Qui osera nier tes charmes du plein air ? La liberté goûtée sur les sommets, loin des poussières de la ville; loin des vanités et des égoïsmes, des étiquettes surannées ! Partir, s'en aller seul, ou bien accompagné de l'être aimé, vers des paysages inconnus. La voilà la vraie vie ! Respirer à pleins poumons. Sentir le monde entier vous pénétrer. Boire du soleil. Hurler avec le vent, couler avec la source, serpenter avec le ruisseau. Gravir des collines. Escalader des pics. Descendre dans les vallées. Se plonger dans un bain de lumière. Se rouler nu dans l'herbe ou nager avec ivresse. Se confondre avec la nature entière : être l'arbre qui frissonne, le roc qui se dresse, la mer qui mugit... Retourner à la vie animale, toute d'instinct et de spontanéité. Dire « zut » aux institutions et aux lois. Abandonner tout préjugé. Aimer au sein des choses, sans heurt et sans honte. Planer, de toutes les façons, au-dessus des bassesses humaines. Etre soi. Oublier la veulerie et la bêtise. Ne plus penser à l'administration.. Ignorer la politique et ne lire aucun journal. Vie plus intelligente que la vie factice qui consiste à s'étioler dans un bureau, ou à se suicider dans une usine. Vie seule, normale. Vie intégrale. Quand les hommes comprendront-ils, enfin, que dans la nature seule gisent la délivrance et le bonheur ?
S'en aller droit devant soi, s'arrêter où bon vous semble, faire l'école buissonnière, ne pas se fixer, errer à l'aventure, existe-t-il volupté plus intense ? Existence bien différente celle qui nous est impo-
sée par l'industrialisme, où tout est réglé dans ses moindres détails, convenu et fixé d'avance, sans aucun imprévu. Les jours se suivent avec une monotonie désespérante. On est obligé de faire de sa vie deux parts : l'une tournée vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. D'an côté, la matière, de l'autre, l'idéal. Gaspiller son existence en besognes stupides. Mourir un peu plus chaque jour. S'émietter, se disperser, se mutiler volontairement. Telle est l'existence du civilisé moderne. Entrer à la même heure, chaque matin, dans le même bureau ou le même atelier, sous l'oeil des mêmes chefs, et des mêmes « camarades », y fournir tant d'heures de travail pour avoir droit à tant de salaire, et recommencer le lendemain, et toujours sans jamais voir la fin de ce supplice...
Connaissez-vous existence plus vide, plus illogique, plus absurde ? Pouvez-vous vous contenter de ce semblant d'existence ? Acceptez-vous de gaieté de coeur cet enfer ? Pour moi je ne connais rien de plus douloureux, pour quiconque aspire à autre chose qu'à remplir son ventre et le vider, que cette contrainte de chaque instant qui vous oblige faire chaque matin le même chemin, et à le refaire chaque soir en. sens inverse, pour ne pas mourir de faim. C'est d' une stupidité dont rien n'approche. L'esclavage n'est point aboli : il n'a fait que changer de nom.
L'homme est toujours esclave de lui-même et des autres. Du jour où notre volonté se déciderait à agir, une vie nouvelle remplacerait cette mort permanente : un monde meilleur pourrait naître sur les ruines d'un monde insensé, d'où la beauté, la liberté et. la justice sont bannies.
Plus noua nous rapprochons de la vie primitive, plus nous sommés civilisés, car moins nous avons de désirs factices, de joies banales et d'ambitions démesurées.
G. de Lacaze-Duthiers
(Extrait de la PHILOSOPHIE DE LA PREHISTOIRE, tome 1er )
L'En Dehors #200-201 du 15 février 1931
à 15:57