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P.Carles, saboteur cathodique : un condensé du dossier de L'Oeil Electrique, 09/02 : "En quelques années, Pierre Carles a réussi l’exploit d’être interdit d’antenne sur toutes les chaînes de télévision françaises.
C’est à sa manière sournoise et insistante de malmener le beau linge télévisuel qu’il doit cette «réussite». Mais il ne suffit pas de parvenir à être exclu du monde de la télévision :encore faut-il savoir rebondir une fois l’excommunication obtenue. Le documentaire Pas vu pas pris qui raconte précisément ses déboires télévisuels à travers un cas d’espèce (la censure d’un de ses reportages par Canal +) lui permet d’entamer une nouvelle carrière, orientée cette fois vers le cinéma. Ce qu’il ne peut dire sur le petit écran, il le dira donc sur le grand. Avec quelques associés, dont la productrice Annie Gonzalez, il crée la société C-P Productions afin de sortir Pas vu pas pris en salles. Le succès commercial inespéré du film permet de consolider les bases de C-P Productions et d’enchaîner sur un projet plus ambitieux : un long documentaire sur le travail du sociologue Pierre Bourdieu (1). Ce sera La Sociologie est un sport de combat, l’une des rares occasions de voir la pensée de Bourdieu s’incarner à l’écran.L’automne 2002 voit le retour du trublion avec Enfin pris ?, où il se demande, à sa manière ludique, si l’on peut «critiquer la télévision à la télévision». Pour cela, il part d’une émission d’Arrêt sur images dans laquelle Daniel Schneidermann avait invité Pierre Bourdieu et qui fit couler beaucoup d’encre. On retrouve dans ce film une synthèse des deux premiers : la dérision toute puissante de Pas vu pas pris et la plus grande exigence intellectuelle de La Sociologie... Avec, en cerise sur le gâteau, une séquence d’introspection (sur le divan d’un psy, pour une pseudo analyse) où Carles, pour la première fois, se met réellement en danger devant sa caméra. Un indice qui incite à penser que l’époque des frasques provocatrices a laissé la place à une démarche plus réfléchie et plus ambitieuse. Avant l’interview, nous nous interrogions sur le personnage : chevalier blanc ou sniper réglant ses petits comptes personnels sous couvert d’intégrité ? Destructeur cynique ou saboteur bien inspiré d’un système qui le vaut bien ? Une chose est en tout cas certaine : Pierre Carles nous pousse efficacement à nous questionner sur les influences télévisuelles dont nous sommes les victimes consentantes.
Qu’est-ce qui a motivé la réalisation d’Enfin pris ? ?
Après avoir fait La Sociologie est un sport de combat, on me posait souvent la question « Mais pourquoi n’y a-t-il pas de contradicteur face à Bourdieu dans ce film ? » Au lieu d’y répondre oralement et de répéter toujours la même chose, j’ai préféré faire un film qui expliquerait entre autres les raisons pour lesquelles j’ai fait La Sociologie est un sport de combat.
Ça m’intéressait aussi de travailler à nouveau avec des matériaux autobiographiques comme je l’avais fait dans Pas vu pas pris, en mélangeant légèreté et gravité. J’ai essayé de travailler la question du « retournement de veste », ou en tout cas des chemins que peuvent prendre les uns et les autres. J’ai aussi tenté de cerner les nouvelles formes de censure qui se mettent en place dans les grands médias, à travers cette histoire entre Bourdieu et Schneidermann, tout en essayant de la dépasser. Parce que la démonstration — si démonstration il y a — c’est encore, comme dans Pas vu pas pris, une démonstration « a fortiori », c’est-à-dire que si quelqu’un comme Schneidermann se comporte ainsi, ne parlons même pas des autres !
Entrevue disponible en intégralité dans L'Œil Électrique, n°25, septembre 2002, en kiosques.
