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On soupçonne les abolitionnistes d’angélisme. Mais n’est-ce pas plutôt de l’autre côté qu’est l’angélisme, quand on s’imagine que la prison peut permettre à la Société de se protéger de la délinquance en amendant les détenus ?
Dans ce beau printemps de mai 68 qui dura une dizaine d’années, on a réfléchi beaucoup et l’on s’est interrogé sur le bien-fondé de l’incarcération. On passa aux actes. Aux Pays-Bas, en 1970, seulement 35 condamnations de trois ans ou plus ont été prononcées ; 49 personnes accusées d’homicide ont été condamnées à des peines de moins de trois ans ! (Cf. Criminal Justice in the Netherlands, Louk Hulsman, Delta 1974).
Au cours des années 90 où culmine la sauvagerie officielle, dans presque toutes les contrées du monde, la population carcérale a augmenté de 20 % et d’au moins 40 % dans la moitié des pays. À deux exceptions près : la Suède qui maintient le cap vers la baisse depuis 1997 et surtout la Finlande, seul État du monde à avoir enregistré une baisse constante des incarcérations tout au long de ces quinze dernières années. Sur 100 000 habitants, 700 sont en prison aux États-Unis, 54 en Finlande ; certes la délinquance est moindre en Finlande mais si l’on compare à des pays comparables en ce domaine, on voit qu’il y a cinq fois plus de détenus en Lettonie, Lituanie ou Estonie. Il y a en Finlande une volonté politique forte, qui s’est enracinée du temps du communisme en URSS, d’échapper à la violence d’un État policier. De 1970 à 2000, les pénalistes finlandais ont multiplié les études et recherches sur le coût de la prison, ses résultats et le poids néfaste du châtiment sur la culture et le bien-être d’un pays. Au vu des résultats, ils ont choisi d’éviter l’incarcération dans toute la mesure du possible.
Jusqu’au xvie siècle, pour cicatriser les plaies, on y versait un pot d’huile bouillante. Ambroise Paré osa faire autrement. Depuis lors, on ligature, on recoud, on répare. En eût-on juste gagné de la souffrance en moins que cela en aurait valu la peine. Mais il se trouve aussi que c’était plus efficace, qu’on y courait moins de risques d’abîmer à jamais les chairs autour de la blessure.
Malgré la période sinistre que nous traversons et parfois à cause d’elle, l’idée d’abolition pure et simple fait son chemin. Au moins deux angles d’attaque sont actuellement envisagés.
A) Suppression de la prison
Les abolitionnistes modérés – une petite minorité qu’on retrouve en particulier chez des juges – estiment qu’on peut encourager tout ce qui peut faire tomber en désuétude la prison ; par les peines de substitution, on pourrait restreindre au maximum les incarcérations. La fermeture des prisons serait, selon eux, inéluctable vu leur forme misérablement anachronique au xxie siècle. Ils pensent que, pour commencer, réduire le temps des peines est le meilleur moyen d’évacuer le maximum des détenus n’ayant pu bénéficier de peines de substitution.
C’est une démarche logique : puisque la peine de mort a été supprimée, il faut aussi – et exactement pour les mêmes raisons – supprimer l’autre élimination physique qu’est la prison à vie. Ainsi en Norvège, en Espagne, au Portugal, à Chypre, en Slovénie, en Croatie a-t-on aboli la peine de perpétuité. Mais le temps n’est pas qu’une durée, il est la substance de la vie. On ne vit pas une peine de trois ans de prison de la même manière quand on est condamné par la médecine à mourir à court terme et quand on jouit d’une bonne santé. La suppression de la peine perpétuelle est une solution bancale. D’autant que si elle était abolie, on courrait assurément le risque de voir flamber les peines de 30 ou 20 ans incompressibles.
B) Suppression du système pénal
Un congrès abolitionniste, l’ICOPA, rassemblant criminologues et juristes du monde entier se réunit tous les deux ans depuis 1983 ; à la suite des idées développées au congrès d’Amsterdam en 1985, l’ICOPA, International Conference on Prison Abolition, décida de s’appeler désormais International Conference on Penal Abolition (Congrès international pour l’abolition du système pénal) : il était clairement apparu qu’il ne servait à rien de lutter contre la prison tant que dureraient le système pénal et la volonté de punir.
Les abolitionnistes proposent de remplacer la justice rétributive actuelle (infliger du mal à qui a infligé du mal) par une autre qui ferait de la victime et non du criminel le centre du processus. Trois grands axes orientent actuellement les idées abolitionnistes.
a) La médiation
Plutôt que de livrer la guerre, on doit faire appel aux diplomates, leur donner le temps et les moyens d’obtenir un règlement du conflit qui satisfasse les deux parties.
