En prenant les exemples de l’usage des mots peuple, nation, ethnie, etc., et de leurs équivalents en d’autres langues et contrées, on arriverait à de semblables ambiguïtés et divergences d’acception, dues à des parcours historiques, politiques et idéologiques propres à chaque pays, mais, en général, tous marqués plus ou moins de tentations hégémoniques, nationalistes, impérialistes, colonialistes qui laissent leurs traces dans le langage comme dans l’approche conceptuelle.
Il en serait ainsi en anglais, allemand et dans les autres grandes langues de culture, anciennes ou vivantes, issues de nations qui ont marqué les relations internationales et à travers lesquelles certains ont prétendu donner des leçons au reste du monde Peut-être les langues moins répandues des communautés ethniques plus modestes, moins ambitieuses, permettraient-elles un accès plus direct à l’objectivité ? Pour l’instant, on est bien obligé de dénoncer l’instrumentalisation des termes dans les usages nationaux et internationaux et de rester sur ses gardes quant à leur choix par les différents acteurs politiques, médiatiques ou académiques. En prêtant néanmoins plus d’attention, de compréhension et d’indulgence au langage des opprimés, pas toujours aussi soigneusement codifié que celui de leurs oppresseurs bien installés dans la vie officielle et ses discours.
Si, par principe, nous n’avons pas de patrie et rejetons d’emblée tout nationalisme, pouvons-nous considérer des groupes humains comme méritant d’être pris en considération en tant que tels, comme des portions de l’humanité à défendre ? Car un tel point de vue peut être écarté comme particulariste, comme faisant obstacle à une position universaliste menant à adopter l’antique adage cosmopolite latin Ubi bene, ubi patria (Là où on est bien, là est la patrie), et à prendre le monde entier comme seul horizon valable. Mais, si chacun doit rester libre de changer de pays, de langue, de culture et d’attachements divers, en fonction de ses goûts et aptitudes et des contraintes à fuir, il n’en reste pas moins que tous les individus naissent et, généralement, restent localisés dans des environnements géographiques et sociétaux donnés, qui les ont formés en leur léguant un certain type physique, une langue, une culture, une vision particulière du monde et des pratiques sociales propres. Et l’analyse globale de cette diversité humaine, comme de chaque collectivité la constituant, n’est pas destinée à flatter telle ou telle d’entre elles et à en faire un modèle à propager, mais, au contraire, à les décrire comme des exemples parmi tous les autres. À l’inverse de la pensée nationaliste, dont le propos est d’élever tel ensemble humain au-dessus des autres, systématiquement dévalués, qu’ils soient voisins, adversaires ou « indigènes », et tous destinés à être combattus et soumis.
Décrire objectivement la diversité de l’humanité est précisément ce que tous les nationalismes, impérialismes et colonialismes ont toujours contrecarré. Cet inventaire de l’humanité reste encore à faire. Par exemple, sur le plan des langues, on ignore combien de langues vivantes cohabitent actuellement, et les spécialistes de la question donnent des nombres variant entre 5 000 et 10 000... Or, toutes les analyses convergent en soulignant que l’indice capital d’identification de tout ensemble ethnique est bien sa pratique linguistique qui véhicule et exprime la culture, les traditions et la conscience communes. Pour les autres données de l’ethnologie comparée, l’incertitude est analogue, et ni l’Unesco ni aucune institution internationale ne sont astreintes à pallier les négligences voulues des États. Ce qui veut dire que nous ne disposons encore d’aucune identification, classification, localisation et estimation démographique exhaustive de notre humanité. Et que chacun peut estimer comme valable ou dérisoire tel ou tel critère pour caractériser l’appartenance à une communauté ethnique. Mais ce qui fait la loi, sur le plan scientifique comme politique, reste la volonté générale de réduire la diversité humaine à celle des États-nations existants, c’est-à-dire aux quelque deux cents pays ayant accédé à la souveraineté internationale.
Le découpage géopolitique du monde
Le tableau du monde utilisé par le discours politique, les médias et les manuels d’enseignement donne une vision simpliste et très déformée de la réalité, car les constructions politiques actuelles, toutes issues de certains traités plus ou moins récents, ne sont que des ensembles historiques transitoires voués à des évolutions qui, sans cesse, font surgir d’autres États ou amènent de nouvelles unions. Ce tableau géopolitique n’a jamais été stable : il n’est à tout instant que le reflet temporaire de la réalité ethnique permanente et sous-jacente, aux prises avec les derniers rapports de force entre États, comme à l’intérieur de chacun d’eux. Les « pays » dont on enseigne l’existence n’ont, sauf les îles, en général aucune consistance dans la géographie physique. La géographie officielle n’est que celle des États, créations partout en discordance avec l’environnement physique et, généralement aussi, avec les aires ethnoculturelles. C’est la discordance de ces trois trames de limites spatiales – géopolitique, géophysique et anthropologique – que l’on doit partout garder à l’esprit pour relativiser l’importance exclusive conférée au découpage en pays et patries, purement conventionnel et remontant rarement à plus d’un siècle. Mais découpage présenté comme naturel, éternel, incontournable et générateur des seules solidarités humaines valables devant aller jusqu’au sacrifice de la vie de chaque citoyen.
