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Partisan très jeune du « Mouvement pour une Nouvelle Culture » rejetant le confucianisme et se prononçant en faveur de la raison et des Lumières, qui se fait jour à partir de 1915 et va culminer avec le « Mouvement du 4 mai 1919 » - succession de grèves et de boycotts, agitation sociale et révolution intellectuelle qui vont changer la face de la Chine moderne - , il s’enthousiasme pour les idées véhiculées de l’Occident. D’une importance décisive pour lui vont se révéler les articles de l’américaine Emma GOLDMAN sur l’anarchisme, une pièce de théâtre « A l’Aube » décrivant la vie des terroristes révolutionnaires russes d’avant la Révolution de 1905, et surtout « L’Appel à la jeunesse » de l’anarchiste russe Pierre KROPOTKINE qu’il évoquera ainsi : « Je n’imaginais pas qu’il existât un tel livre au monde. C’était ma propre pensée mais exprimée avec une netteté, une précision dont j’étais bien incapable. Ces idées fortes et excitantes, ce style plein de chaleur consumèrent le c¦ur du jeune homme de quinze ans que j’étais. »
La prochaine étape est donc logiquement le désir de mettre ses idées en pratique et il rejoint alors le groupe anarchiste local « la Société de l’Equité » en 1919, prenant part aux manifestations étudiantes contre les seigneurs de la guerre locaux, distribuant tracts et brochures révolutionnaires. Une profonde amitié liait les membres du groupe et l’amitié va justement jouer un grand rôle dans sa vie et être mise en valeur dans ses romans. En 1923, après une lutte énergique, sa famille se résout à le laisser étudier à Nankin puis à Shanghai. Très versé dans l’étude des langues étrangères, notamment l’anglais, le français et le russe, il devient un adepte de l’esperanto, cette langue-synthèse alors très en vogue dans les milieux anarchistes.
Son premier travail d’écriture important va être la rédaction d’une brochure intitulée « La Tragédie de Chicago », racontant l’histoire de Haymarket, le 3 mai 1886, à la suite de laquelle cinq anarchistes, parmi les figures les plus connues du mouvement ouvrier américain de l’époque, furent condamnés à mort à partir d’accusations forgées de toutes pièces.
Mais les années 1925 et 1926 sont des années de grande effervescence pour le mouvement révolutionnaire chinois qui vont culminer en avril 1927 avec la grève générale de Shanghai, initiée par le parti communiste et qui sera noyée dans le sang par suite d’un retournement d’alliance de CHIANG Kai Shek, chef du parti nationaliste allié jusque-là avec les communistes. Dans le cadre de la double appartenance, MAO Zedong aura même à moment donné été membre du comité central du Kuomintang, nom chinois du parti nationaliste.
Pris en étau, les anarchistes sont marginalisés mais refusent de choisir entre communistes et nationalistes. Et c’est ce moment-là que choisit PA Kin pour partir étudier en France.
Il va donc passer les années 1927 et 1928 à Paris et dans la petite ville de Château-Thierry, sur la Marne, entrecoupées de brefs aller-retours à Londres. Ce séjour en Europe n’avait rien d’extraordinaire alors et d’autres étudiants, qui allaient devenir les nouveaux maîtres de la Chine trente ans plus tard, à l’instar de ZHOU Enlaï et DENG Xiaoping, l’avaient précédé dans le cadre du « Mouvement Travail-Etude » initié par le groupe anarchiste chinois de Paris à partir de 1916 : il s’agissait de permettre aux étudiants d’aller en France et d’y rester le temps nécessaire pour achever leurs études grâce au travail procuré sur place. Pour plus de détails, je renvoie à mon ouvrage « Aux sources de la révolution chinoise : les anarchistes » (A.C.L. 1986).