En France, la médiation pénale existe mais n’est mise à contribution que pour les petits délits. Dans d’autres pays, notamment au Canada ou encore en Australie, on cherche à faire fonctionner ces instances de médiation pour des affaires pénales plus graves en particulier celles mettant en cause de jeunes délinquants.
Il s’agit dans tous les cas de rassembler les acteurs et victimes d’agressions. Il est exclu de punir ou de sanctionner. Chacun est invité à réfléchir aux moyens à mettre en œuvre pour réparer les dégâts et éviter que cela ne recommence.
Un véritable bouleversement dans le système judiciaire eut lieu dans les années 90. Jusque-là, les rencontres entre victimes et offenseurs excluant toute idée de punition semblaient ne pouvoir fonctionner que pour des affaires « sans gravité ». Soudain on vit à l’œuvre ce principe pour les assassinats les plus atroces. En Afrique du Sud, dans les dernières années de l’apartheid, des tortures aussi inédites que monstrueuses ont été pratiquées par ses partisans mais aussi par les autres. La commission Vérité et Réconciliation a opéré une véritable révolution dans la Justice. À condition d’avouer publiquement son crime dans un face à face avec la famille de la victime, le coupable était assuré de n’être pas condamné, de repartir libre. Mais il devait tenter de comprendre et d’expliquer pourquoi il avait agi ainsi et répondre à toutes les questions des personnes qu’il avait torturées ou des proches de celles-ci.
Cependant l’idée de médiation nous amène à nous poser quelques questions.
Le terrain est miné dès lors que les commissions s’engluent dans des structures institutionnalisées. Car qui s’arroge le droit d’arranger les choses ? Des travailleurs sociaux ? Des psychologues ? Vraisemblablement des professionnels estimant de leur devoir de raccommoder les trous du tissu communautaire. Mais il se trouve que toute instance visant à une nouvelle institutionnalisation des rapports est à terme porteuse de violence car nous souffrons tous, par-dessus tout, de ne pouvoir créer des relations qui ne soient pas immédiatement réduites à des rouages sociaux.
Le deuxième obstacle, celui de la participation de l’agresseur et de la victime, présente davantage encore de difficultés. A priori le délinquant, lui, refuse les règles sociales ; comment accepterait-il de jouer le jeu de la conciliation, de reconnaître un tort par rapport à une loi qu’il ne reconnaît pas pour sienne ?
Troisième question : quand bien même l’affaire serait réglée entre les deux parties, qu’en serait-il des conditions sociales qui ont produit le délit ou le crime ? (Reconnaissons en passant que cette question est définitivement mise de côté dans le système judiciaire actuel.)
Des abolitionnistes avaient très tôt mis en garde les adeptes de la médiation contre ces questions. Un juriste, Louk Hulsman, a été le premier à insister sur la nécessité de créer pour chaque conflit des commissions ad hoc dont les membres seraient proches des personnes impliquées dans le conflit. À chaque affaire, une commission nouvelle. Chacun, victime et agresseur, s’entoure ainsi de gens qui le soutiennent mais ont décidé avec lui de régler l’affaire aussi pacifiquement que possible ; il doit pouvoir choisir ses alliés et sa méthode d’approche des événements. Pour tous le crime est une tragédie, mais qui touche aussi bien l’offenseur que l’offensé.
Que devient là-dedans la défense de la Société ? Une expression creuse, parfaitement vide. Car ce sont les hommes qui valent la peine d’être défendus. Le crime ou le délit n’est plus une offense à la Loi, mais une offense à quelqu’un.
Quant à la troisième question posée, c’est celle de la prévention, non pas bien sûr dans le sens devenu habituel de contrôles policiers, mais en celui de lutte implacable contre la pauvreté, avec une vie culturelle intense, des voyages, des groupes populaires de réflexion, enfin tout ce qui peut élargir le champ des consciences. Aucune prévention ne peut supprimer la colère, l’indignation des « asociaux », mais il existe une délinquance malheureuse parce qu’obligatoire, une « déviation » en cul-de-sac devenant cul-de-basse-fosse organisée pour éliminer à force d’échecs les plus malhabiles, les moins « performants ». Contre ce cynisme-là, on peut agir. Ceux qui admettent la nécessité d’une prévention admettent que la délinquance a des origines économiques, sociales, urbanistiques, culturelles. Et à cause d’erreurs économiques, sociales, urbanistiques, culturelles, des individus singuliers sont jugés et condamnés à la prison, avilis et stigmatisés pour toujours ; c’est eux qu’on punit des fautes commises par les gouvernants qui mettent en place les conditions de la délinquance. N’est-ce pas dans les fameux « États providence » tant décriés où l’aide sociale a été la plus élevée, en Scandinavie, que le taux de délinquance a été le plus bas ?
