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Jean Zin : "Pourquoi parler de révolution ? N'est-ce pas révolu, ringard ? N'est-ce pas la fin de l'histoire, le triomphe mondial du marché et du capitalisme depuis l'effondrement du communisme ? Que pouvons-nous encore espérer ? Quel en est véritablement le risque ? Comment l'empêcher ?
Contre ces pauvres évidences à la mode, je dirais donc pourquoi une révolution est probable et pourquoi il n'est pas souhaitable de l'empêcher mais au contraire de l'encourager et de s'y joindre en masse le plus rapidement possible, malgré les risques de violences, afin d'éviter pire encore.
En premier lieu, il y a des raisons objectives comme l'adaptation aux transformations des forces productives à l'ère de l'information. C'est aussi le moment d'un changement de génération (Papy Boom) et d'un nouveau cycle économique mondial (tiré par les trois nouveaux géants : Chine, Inde, Brésil). Pourtant, ce qui est vraiment décisif, c'est qu'une refondation sociale s'impose désormais avec l'autorité de l'urgence, la nécessité de refaire société et reconstruire les solidarités détruites. Et c'est pour cela qu'il faut un mouvement révolutionnaire fondateur d'institutions, tout comme il faut tomber amoureux pour fonder une famille.
Si l'amour est bien "l'état naissant d'un mouvement collectif à deux" comme dit Francesco Alberoni, reprenant Freud, cela veut dire aussi qu'un mouvement collectif est un peu une histoire d'amour, de manifestants qui se reconnaissent frères et prennent plaisir à se voir, solidarité souvent médiatisée par l'amour d'un leader. Il est illusoire de vouloir fonder une société sur le marché. Le rejet de la constitution européenne a été le retour d'une exigence de légitimité populaire, c'est la déclaration préalable que le supermarché européen ne suffit pas à nous réunir dans une communauté politique. Les peuples ne se décrètent pas d'en haut, ils se construisent par le bas, au moins en démocratie, par une confiance mutuelle et des solidarités concrètes. Ce qui a commencé là, c'est une réappropriation de l'expression démocratique qui devrait prendre de l'ampleur à travers toute l'Europe pour aboutir à une véritable constitution européenne, il n'y a aucune façon de couper court et d'accélérer l'histoire qui ne peut aller plus vite que les peuples, encore moins contre eux ! Aucune société ne tient sans lien social, sans soutien populaire, sans le relais de la multitude des micro-pouvoirs qui se vouent à sa reproduction (indispensable philia). Il y a bien une totalité sociale, un sens commun et tout un territoire, il ne suffit pas de l'alliance des élites ("Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir" Rousseau).
Il ne faudrait pas malgré tout entretenir l'illusion que l'amour serait le ciment ordinaire des peuples alors que presque toujours c'est la guerre qui soude les classes sociales, substituant à leurs divergences d'intérêt la division politique ami/ennemi (Carl Schmitt). La solidarité se fait contre les canons de l'ennemi qui ne font pas de différences entre riches et pauvres. Cette abolition des différences n'est pas seulement extérieure mais nous touche intimement. Les guerres obligent à dépasser l'intérêt privé et manifester notre solidarité, notre capacité de sacrifice, l'affirmation de notre communauté ("La guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles", Hegel[1]). Il y a un changement complet de la psychologie des individus qui se traduit par l'étonnante constatation qu'il y avait moins de fous, de névrosés et même de déprimés pendant les guerres mondiales. En l'absence de guerre, les sociétés se désagrègent assez vite en particularismes et s'enfoncent dans la décadence.
Les générations qui n'ont pas connu la guerre sont des exceptions dans l'histoire humaine. Hélas, cette paix si précieuse pourrait menacer la société de l'intérieur, aussi regrettable cela puisse nous paraître ! Et s'il faut le reconnaître, c'est pour avoir une chance d'éviter le retour de la guerre. Il y a bien des alternatives à la guerre comme les catastrophes naturelles qui sont l'occasion de grands élans de générosité ou même les menaces écologiques qui devraient nous rassembler de par toute la Terre. Il semble pourtant que dans les sociétés démocratiques qui se sont débarrassées de la guerre, l'alternative à la mobilisation générale ce soit la révolution démocratique même si les forces insurectionnelles sont toujours dangereuses. Ce n'est pas la lutte finale, l'écroulement du capitalisme, le paradis sur Terre ni l'enfer d'une barbarie sans lois mais la refondation du pacte social. A la suite de Castoriadis il faut comprendre la révolution comme l'auto-fondation de la société, l'affirmation de son auto-nomie. Ce n'est pas la violence qui fait la révolution mais des mobilisations de masse et l'engagement actif des citoyens (qu'on pense à la révolution orange en Ukraine).