C-P Productions
Délocalisée depuis quelques temps à Montpellier, C-P Productions est un peu un OVNI dans le paysage des sociétés de production audiovisuelle. Annie Gonzalez, productrice et élément moteur apparemment inépuisable, explique : « En 1998, Pas vu pas pris était déjà bien avancé, mais s’est posée la question de sa diffusion : nous étions 17 associés et nous voulions soutenir ce projet qui était censuré avant même d’être sorti. » Après la campagne de soutien orchestrée par l’association Pour Voir Pas Vu et relayée par Charlie Hebdo, une somme suffisante est réunie pour assurer la réalisation et la distribution du film en salles. « Nous avons donc monté une société de production pour finaliser et sortir le film. » Énorme succès du film en salles (160 000 entrées, un chiffre assez exceptionnel pour un documentaire). « On a donc essayé de continuer ensemble. » Aujourd’hui, c’est cette volonté d’aventure collective qui semble toujours de mise, pour l’instant autour du travail de Carles : « On a produit les trois films de Pierre, et maintenant, il y a une nouvelle ouverture avec un projet sur le refus du travail précaire, Volem rien foutre al païs, qui sera coréalisé par Pierre Carles, Christophe Coello et Stéphane Goxe. »
Mais les projets C-P sont « systématiquement refusés par les chaînes françaises (1). Que l’on propose une coproduction sur scénario ou la diffusion du produit fini, la réponse est toujours la même. Sur un film comme La Sociologie est un sport de combat, qui est tout de même le seul documentaire réalisé sur Pierre Bourdieu, c’est pour le moins surprenant. » Pourtant, des sociétés de production dont les films sont refusés par les chaînes, ça n’a vraiment rien d’exceptionnel. « Mais la spécificité de C-P, c’est que nos films ont un succès très remarquable en salles. » Devant ce rejet cathodique, pour financer un projet comme Volem rien foutre al païs, « nous devons expérimenter de nouvelles solutions, et c’est ce que nous faisons avec la cassette vidéo Danger travail. C’est un soutien pour amorcer le tournage du prochain long métrage, mais son objet est aussi de générer de l’intérêt autour de la problématique du refus du travail. » Dans cette étonnante série de documents (Danger travail), disponible en VHS, on découvre « des gens qui refusent la logique du travail précaire et préfèrent adopter un mode de vie qui exclut l’idée d’un travail rémunéré. »
Les autres projets incluent une fiction de Thomas Bardinet, Cache-cache : « Une histoire avec des adultes très "bourgeois-bohême", qui se retrouvent en vacances avec des enfants, et les enfants prennent leur autonomie, ce qu’apparemment revendiquaient les adultes en leur disant : "Allez vous amuser, vous êtes en vacances." Mais les enfants ont trop bien joué à cache-cache, ils ont disparu, et les adultes sont totalement déstabilisés. L’idée, c’est de produire une fiction traversée par des enjeux politiques, mais qui n’est pas un film militant, "guédiguianais" ou "ken-loachien". »
Également en préparation, Uppercut, un portrait du sociologue Loïc Wacquant (cf. l’œil électrique #20), par Pierre Carles.
Mais pour exister, tous ces projets doivent emprunter des chemins de traverse : « Nous sommes "condamnés" à ce que nos films marchent en salles… Heureusement, il y a le réseau des salles Art et essai, avec certaines salles, comme le Saint-André-des-Arts à Paris ou les cinémas Utopia à Bordeaux, Toulouse, Avignon… qui laissent les films longtemps en salles, pour que le bouche à oreille puisse éventuellement faire son effet. »
(1) Les films de Pierre Carles ont toutefois été diffusés par la chaîne associative Zaléa TV lorsqu’elle pouvait émettre sur le bouquet CanalSatellite.
Entrevue et dossier disponibles en intégralité dans L'Œil Électrique, n°25, septembre 2002, en kiosques.
Interview : Stéphane Corcoral, Eric Magnen, Ivan Péault
Dessins : Philippe Hollevout - Maquette : Kate Fletcher