b) Supprimer le droit pénal
Peut-on remplacer le droit pénal par un droit non pénal ? Des juristes reconnaissent que le droit civil avec quelques modifications peut remplacer avantageusement le droit pénal fondé sur le châtiment : le droit civil établit les responsabilités sans s’évertuer à trouver s’il y a eu faute et cherche la réparation, non la punition. Ils rejoignent ici des philosophes qui considèrent la culpabilité comme « un concept impondérable et scolastique », comme dit Louk Hulsman, tout à fait hors de propos quand il s’agit de faire face à un événement douloureux.
c) Cesser de criminaliser
Ces dernières années, on criminalise en dépit du bon sens un peu n’importe quoi : il est chimérique de prouver la volonté d’utiliser des informations confidentielles dans le « délit d’initié » ; les lois sentimentales dictées par les lobbies du politiquement correct comme celles supposées réagir contre le racisme font pire que mieux ; celles sur le harcèlement sexuel donnent lieu à des dérives scabreuses. Et que dire des... « incivilités » !
On peut cesser de criminaliser, on peut aussi décriminaliser. La dépénalisation de la drogue permettrait non seulement de vider les maisons d’arrêt, mais de juguler à la source la délinquance des cités tout autant que les principaux réseaux maffieux du monde : ils n’existent que parce que la drogue est interdite.
Décriminaliser ou arrêter de criminaliser permettrait aussi de réfléchir à ce qu’est une loi. Peut-on concevoir qu’un assassinat puisse ne pas être un crime ? Nous n’avons pas besoin de loi pour savoir qu’un meurtre est une inadmissible catastrophe.
Parce que nous recherchons la vie, nous sommes poussés à vivre en bonne intelligence avec ceux qui nous entourent. Hors les guerres, le fait de tuer reste rare. « Mais il y a des meurtres ! » Oui, il y a des meurtres et depuis des milliers d’années les lois interdisent le meurtre.
Il faut se protéger des agressions comme des inondations, des incendies, des maladies et des infirmités qui nous menacent. C’est à chacun de se préserver. Il est toujours inconsidéré de trop compter sur « les pouvoirs publics ». Choisir de laisser sa porte ouverte est aussi une manière de se protéger et pas la plus sotte...
Les meurtres, rixes, vols sont des accidents. Nous devons tout tenter pour les éviter, mais nous pouvons vivre avec le risque. Nous le faisons chaque fois que nous traversons une rue ou montons dans une voiture. La prudence, la vigilance, l’intelligence sont nos seuls atouts.
Dans des centrales comme Saint-Maur ou Clairvaux, la majorité des détenus sont supposés dangereux, presque tous ceux qui prennent un café avec leur famille, regardent des photos ou roucoulent sont considérés comme de grands criminels. Or les femmes et les enfants qui sont là ne sont pas en danger. Dans les foyers où on les accueille, à Emmaüs et dans quelques autres lieux, ces « criminels » ne font peur à personne. Pas parce qu’ils se seraient convertis à des vues plus honnêtes, mais parce que tout danger relève d’une situation précise. Ouvrir aujourd’hui les prisons ne présente aucun danger parce que cela ne modifierait en rien les situations individuelles où se retrouveraient tôt ou tard les sortants de prison. En revanche on lutte efficacement contre le viol, le racket, les agressions physiques quand on s’attaque à la misère matérielle ou sexuelle, à l’alcoolisme, au manque de perspective. La fermeture des prisons s’accompagnerait forcément d’une refonte totale de l’éducation. Il n’est pas dit que l’enfermement des enfants à l’école soit la meilleure éducation possible à la liberté. La délinquance est pratiquement toujours une réponse à l’échec scolaire. La révolte des gamins qu’on mène à l’abattoir est un signe de clairvoyance et de santé. Nous avons besoin de rebelles, de rebelles conscients. Leur colère contre le mépris est la nôtre, mais nous ne pouvons supporter qu’elle soit dirigée ni par la police ni par les caïds qui les enrôlent dans la délinquance comme d’autres le font pour l’armée.