Il ne faut pas se méprendre sur l'auto-nomie de la société qui ne signifie aucunement qu'on pourrait décider ce qu'on veut mais au contraire que les lois devraient être acceptées par chacun comme justes, qu'il y ait un certain consensus, une concorde nationale et pour cela il faut des règles les plus objectives possibles et la concertation avec les plus concernés. On ne choisit pas le contenu des lois, on s'accorde dessus, de même on ne choisit pas leur objet, les points de conflit qui s'imposent à l'actualité et structurent les oppositions politiques, pas plus qu'on ne choisit ses ennemis...
Pourquoi s'en mêler alors pensera-t-on ? D'abord parce que notre intervention est indispensable et que sinon les institutions démocratiques se vident de sens, comme on peut le constater. Ensuite parce que nous dépendons de notre environnement social, notre passivité nous menace, moins nous réagissons, moins nous existons, plus on nous méprise. On n'attend pas seulement du citoyen sa soumission mais aussi son témoignage, son intelligence, sa liberté, devoir de résistance, de rétroaction et de dénonciation. Au-delà, la raison la plus profonde c'est que la société n'est pas un corps, son unité n'est pas donnée, il faut la construire dans son tissu humain, d'autant plus lorsqu'il y a un brassage des populations. Les solidarités concrètes se constituent dans l'indignation, la lutte et la coopération, quand ce n'est plus par la religion ou les institutions, par tradition ou par contrainte légale.
Il n'y a pas de peuple en soi, d'essence biologique ou linguistique, d'identité naturelle sur laquelle on pourrait se reposer. Ce n'est jamais ni le sang, ni la terre qui parlent et si on invoque l'histoire c'est toujours sous une forme mythique qui est pure reconstruction. C'est contre une menace commune que se forment réellement des coalitions assez solides pour résister aux revers. C'est pourquoi on ne ressent plus le besoin de faire peuple dans un marché prospère, ni de partager ses richesses, ni de militer. Ce qui mène à la fracture sociale et l'exclusion avant l'éclatement et la dislocation de l'empire. On peut dire que seul l'ennemi extérieur pourrait gommer nos divisions intestines.
Mais dès la défaite de l’un des camps, les coalitions se relâchent ; dès qu’un ensemble assez grand a pu s’unir par relative identification et n’a plus à subir de pressions externes importantes, des divisions intestines apparaissent et tendent à reconstituer de l’intérieur de nouveaux pôles de décision ou de suscitation qui détermineront de nouvelles luttes. 211
La coexistence est troublée plus ou moins fortement par la prise de conscience des différenciations entre régimes politiques et socio-économiques ou des disparités entre classes sociales. 202
La négation ne dépasse pas d’abord la stimulation individuelle. 213
Essai général de stratégie, Jean-Paul Charnay, 1973, Champ Libre.
Rien ne sert de condamner l'égoïsme universel, il faut lui faire une belle peur en refusant le consensus, en bloquant la circulation, en arrêtant toute collaboration. Il est si facile de perturber les communications modernes. Il s'agit simplement de constituer en manifestation visible les injustices subies et l'exclusion vécues dans la solitude, rejetant du même coup les dieux en place qui délaissent des populations entières, et tous les beaux discours qui les écrasent. Il s'agit de faire sentir le poids du nombre de ceux qui ne s'y retrouvent pas et rétablir la simple vérité contre le mépris et les excès des classes dominantes.
Il n'est pas vrai que notre soumission soit volontaire quand il n'y a pas d'alternative ; mais au moment où la révolte cristallise et rassemble en masse, cela devient tellement vrai que le pouvoir ne tient plus en place et qu'il y a au moins changement de maître. Le consensus est vital dans toute société, encore plus dans des sociétés étendues et complexes. La nécessité d'une révolution pour le retrouver est le résultat de la destruction des fondements du lien social qui a précédé (à cause du libéralisme et de la paix, pas de l'immigration). Cela ne donne aucune garantie sur la réussite de cette révolution, ni même sur le fait qu'elle ait effectivement lieu mais témoigne du fait que tout processus vivant a besoin de se régénérer périodiquement et se régule par des systèmes opposants.