De son côté, si PA Kin quitte la Chine, c’est « pour aller vers l’Occident à la recherche de la vérité », comme il le rappelle dans une interview au journal « Le Monde », dans son édition du 18 mai 1979 lors de sa visite officielle à Paris, cinquante ans plus tard, au moment de la sortie en français aux éditions Flammarion/Eibel de son roman-phare « Famille » : « C’est pour cela que je suis venu en France à mes propres frais. Au départ, bien sûr, mon but était en principe de faire des études d’économie. Pendant le premier mois de mon séjour, j’ai également étudié le français à l’Alliance Française. Mais tout de suite j’ai appris que ma famille était ruinée. Et comme elle ne pouvait plus m’envoyer d’argent pour payer les frais de mes études, j’ai cessé d’apprendre sérieusement la langue. Ensuite ma santé à continué à s’affaiblir et un médecin m’a conseillé de me reposer. Je suis donc parti à Château-Thierry où, dans un collège, d’autres étudiants chinois apprenaient aussi le français. Mais, là-bas, comme à Paris, j’étais dans une solitude totale. A Paris il me suffisait d’entendre sonner les cloches de Notre-Dame pour ressentir cette solitude. C’est à ce moment-là, et peut être pour exprimer cette solitude, que j’ai pris la plume la première fois pour écrire un roman. Chaque heure de Notre-Dame sonnait si longuement que je ne pouvais pas dormir. Aussi je peux bien dire que c’est en France, à cause de mon voyage en France, que j’ai appris à écrire des romans. »
Malgré cette « solitude », il est en contact avec le mouvement anarchiste. Il poursuit sa correspondance avec Emma GOLDMAN, commencée en 1924, rencontre à Londres le compagnon de cette dernière, Alexandre BERKMAN, l’un des premiers à dénoncer l’imposture de la révolution bolchévique en Russie, et va participer activement à la campagne pour sauver SACCO et VANZETTI, ces deux anarchistes italiens immigrés aux Etats-Unis, condamnés en 1920 à la chaise électrique pour un hold-up meurtrier qu’ils n’avaient pas commis, et finalement exécutés en 1927 malgré une campagne mondiale de mobilisation en leur faveur pourtant sans équivalent. Il va d’ailleurs entretenir une correspondance avec Bartolomeo VANZETTI, écrivant à propos de ce dernier : ’J’ai un ’mâitre’. Il m’a enseigné l’amour et la générosité. »
Il continue également sa collaboration avec les revues anarchistes de Shanghai, traduit en chinois l’ouvrage fondamental de Pierre KROPOTKINE, « L’Ethique », mais il est maintenant persuadé que la littérature peut être une arme, non seulement pour combattre l’injustice, mais encore et surtout pour vulgariser, mieux que les brochures militantes, son idéal anarchiste.
C’est donc à Paris qu’il écrit son premier roman, « Destruction », traduit par Angel Pino et Isabelle Rabut et publié aux éditions Bleu de Chine en 1995. Dans cet ouvrage , il décrit la vie des révolutionnaires dans le Shanghai des années 20. Amour des opprimés, haine des oppresseurs, droit pour chacun au bonheur, le terrorisme comme méthode de combat révolutionnaire, tels sont les principaux thèmes abordés. Personnellement lui-même se prononce contre l’assassinat politique car il estime qu’ « il n’y a pas d’autre moyen d’arriver à l’anarchisme que par un mouvement de masse organisé ». Mais il se montre compréhensif envers les terroristes et rend la société chinoise, figée, responsable de leurs actes désespérés. Cette première ¦uvre va connaître un succès phénoménal, notamment auprès de la jeunesse chinoise qui s’identifiera sans peine aux principaux protagonistes. Sa carrière d’écrivain est lancée.
Les vingt-cinq premières années de sa vie auraient pu s’intituler « L’Eveil à l’Occident et à l’anarchisme » ; les vingt suivantes vont consacrer « L’Ecrivain engagé ». Dès son retour à Shanghai en 1929 il reprend sa collaboration avec la presse militante, tout en publiant rapidement un premier recueil de nouvelles, traduites en français en 1980 sous le titre « Vengeance » aux éditions Seghers, évoquant la misère des individus en butte à l’injustice sociale, aux malheurs de la guerre et aux tragédies de l’amour. Et c’est en 1931 que paraît son chef d’¦uvre, « Famille », dont le sujet était d’une brûlante actualité : le combat pour libérer les jeunes et les femmes du vieux système familial, féodal et patriarcal. En peignant une situation largement autobiographique, il savait qu’il se faisait ainsi le porte-parole de ceux qui, comme lui, ont fui « les griffes du démon du despotisme familial » pour éviter d’être « sacrifiés sur l’autel des rites ancestraux » : mariage forcé, pieds bandés, suicide, tel est le lot des victimes de ce système. La rupture et la révolte sont à ses yeux la seule issue possible pour la jeunesse : « Cela m’oblige à prendre la plume pour parler à la place de ceux qui sont morts d’avoir craché leur sang et de ceux qui vont mourir. » Deux autres romans sont suivre, « La Nouvelle vie » et « Brouillard » ; mais il est bientôt rattrapé par les évènements politiques.
