour la première fois mon nom suivi de "A voté". Ma main a dû un peu trembler en lâchant l'enveloppe dans l'urne. J'avais l'impression que je comptais.
Je me souviens des années 80. Cours d'économie pour tous au lycée, Tapie le self-made-man à la française, la France est le quatrième exportateur d'armes dans le monde, les golden-boys habitent des loft comme les pseudo-facteurs à la Beineix et les pseudo-punks à la Besson... le père Delors entonne "la rigueur", la France est le pays des droits de l'homme, "Il faut terrrrroriser les terrrrroristes" et les premiers charters...
Je me souviens, je portais des colliers de chien et je crachais sur ceux qui m'avaient fait grandir dans une société vouée au fric, au pouvoir et à l'exploitation des uns par les autres. Je me souviens m'être levée chaque jour en me demandant si j'aurai la force de continuer. Je me souviens de ceux qui n'ont pas eu la force. Je me souviens de mes amis.
Je me souviens des Cyrards (futurs officiers de l'armée républicaine), défilant au pas de l'oie, "pour s'entraîner", dans la cour du lycée. Je me souviens qu'ils écoutaient des chants nazis à l'internat.
Je me souviens des soirées avec Guy ouvrant sa deuxième bouteille de Glennfiddish, dorlotant sa polynévrite.
Je me souviens de Gérard assassiné dans un parking.
Je me souviens de Marie-Claire, violée puis jetée sur l'autoroute parce qu'elle donnait des roses aux hommes.
Je me souviens de Leo et son aéropage d'admirateurs, puant de solitude.
Je me souviens de Claude, Gérald, Bislem, Mireille, et les autres... overdose.
Je me souviens avoir choisi de vivre.
Je me souviens avoir choisi de porter un enfant et m'être promis d'agir jusqu'à mon dernier souffle, jusqu'à ma dernière force pour lui offrir un monde-pour-la-vie.
Je me souviens avoir voté utile. Cela me dispensait de faire autre chose.
Je me souviens des soirées militantes : une salle des "fêtes" et cent chaises en plastique dont la moitié sont vides... des dizaines d'affiches, des milliers de tracts... et toujours les mêmes militants courageux et lourds de toutes les luttes passées et des nuits sans sommeil.
Je me souviens des micro-réunions à quatre convaincus parlant de Révolution et de lendemains qui chantent.
Je me souviens avoir "engueulé" mes parents, mes amis, passionément, jusqu'à les convaincre que "ne pas voter, c'est nul", qu'il valait mieux voter "blanc", pour montrer que c'était volontaire, et que "si un jour un tiers des électeurs inscrits votaient blanc, ça montrerait bien que les choix qu'on nous propose n'en sont pas", c'est comme les QCM, les réponses sont prévues et toute réponse non prévue est nulle et non avenue.
Je me souviens du 21 avril 2002. Des voitures klaxonnaient dans la rue, on aurait dit un retour de l'OM. Je me souviens m'être fait invectiver parce que j'avais voté blanc, donc c'était ma faute.
Je me souviens, hélas, avoir voté au second tour...
Parce que ce en quoi je crois n'entrera jamais dans aucun programme d'aucun parti politique,
Parce que je ne méprise pas les nihilistes et les désespérés,
Parce que les personnes les plus humaines et les plus sensibles que je connaisse sont aussi celles qui doutent et aussi celles qui doutent au point parfois de ne plus croire en rien,
Parce qu'aucune loi, aucun décret, aucun gouvernement ne pourra jamais nouer les liens indispensables à toute communauté réelle,
Parce que "le privé EST le politique" et que la politique officielle est une affaire d'hommes et de femmes à grosses couilles,
Parce que l'instauration du sensible n'a rien à voir avec la gestion des affaires publiques,
Parce que les acquis sociaux ET les bénéfices des capitalistes ne se maintiennent qu'au prix de l'expoliation de mes frères et soeurs des peuples oubliés, exterminés, abolis,
Parce qu'aucune communauté, aucune culture ne sortira jamais de l'isoloir,
Parce que le mode neutre et impersonnel qu'il convient d'adopter lorsqu'on parle de politique (c'est sérieux, ça, madame !) m'est insupportable,
Parce qu'une main tendue, parce qu'un sourire, parce qu'un regard a à mes yeux plus de valeur qu'aucun idéal,
Parce que Brel m'a sauvé la vie, et plus d'une fois,
Parce que le jour où le totalitarisme se montrera à découvert, je serai là pour le combattre,
Parce que, tant qu'il est caché sous son masque de démocrate, ma porte est ouverte à ceux qui le fuient,
Parce que je défie quiconque de me dire en face que je suis immobiliste, égoïste et que je n'agis que pour mon seul intérêt,
Parce que je suis allergique à l'odeur de formol qui suinte des bureaux électoraux, des bourses du travail, des shows télévisés, des réunions ATTAC, des supermarchés,
Parce que je vois partout d'autres personnes qui fuient cette mort programmée, souvent sans "grande conscience" politique, mais qui prennent le risque de vivre ce qu'aucun de nous (et des militants que je connais) n'est prêt à risquer,
Parce que je me reconnais dans ceux qui n'ont plus rien à perdre,
Parce que je trouve profondément injuste le mépris et les diatribes de personnes que je connais ou que je ne connais pas contre ceux qui refusent ces règles du jeu, et le déni d'humanité qui bien souvent accompagne leur jugement (on défend le RMI et les acquis sociaux, mais on fustige les "profiteurs" qui refusent le système et ne "penseraient qu'à eux"),
Parce que la survie matérielle n'a rien à voir avec la vie affective, psychique, humaine, et que c'est cette pâte, cette boue, cette glèbe qui fait notre chair,
Parce que j'appartiens au peuple des rêveurs,
je me suis tue...
|
songe
|
C'est un beau texte et je regrette qu'il s'en aille dans le flot des écrits comme un petit esquif perdu dans un torrent de pensées et d'informations. Toujours est-il que ma curiosité l'a attrapé et le remercie d'exprimer avec justesse et sans fioriture ce que je ressens mais ce pour quoi je n'ai pas d'écho ni d'espace parce que si la liberté de croire, l'idéal et la pensée avaient un espace circonscrit, ils ne seraient plus. J'appartiens aussi à ce peuple appatride des rêveurs et j'attends le jour où je pourrais l'affirmer à corps et à cris ... Merci pour cette parenthèse Songe
Répondre à ce commentaire
|
|
Rakshasa
|
J'ai les mêmes souvenirs à peu de choses et noms près. Mais faire taire ceux qui n'adhèrent pas à leurs valeurs, voilà bien un des buts des sociétés coercitives. C'est peut-être alors leur donner la victoire sur nous même plus facilement. Mais lorsque l'individu se sent isolé, quand le monde lui devient étrange, quand il devient étranger au monde, les forces parfois s'amenuisent jusqu'au silence...
PS: brrr, pas très gai tout ça...
Répondre à ce commentaire
|
|
Anonyme
|
Par essence les élections sont tristes, puisqu'elles sont des abdications,
perte de notre pouvoir et de nos prérogatives.
Mais parfois, les "puissants" oublient la vox populi,
qui renait alors d'autant plus forte que le silence fut long et profond.
Répondre à ce commentaire
|
|
Rakshasa
|
Perte de temps: http://www.perte-de-temps.com/lhorloge.htm
Répondre à ce commentaire
|
|
Rakshasa
|
A regarder en mettant le son...
Répondre à ce commentaire
|
à 19:36