La vérité n'est pas donnée et fait l'objet de luttes sociales. Non seulement une révolution doit rétablir la vérité ("seule la vérité est révolutionnaire") mais elle comporte un autre aspect cognitif consistant à devoir prendre le monde comme un tout pour "changer le monde", et ce, sur un mode éminemment pratique. Effectivement, pour comprendre le monde, il faut vouloir le transformer pas seulement rêver à quelque utopie trop logique ni se contenter de bons sentiments. C'est le principe de toute expérience, mais pour le transformer positivement, il faut bien le comprendre dans sa globalité sans rester à un point de vue unilatéral.
Cet objectif de transformation sociale parait complètement exorbitant de nos jours, dans la plus grande confusion entre auto-organisation subie et auto-gestion démocratique. Il faut admettre que si l'ancien consensus est bien entamé, on ne voit pas encore hélas ce qui pourrait le remplacer ! La religion vient à la place de réponses politiques qui manquent. Il n'y a pourtant aucune chance qu'on puisse se dérober à la constante nécessité de refaire le monde, de redresser la barre, de corriger nos erreurs ; c'est l'activité vivante elle-même de lutte contre l'entropie, d'organisation et d'apprentissage. Il y a toujours des dérives auxquelles il faut s'opposer, des abus qu'il faut dénoncer, on ne peut se laisser faire, il faut au contraire reprendre la main. On a raison de se révolter mais ce n'est jamais gagné une fois pour toutes et ce n'est pas parce qu'on se révolte qu'on a toujours raison ! Il faut se révolter aussi contre les dérives autoritaires de la révolte. La lucidité historique est à reconquerir à chaque fois, nous avons besoin pour cela de toute notre intelligence collective.
Il y aurait encore beaucoup à dire bien sûr, et d'abord quelle révolution pouvons-nous espérer ou craindre, ce qui dépend beaucoup de nous. En tout cas, on aura compris, j'espère, que cela n'a rien à voir avec une quelconque "idéologie révolutionnaire", encore moins avec l'extrémisme qui en rajoute tout le temps (Staline a pris le pouvoir par son extrémisme intransigeant contre les "social-traîtres"). Il y a beaucoup de narcissisme dans le romantisme révolutionnaire et une arrogance insensée à se croire détenteur de la vérité ou représentant du peuple. Il faut plus de sérieux. On ne peut faire l'impasse sur les critiques des pouvoirs et la nécessité de puissants contre-pouvoirs au nom d'un nouveau système qu'on s'imaginerait purifié et transparent. Il ne s'agit pas de rêver au grand soir de la rupture avec le capitalisme qui viendrait magiquement d'une prise de pouvoir prétendue populaire ou révolutionnaire. Le révolutionnisme est pris dans un absolutisme totalitaire d'ordre religieux complètement déconnecté de la réalité. Ce qu'on peut attendre d'un soulèvement populaire c'est plus simplement une refondation des solidarités sociales, de nouvelles institutions, un nouveau pouvoir et le début de la construction d'une alternative au productivisme.
Les nouvelles institutions doivent à la fois permettre l'émergence d'une économie immatérielle et relocalisée, tout en étant adaptées au capitalisme cognitif avec lequel il faudra composer encore longtemps. Les axes principaux en sont un revenu garanti et une politique de développement humain au-delà d'une simple sécurité sociale (j'y ajoute coopératives municipales et monnaies locales). C'est un tel bouleversement des logiques et des hiérarchies actuelles qu'on voit difficilement comment on pourrait y parvenir sans une véritable révolution, de quelque façon qu'on la nomme.
Jean Zin
[1] Hegel, Phénoménologie II p23 : "Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s’enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s’évaporer l’esprit, le gouvernement doit de temps en temps les ébranler dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l’indépendance, de même qu’aux individus qui s’enfonçant dans cet ordre se détachent du Tout et aspirent à l’être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit dans ce travail imposé donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l’esprit réprime l’engloutissement dans l’être-là naturel loin de l’être-là éthique, il préserve le Soi de la conscience, et l’élève dans la liberté et dans la force".