En 1931, le Japon envahit la Mandchourie et dans la foulée bombarde Shanghai en janvier-février 1932. Le manuscrit de « La nouvelle vie » brûle dans l’incendie de l’imprimerie. En réponse il écrit « Le Rêve sur la mer », violent réquisitoire contre l’envahisseur japonais et ses complices, les membres de la « haute société » chinoise, tout en faisant l’éloge de la résistance offerte par les gens du peuple et les intellectuels révolutionnaires. En 1934, il termine sa trilogie « Amour » : « Brouillard », « Pluie » et « Eclair », y adjoignant une nouvelle « Tonnerre ». Cette trilogie décrit la vie d’intellectuels révolutionnaires et leur travail au sein d’organisations de masse. Dans une succession d’épisodes dramatiques, de dialogues tendus et de monologues intérieurs, il s’attaque à de nombreux problèmes essentiels : but de la vie humaine, convictions politiques, tactique révolutionnaire, amitié, loyauté, amour. Malgré le titre, l’amour ne joue pas le rôle principal dans la vie des personnages. « Plus important est leur foi » dit l’auteur. Comme dans presque tous les romans de PA Kin, « Amour » a un but didactique : monter aux lecteurs comment vivre et pour cela leur donner un modèle d’émulation. Lui considérait « Amour » comme son ¦uvre favorite. Pourtant ce ne fut pas l’avis du public et des critiques pour lesquels la préférence allait à son autre trilogie « Le Torrent », incluant outre « Famille » déjà mentionné, « Printemps » et « Automne ».
C’est à cette même période qu’il lui faut prendre position dans le cadre du conflit sino-japonais qui s’envenime. En proie aux tracasseries policières du régime nationaliste, il avait dû s’exiler au Japon en 1934 et ce n’est qu’en juillet 1935 qu’il revient en Chine alors que la déclaration de guerre officielle entre le Japon et la Chine se profile à l’horizon, et que la tension en Chine est à son comble entre les nationalistes de CHIANG Kai Shek au pouvoir et les communistes emmenés par MAO Zedong, qui reprennent de l’ascendant après l’épopée de la Longue Marche.
Dilemme cornélien pour PA Kin : d’un côté il s’affirme nettement comme un adversaire résolu du régime nationaliste, de plus en plus corrompu et fascisant ; de l’autre, c’est le parti communiste qui a pris la tête du mouvement anti-japonais au nom de la « défense de la nation », et a fondé à l’intention des intellectuels révolutionnaires « L’association des écrivains chinois » dont la figure de proue est LU Xun, le plus grand essayiste et romancier moderne chinois, auteur notamment de « La véritable histoire de Ah Q », allégorie des défauts du caractère chinois sous l’influence de la morale et des institutions traditionnelles, et confronté à l’assaut des valeurs en provenance de l’Occident. Son refus de rejoindre l’Association en juillet 1935 sera sévèrement critiqué et considéré par les communistes comme une atteinte pour « briser le front uni des écrivains pour la résistance contre le Japon ». Dénoncé comme « naufrageur » - c’était l’époque des naufrageurs hitléro-trotskystes selon la terminologie en vigueur à Moscou -, ce qui le sauva fut la défense vigoureuse de sa liberté d’adhérer ou de ne pas adhérer par LU Xun lui-même.
Une des principales raisons pour lesquelles PA Kin ne voulait pas adhérer, c’est son soutien enthousiaste en faveur de la Révolution Espagnole. L’année 1936 peut en effet être considérée comme l’année du renouveau pour la mise en application des idées anarchistes. Soutenant la position de la CNT-FAI - Confédération Nationale du Travail ; Fédération Anarchiste Ibérique - et la politique de collectivisations en cours notamment en Catalogne et en Aragon, il refuse de se joindre au ch¦ur communiste qui chantait les louanges de la « république », la fameuse étape de transition obligatoire selon les canons marxistes-léninistes classiques.