Et nous ne pouvons oublier que la dynamique des États, en permanence confrontée aux aspirations des peuples, a été fondée sur tous les procédés de domination et d’oppression politiques, d’exploitation économique et d’aliénation culturelle : c’est l’histoire inhumaine (Richard, 1992) due à l’État criminel (Téron, 1995). Ainsi le génocide (destruction physique d’un peuple, arménien, juif, tsigane, etc.), la déportation (des Tchétchènes, Tatars, etc.), le nettoyage ethnique (des terres des Bosniaques musulmans, des Kosovars albanais, etc.), l’ethnocide (destruction de la culture des peuples tels les Amérindiens) et le linguicide (éradication des langues, telles celles des sommets de l’Hexagone français) ont visé à réduire la diversité humaine au profit de quelques nations en position de pouvoir. Ni que les systèmes étatiques, impérialistes et colonialistes, ont profité à des peuples entiers, ayant édifié un État pouvant être par ailleurs démocratique mais qui, à sa frontière, ou outre-mer, pouvait exploiter sans limite des peuples entiers en les aliénant complètement. Exploitation et aliénation qui bénéficiaient directement aux colons mais, indirectement, à tous les membres du peuple dominant, consommateurs d’un marché privilégié et titulaires d’un statut de supériorité.
Ce que la solidarité humaine doit prendre en compte n’est pas le simple bilan géopolitique actuel mais, au contraire, la perpétuelle résistance et lutte pour leur émancipation de toutes les communautés humaines, qualifiées de « nationales », « ethniques » ou autrement, à travers le monde. L’état réel de l’humanité repose sur l’identification de ces milliers de communautés vivantes dissimulées par la force des deux cents États et donc sur « la force des faibles » (Caratini, 1986). C’est la connaissance détaillée de cette situation actuelle des formations sociétales réparties sur trois niveaux, ceux des « nations » souveraines, des quelques « peuples » minoritaires reconnus comme tels et bénéficiant de statuts variés d’autonomie et, enfin, des innombrables autres minorités ethniques non reconnues. La diversité culturelle aussi bien que physique de l’humanité est un produit de l’évolution analogue à celui de la biodiversité multipliant les espèces. Le danger de notre époque est qu’une mondialisation incontrôlée laissant libre cours à la puissance de certains intérêts économiques et étatiques amène certaines sociétés, comme certaines espèces, à la disparition.
La lutte des peuples
L’identité des communautés réelles, des ethnicités conscientes d’une culture d’une langue et d’un territoire propres, est constamment niée par le discours des États qui rejette les concepts identitaires, communautaires, ethniques en essayant de leur conférer un aspect répulsif de particularisme dérisoire et dangereux, issus d’idéologies « communautaristes », « ethnicistes », ou « tribaliste », en un mot rétrogrades, opposées à la grandeur immaculée et incontestable des « nations » consacrées. En taxant même leur revendication et combats de « nationalistes », alors que l’on est bien forcé d’y voir l’expression de luttes défensives de libération nationale. Et en réduisant ces luttes de minorités pour leur reconnaissance et leur émancipation à des combats « terroristes ». Alors que, même si l’on a une préférence pour les formes non violentes de lutte, l’on doit constater que, face aux répressions impériales armées, les combats de libération nationale livrés par des résistants sans uniforme ont été ni plus ni moins criminels que ceux des corps en uniformes, et que la plupart des animateurs de ces luttes, depuis Charles de Gaulle jusqu’aux principaux leaders arabes, israéliens, africains et autres, avaient tous été traités de « chefs terroristes » par les divers dominateurs.
