L'essor de l'agriculture biologique est présenté comme une pratique de résistance au système dominant. En sommes-nous vraiment sûr ? Manger des produits issus de l'agriculture biologique est souvent mis en avant comme pratique de désertion du système industriel et capitaliste, comme participant à une résistance contre les dommages écologiques causés par ce système. l:achat de produits bios devient également un secteur porteur au niveau marketing, en raison du souci de prendre soin de sa santé chez beaucoup de gens. Enfin, l'argument du meilleur goût, mais aussi l'aura du terroir, du maintien des traditions, des "bons produits bien de chez nous", tout cela participe de l'essor actuel du bio.
Dynamisée par l'envie d'apprendre des savoirs agricoles dont mon éducation intellectuelle et urbaine m'avait tenue fort éloignée, motivée par le souci de réappropriation de gestes augmentant une autonomie concrète et matérielle, j'ai passé pas mal de temps lés cinq dernières années dans des lieux de productions de ces fameux produits biologiques, certifiés et labellisés "Fcocert" ou "Demeter" (répondant aux critères de la biodynamie), et cela dans plusieurs pays (France; Belgique, Suisse et Allemagne). De la production maraîchère en passant par l'élevage de vaches, porcs, moutons, chèvres, volailles et toutes les viandes, charcuteries, beurre, fromage et autres produits laitiers que nous prenons à ces animaux, sans oublier les foins, les céréales, le pain, la laine- et les plantes médicinales, j'ai pu approcher et mettre la main à la pâte dans beaucoup de secteurs de cette production.
L'impression générale que je retire de cette immersion me laisse un sentiment de malaise, une envie de partager, certaines observations.
Un travail difficileLes personnes avec qui j'ai bossé dans ces diversIieux s'étaient engagées, toutes sans exception, dans la production bio mues par un idéal écologique et éthique (il existe bien sûr des agriculteur-trices conventionnel-les reconverti-es dans le bio par appât du gain, mais ce n'est pas chez ces personnes que j'ai eu envie d'aller apprendre le travail de la terre). Certain-es sont fil-les de paysannes, d'autres sont revenu-es à la terre par conviction et désir personnel. La plupart de ces personnes ont trouvé logique de faire de leur passion pour l'agriculture une profession, c'est-à-dire.- et ce n'est pas anodin - la principale ou unique source de revenu. Je dis une profession, mais je pourrais tout aussi bien employer le terme de sacerdoce, tant le travail de la terre à notre époque et sous nos latitudes demande une énergie quotidienne et acharnée. Les paysans et paysannes bio bossent dur et longtemps, la plupart font des journées de 12 heures de travail en moyenne, et de toutes façons ne comptent par leurs heures, ne comptent pas leur labeur ni leur fatigue, ni les sacrifices qu'il ou elles doivent s'arracher pour que leur entreprise tienne le coup : trop peu de temps à consacrer aux enfants, à sa compagne ou son compagnon, suppression des lectures, projection de films, sorties, et en fait de quasi toute activité autre que le travail à la ferme. Bien sûr, ils et elles sont passionné-es par leur activité, mais dans ce cadre, la limite entre passion et aliénation peut s'avérer floue. J'ai discuté de cette question avec plusieurs de ces producteur-frites bio, qui avouaient franchement qu'il ou elles préféreraient exercer leur activité de manière moins totalement absorbante. Ainsi la ferme, d'un lieu d'épanouissement, de vie et d'activités en harmonie avec l'environnement, de développement de savoir-faire précis et intelligents quant aux interactions et implications dans l'écosystème, de contemplation poétique pour toutes les formes de vie végétale ou animale, la ferme se révèle bien souvent dans la brute et dure réalité une sorte de prison où règne l'obligation permanente du travail, de la vitesse et de la rentabilité. Cette pression permanente et quotidienne à la rentabilité pousse les paysans et paysannes bios à s'abîmer la santé (par le stress ou le manque de sommeil par exemple), et les accule régulièrement à des choix en contradiction avec leur inspiration éthique de départ.