Mais après la déclaration de guerre officialisée le 7 juillet 1937 à la suite de « L’incident du Pont Marco Polo » près de Pékin, il a fallu se décider et en tant que « guerre contre l’oppression » il fut amené à la soutenir lorsque l’invasion japonaise s’étendit à tout le territoire chinois. Il rejoint « L’association pan-chinoise des artistes et écrivains pour la Résistance contre l’ennemi » et ses romans écrits durant cette période ont pour toile de fond la guerre sino-japonaise et exaltent la résistance à l’ennemi. Comme dans « Feu » où il décrit la participation de la jeunesse à la bataille pour Shanghai à la fin de l’année 1937 et, après la retraite de l’armée chinoise, la résistance clandestine contre les Japonais.
1945 voit la naissance de sa fille, Hsiao Lin, et son retour à Shanghai où il traduit les ¦uvres complètes de Kropotkine. 1946 est l’année de « Nuit glacée », son meilleur roman avec « Famille ». L’action se passe pendant les dernières années de la guerre. Les protagonistes, WANG Wen Huan et sa femme, couple venant de dépasser la trentaine, sont complètement absorbés par leurs problèmes personnels et leur lutte pour survivre. Comme nombre d’intellectuels en temps de guerre, ils vivent dans une atmosphère de privation et de maladie. Le ménage n’est guère heureux et la mère de Wen Huan, très possessive, ne fait qu’aggraver la situation. Finalement la femme brise cette spirale qui menace de l’engloutir et quitte son mari malade, lequel meurt peu après la reddition japonaise.
1945/1949, c’est la guerre civile en Chine. Le Kuomintang au pouvoir se fascise de plus en plus et face à la corruption ambiante effrénée, le parti communiste fait figure de monument d’intégrité et d’ascèse, d’autant qu’il est auréolé par sa conduite héroïque pendant la guerre contre les Japonais. Bien que de plus en plus isolé sur la scène chinoise, PA Kin reste en contact avec le mouvement anarchiste international puisqu’en mars 1949, deux mois après la prise de Pékin par les communistes, il continue sous son nom de LI Feikan à correspondre avec la CRIA, la Commission des Relations Internationales Anarchistes, qui a son siège à Paris.
La République Populaire est proclamée en octobre 1949 et finalement il va se rapprocher peu à peu du nouveau pouvoir. S’ouvre ainsi la troisième période de sa vie, qui couvre une nouvelle tranche de vingt-cinq années et que l’on pourrait intituler « Le peuple a toujours raison ».
Au début, le nouveau régime pratique la politique de la main tendue, et il se voit confier toutes sortes de responsabilités officielles au sein de « L’Association des Ecrivains Chinois », mais aussi comme député à l’Assemblée Nationale Populaire. Le dramaturge CAO Yu compose d’après « Famille » une pièce de théâtre qui sera maintes fois représentée et des filmes seront tournés, notamment d’après « Famille », « Automne » et « Nuit glacée ». 1956 c’est l’année des « Cent Fleurs » : Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent, s’est écrié le président MAO. PA Kin fait aussitôt part de ses critiques, tout en se gardant bien de remettre en cause l’hégémonie du parti communiste. Mais avec la reprise en main par MAO l’année suivante, c’est la douche froide et il est blâmé pour sa témérité. Il doit faire amende honorable et reconnaître ses fautes dues à ses origines féodales bourgeoises . Il est contraint cette même année 1957 de participer à la campagne de dénonciation de la « clique anti-Parti » composée des écrivains DING Ling, CHEN Dixia et FENG Xuefeng , ternissant ainsi son prestige auprès des jeunes intellectuels critiques. Il n’en reste pas moins dans le collimateur. Les nouvelles éditions de ses ouvrages ne sont publiées qu’après une révision minutieuse. Il doit faire disparaître de ses intrigues tout ce qui révèle l’identité ou même simplement la sympathie anarchiste de ses personnages : les titres des livres qu’ils lisent, les tableaux accrochés aux murs et les citations d’auteurs anarchistes. Ce que confirme René ETIEMBLE qui, dans sa préface à « Nuit glacée » parue aux éditions Gallimard en 1977, rappelle la visite qu’il a rendu à PA Kin à Shanghai le 14 juin 1957 : « D’emblée je lui parle de sa fameuse trilogie « Famille », tableau fortement critique de la tribu patriarcale à discipline confucéenne et du film qu’on en tira. Ce film ne lui plaît pas parce qu’on a faussé le sens des caractères et les trucages le déçoivent. Lorsque je lui demande s’il va bientôt nous en donner le quatrième volet , voici la réponse : ’Depuis la Libération, je n’ai presque plus le loisir de travailler. J’ai traduit les contes d’Oscar Wilde, Herzen, Tolstoï, d’autres encore. A quoi s’ajoutent tant de réunions qui nous dévorent les journées. Si tout va bien, je me propose d’écrire l’an prochain un quatrième tome en effet projeté mais jamais commencé.’ Et Etiemble de poursuivre, revenant à l’année 1977 : « Il faut croire que tout n’est pas allé pour le mieux car le quatrième tome, que je sache, n’a point paru, et cette conversation est vieille de vingt ans déjà. »
Si la veine romanesque semble définitivement tarie, il profite toutefois d’une nouvelle période de détente en 1962 pour rédiger un discours intitulé « Courage et sens de la responsabilité des écrivains » et qui constitue une protestation véhémente contre les bureaucrates de la littérature ainsi qu’un avertissement donné aux écrivains de dire la vérité et de donner leur vision de la réalité.