Alors que ce sont les États qui ont inventé le terrorisme à une grande échelle et que ce sont eux seuls qui ont systématiquement pratiqué l’extermination, l’expulsion, la déportation, l’asservissement. Par exemple à travers ce Nouveau Monde tant convoité dont les « indigènes » (« peuples de l’Inde »), après avoir été, non sans mal, reconnus comme humains, ont été réduits en servitude économique, politique et culturelle ou enfermés dans des « réserves » ou « réductions ». Mais, en Europe même, qu’ont fait Anglais et Écossais en Irlande ? Si ce n’est, par le système des « plantations », d’avoir, pendant trois siècles, colonisé les terres des Irlandais pour les repousser vers la mer, le servage, la famine et l’émigration en niant leur existence jusqu’au xxe siècle ; pour, ensuite, sur le territoire conservé en Irlande du Nord, leur refuser jusqu’en 1973 un droit de vote égal. Faut-il s’étonner que maintenant les personnalisables – enseignement, santé, aide sociale, etc. –, particulièrement dans les régions mixtes, comme Bruxelles où les autres domaines – transports, travaux publics, etc. – sont gérés par la région. Et la Constitution stipule : « La Belgique est un État fédéral qui se compose de communautés et de régions. »
Le fédéralisme mondial, espoir du xxie siècle
La fin de la lutte des classes implique la disparition des formations sociales antagonistes comme condition à l’éradication de l’exploitation économique des unes par les autres. Différentes formes de fédéralisme entre organismes économiques et sociaux ont été conçus, notamment depuis Proudhon (Du principe fédératif, 1863), pour transformer les rapports humains de production, distribution, consommation. Mais la fin de la lutte des peuples peut difficilement impliquer la fin des peuples comme préalable à l’élimination de la domination politique des uns par les autres. Autant il est difficile d’imaginer la survie des classes dans leur entente mutuelle, autant celle des peuples peut être aisément conçue dans le fédéralisme territorial et culturel. À moins d’imaginer l’unification de l’humanité en un seul peuple ayant une seule culture, l’avenir à construire est donc bien celui d’une humanité diverse, mais en paix, où peuples, nations, ethnies vivraient dans l’égalité et l’entente. Si le xxe siècle a connu l’apogée des affrontements entre États-nations issus de l’Europe, on peut espérer que le xxie siècle, par contre, sera celui de la disparition du nationalisme et de la fin de l’ère des États souverains, intégrés dans une couverture progressive de la planète par des structures fédérales supranationales à l’image de celles initiées en Europe.
La mise en place, dans la sphère politique, d’une telle trame fédérale a donc pour principal objet, en rognant sur la souveraineté des États, de décharger ceux-ci de leurs pouvoirs excessifs dans deux directions : d’une part, vers les niveaux supérieurs, continental et mondial et, d’autre part, vers le niveau inférieur, régional ou minoritaire. Cette répartition se faisant en application du principe fédéraliste de subsidiarité, ou de proximité, qui spécifie que toute capacité d’action doit être assumée au niveau le plus proche des citoyens et transférée à un niveau supérieur uniquement si les instances inférieures ne peuvent les assumer isolément. Cette remise en ordre générale de la carte du pouvoir politique dans le monde doit donc se traduire par le dessaisissement de la puissance exorbitante des États au profit des structures tant supranationales que sub-étatiques. Les structures supranationales sont seules en demeure de lutter contre la mondialisation économique sauvage reposant sur les appétits des firmes capitalistes transnationales. Et les structures sub-étatiques sont seules capables d’exprimer la variété des aspirations de toutes les unités vivantes de l’humanité. Quant aux structures du niveau national, elles pourront assurer encore quelque temps, mais dans un rôle intermédiaire, ces pouvoirs dont elles ont tant abusé mais auquel tant d’esprits restent attachés.
Unité planétaire de l’humanité, intégrations régionales par continent ou sous-continent et aménagement intérieur des États selon leurs composantes humaines réelles sont des objectifs qui, au xxie siècle, ne paraissent plus irréalistes et hors de portée. Mais il convient de rappeler qu’il ne s’agit en cela que d’une recherche de l’harmonisation des relations politiques entre peuples visant à mettre fin aux conflits nationaux. Autre chose est la recherche de l’élimination des systèmes d’exploitation économiques, pour laquelle des solutions fédéralistes et d’autonomie (mutualisme, autogestion, communalisme, etc.) sont aussi à mettre en place. À l’ère de l’inéluctable mondialisation (globalization), le jeu du capitalisme transnational, comme de celui des États impérialistes qui le servent, doivent pareillement être régulés par l’intervention des peuples du monde opposant leur conscience et leur volonté à l’appétit de gain immédiat et au mépris de la vie de l’humanité, comme de l’environnement planétaire, qui caractérisent le capitalisme et l’impérialisme. C’est cela la révolution mondiale tant attendue des communautés et de la raison sur l’irresponsabilité des entreprises et des États, qui n’ont cessé de jouer de la violence et du dédain de l’autre pour mieux l’asservir et nier sa personnalité.
Roland Breton