Une telle prise de position ne pouvait manquer d’avoir des suites, et dès le début de la Révolution Culturelle, il va être pris à partie par les Gardes Rouges et critiqué pour son passé d’anarchiste et ses tendances bourgeoises. Dès octobre 1966, sur « Ordre des Quatre » - la fameuse Bande des Quatre composée de CHIANG Ching, la femme de MAO, et ses trois acolytes : WANG Hongwen, YAO Wenyuan et CHIANG Chiunq’ao -, il est brusquement épuré alors qu’il venait de participer, en tant qu’adjoint du chef de la délégation chinoise aux travaux de la « Conférence des écrivains afro-asiatiques » réunie à Pékin en juin-juillet. Jusqu’en janvier 1970, il est astreint à se rendre quotidiennement au bureau de « L’association des écrivains de Shanghai » , mais ce n’est pas pour des exercices intellectuels. « Je faisais de petits travaux manuels, je servais à la cantine, je balayais, je débouchais les égouts, les toilettes » rappelle t-il dans une interview donnée à l’A.F.P. en 1978. En 1970, il a soixante-six ans. YAO Wenyuan le traite « d’anarchiste et d’ancêtre de l’anarchisme en Chine ». Qualifié de « sommité académique réactionnaire », son chef d’oeuvre « Famille » est rangé dans la catégorie des « herbes vénéneuses ». Dans la Rue de Nankin, la plus passante de Shanghai, des dazibaos le qualifient, sur toute la hauteur des immeubles de « traître à la nation ». Si toutefois il ne fit pas l’objet de brutalités physiques, il ne lui est pas possible de soigner sa femme ni de la faire hospitaliser et elle meurt du cancer en 1972. Il doit par contre participer à des meetings de critique « face aux masses » et même en direct à la télévision.
Interdit d’écriture, il passe deux ans à la campagne dans une « Ecole du 7 mai », de 1970 à 1972, « à l’écoute des paysans » selon la terminologie officielle. Il raconte : « Je restais debout, puis on me permettait de m’asseoir. Je me levais quand on me posait des questions. On m’injuriait fréquemment mais je gardais mon calme. Beaucoup d’accusations étaient contraires à la réalité. Quelquefois je refusais d’accepter la critique, et alors on m’accusait de ne pas être honnête. Mais si l’accusation était juste, je l’acceptais. »
Son sort va toutefois ensuite s’améliorer grâce à l’intervention du Premier Ministre ZHOU Enlai et il est transféré au bureau des traductions de « L’association des écrivains de Shanghai », tout en restant interdit de toute activité sociale. Il traduit notamment du russe « Terres vierges » de Tourgueniev, mais il lui est impossible d’écrire lui-même et il demeure placé sous la surveillance constante d’un véritable inquisiteur : « Un homme de confiance de la Bande des Quatre venait souvent chez moi pour vérifier si je n’écrivais pas d’histoire pour les démasquer. » En mai 1977, une fois cette Bande des Quatre elle-même épurée à la suite de la mort de MAO en octobre 1976, il sera enfin réhabilité officiellement.
Nous abordons ainsi la quatrième et dernière partie de sa vie : « La sérénité retrouvée ». PA Kin va redevenir, nolens volens, une figure officielle du régime qui cherche à donner de lui-même à l’étranger une image de marque plus « libérale » afin de faire oublier les exactions sans nom et sans nombre de la Révolution Culturelle. La culture chinoise, mise à mal pendant dix ans, a besoin d’une figure de proue, qui plus est, reconnue comme telle à l’étranger. En l’espace de six ans, quatre de ses romans : « Nuit glacée », « Le jardin du repos », « Famille », et « Printemps », ainsi que quatre recueils de nouvelles, « Vengeance », « Les secrets de Robespierre », « L’automne dans le printemps » et « La pagode de la longévité » vont être traduits et publiés en français.
Mais outre le fait que ces ouvrages sortent en ordre
dispersé, sans aucune logique ni cohérence propre - huit livres, sept
éditeurs et huit traducteurs différents ! -, l’accent est mis sur PA
Kin , écrivain engagé au service de la révolution chinoise version MAO,
son anarchisme
à
l’exception des préfaces de René ETIEMBLE et de Marie-José LALITTE -
étant passé par pertes et profits, d’autant que les traductions ont
toutes été effectuées à partir d’éditions chinoises postérieures à
1958, donc réécrites. Les traducteurs eux-mêmes ne s’en cachent pas à
l’instar de Madame ALEZAIS et de Monsieur LI Tchou-Houa pour
« Famille »
: « Pour la traduction de cet ouvrage paru en 1931,
nous avons suivi la dernière édition publiée à Pékin en 1977, mais nous
avons eu parfois recours aux éditions antérieures lorsqu’elles nous
semblaient présenter des variations intéressantes. » Le fonds anarchiste n’a pas dû être pour eux une variation intéressante et l’on comprend mieux lorsqu’ils poursuivent : « Nous
disons notre reconnaissance à Madame Michelle LOI qui a bien voulu
relire notre traduction et nous a donné de précieux conseils. » On
peut lui faire confiance à Michelle LOI pour gommer justement le fonds
anarchiste, elle qui, pro-chinoise bornée, écrivait en 1974 dans
« Libération » à propos de la sortie du livre de Simon LEYS « Ombres chinoises » :
« Mais quand on travaille dans et pour « Libé », comment peut-on tenir
le crachoir aux agresseurs de tout ce que la vraie gauche, la presque
gauche et la gauche de la droite (sic !) comporte d’admirateurs de la
Chine, acceptant la responsabilité de mettre sous les yeux du grand
public non averti une caricature de la Révolution Culturelle, un des
évènements de notre temps les plus riches de sens pour tout le
monde ? »
On note également que sur la troisième de couverture du « Jardin du
repos » il est présenté comme « un compagnon de route du mouvement
communiste » et que depuis 1948 il avait définitivement abjuré -
admirons au passage la connotation religieuse - l’anarchisme.
Seule Marie-José LALITTE, traductrice de « Nuit glacée » qualifie Emma GOLDMAN de « mère spirituelle » de PA Kin avec ce commentaire en note : « Emma Goldman, 1869-1940, éminente anarchiste américaine. Son nom n’est plus mentionné dans les rééditions des ¦uvres de PA Kin après 1949. » C’est toutefois la parution de la traduction française de « Famille » qui lui permet de revenir cinquante après en France, en mai 1979, à la tête d’une délégation d’écrivains et de critiques chinois. Et il y retourne à nouveau en septembre 1981 à l’occasion du 45° congrès du Pen Club. Le voilà au faîte des honneurs. Président de l’ « Association des Ecrivains Chinois » depuis décembre 1981, il est alors considéré depuis la mort de MAO Dun en mars 1981 comme le plus grand écrivain chinois contemporain vivant et son nom sera prononcé plusieurs fois au cours des années 80 pour l’attribution du Prix Nobel de littérature qui n’a, à ce jour, toujours pas couronné d’écrivain de nationalité chinoise puisque GAO Xingjian, en 2000, l’a reçu en tant que citoyen français.
Toujours est-il qu’après avoir publié entre 1928 et 1948 vingt romans, treize recueils de nouvelles et de contes, cinq écrits de voyages et douze volumes d’essais, il n’a plus écrit depuis la moindre ¦uvre de fiction, seulement quelques oeuvrettes de circonstance et de commande jusqu’à ce qu’il s’attelle enfin au début des années 80, au sortir de la Révolution Culturelle qui l’a tant éprouvé, à la rédaction de ses Mémoires.
Intitulées « Au gré de ma plume », elles ont été publiées en cinq volumes, dont l’un a été traduit en français et publié en 1992 aux éditions « Littérature chinoise ». Dans la préface, il indique : « Je livre mes pensées et réflexions comme elles me viennent, tout simplement, sans plan décidé à l’avanceŠ J’écris simplement pour exprimer mes sentiments. Lancé par hasard dans la littérature, je me suis formé en écrivant. » Il apparaît ainsi comme un adepte de la transcription de ce qu’il voit et ressent directement de l’expérience et non de l’imagination : « La vie est vraiment la source de toute réalisation artistique, et la seule sourceŠUne ¦uvre littéraire reflète la façon dont l’écrivain comprend la vie. »
Il revient également dans ses Mémoires sur l’origine de son nom de plume. Jeune militant anarchiste dans les années 20 à Chengdu, la capitale du Sichuan, il signait ses articles de son nom de famille , LI Fei kan. Mais lors de la rédaction de son premier roman « Destruction », pendant son séjour en France en 1927-28, il pensa utiliser un nom de plume afin de distinguer ses activités de militant politique de celles d’écrivain. Toutefois, bien que les spécialistes de la littérature chinoise, comme MONSTERLEET ou HSIA, ainsi que sa biographe, Olga LANG, estiment que PA (ou BA) est la première syllabe de BAKOUNINE, et KIN la dernière de KROPOTKINE, lui-même s’en est défendu en affirmant que BA était un hommage à son ami BA Enpo, et si KIN faisait effectivement référence à KROPOTKINE, ce n’était pas par volonté politique mais simplement parce qu’à ce moment-là il traduisait son livre majeur « L’Ethique » et que Kin était un caractère facile à retenir. Angel PINO, le meilleur connaisseur français de l’oeuvre de PA KIN abonde dans ce sens avec l’article, qu’il veut « définitif », publié à ce sujet dans le numéro 2 de la revue « Etudes Chinoises » de l’année 1990, « Ba Jin, sur l’origine d’un nom de plume ». Pour ma part, je n’en serai convaincu que si l’on retrouve un texte publié sur la question par PA KIN lui-même et datant d’avant 1949Š
En tout cas cette dernière période de sa vie, que l’on pourrait qualifier de « Sérénité retrouvée », le voit tout de même adresser en 1989 son « Salut aux étudiants du Printemps de 1989 », ce charbon ardent qui a embrasé toute la société civile urbaine avant d’être broyé dans le sang sous les chenilles des chars de la place Tian’anmen. Mais depuis plus de dix ans, alors qu’il aura 100 ans au mois de décembre, il vit reclus sous la « garde » vigilante de sa fille. Son testament politique pourrait être son hommage à SHEN Congwen, décédé en 1988, et qui avait choisi, lui, le silence après l’avènement du régime communiste en 1949 : « A la mémoire d’un ami », publié en 1992 aux éditions des « Mille et Une nuits » est un grand texte sur le refus de l’intellectuel face au pouvoir.
Centenaire malgré lui, ce dernier géant de la littérature chinoise vient de s’éteindre à Shanghai ce 17 octobre 2005, succombant à la maladie selon le communiqué officiel de l’agence Chine Nouvelle. Maladie ou euthanasie ? En effet, réduit depuis plusieurs années à l’état végétatif, rivé sur son lit d’hôpital et maintenu sous perfusion, il n’en pouvait plus de cette vie s’étirant à n’en plus finir. « La longévité est un châtiment » aurait-il marmonné. Oui, Pa Kin réclamait l’euthanasie, dernière leçon de courage d’un homme dont la vie se sera confondue avec ce XX° siècle qui aura vu se lever tant d’espoirs pour engendrer autant de désillusions.
Mais ne désespérons pas pour autant de l’avenir ! Les idées anarchistes restent plus que jamais d’actualité. A nous de les mettre en pratique.
Jean-Jacques Gandini.
Dans son édition, Hors série N°29 du 22 décembre 2005 au 12 janvier 2006, le Monde libertaire a publié un article d’Angel Pino sur Pa Kin C’est de ce numéro que sont issues certaines des illustrations présentes ici
Ce texte a été publié la première fois sur le site Recherches sur l’anarchisme