J'ai observé un cas très flagrant de ce phénomène en ce mois de mai dans une ferme de maraîchage. Le maraîchage est un secteur particulièrement pénible physiquement; qui demande beaucoup de main-d'oeuvre, et où les pics d'activité en haute saison sont très élevés. Pour diminuer la quantité de travail que demande l'entretien des plantations, toutes sortes de techniques sont expérimentées pour limiter la nécessité de désherbage : plantation sous plastique ou couche de paille par exemple. Il y a en la matière des trouvailles géniales, tout à fait compatibles avec le cahier des charges du label bio, mais moins avec un souci écologique global. Tel est le cas d'une "machine à vapeur" particulièrement efficace, dont j'ai pu observer le fonctionnement au cours d'une session de plantation de fraisiers. Il s'agit d'une sorte de citerne d'eau qui produit de la vapeur, grâce à un moteur au gasoil, et où la vapeur à quatre vingts degrés est ensuite propulsée dans le sol au moyen de grandes plaques métalliques sous lesquelles se trouvent des tuyaux de sortie de cette vapeur. Le but de l'opération est de "nettoyer" le sol avant la plantation, c'est-à-dire d'y tuer toutes les semences de "mauvaises herbes" qui s'y trouvent. Précisons que quasiment aucun insecte ou bactérie ne survit à ce traitement de choc.
Remarquons aussi que la personne amenée à manier cet engin, dont les quatre plaques métalliques qui fonctionnent simultanément sont excessivement lourdes, et qui se prend de grand nuages de vapeur sur tout le corps à chaque déplacement dès plaques, termine la journée dans un état d'épuisement physique avancé, dû à l'action combinée de la chaleur et des efforts physiques violents. Nous ne nous étendrons pas, pudiquement, sur les litres de gasoil brûlés par l'engin. Le bilan de l'opération est cependant positif du point de vue de l'entreprise bio : le cahier de charges est respecté (pas d'emploi d'herbicide de synthèse), et une grande économie de main-d'ceuvre en matière de désherbage (puisque ce traitement retarde l'apparition des mauvaises herbes de deux à trois mois). De quoi laisser perplexe une observatrice extérieure, et filer des problèmes de sommeil au/à la "chef-fe d'exploitation" (qui a bien sûr pleinement conscience des aspects peu écologiques de la méthode).
Ce premier exemple symptomatique concerne le niveau de la production proprement dite.
Engrenage de la commercialisationHélas, au niveau de la commercialisation, l'engrenage coince également pas mal. Etant donné le très faible prix de vente des produits agricoles (même bios) aux intermédiaires/distributeurs, une option de plus en plus plébiscitée est celle de la vente directe du producteur au consommateur, formule très à la mode pour le moment. On supprime les marges bénéficiaires des intermédiaires, ôn renoue le lien ville-campagne, la conscience des consommateur-trices et autres concepts très en vogue : apparemment tout pour plaire. Exposant cela, on néglige tout de même plusieurs aspects de la question. D'abord le fait que s'atteler à la vente constitue un secteur d'activités en tant que tel. Et que la personne qui bosse déjà sur son tracteur, dans son étable, pressée de tous côtés par telle bête malade, telle attaque de doryphore dans les pommes de terre ou les abreuvoirs gelés, qui doit en plus se coltiner toute l'organisation d'un magasin ou d'un marché et les contacts avec les clients, eh bien je peux vous assurer qu'elle doit avoir un microprocesseur très puissant dans le cerveau, et une capacité à gérer quatre ou cinq préoccupations à la fois assez hors du commun. Enfin, je parle de magasin ou de marché, il y a bien sûr aussi la formule "paniers tout prêts" et "colis pour groupements d'achats". Mais le tableau ne serait pas complet sans le volet "accueil paysan". Là on entre dans le summum de la réussite en matière, d'exploitation de l'image marketing de la "vraie vie à la campagne", dont est avide notre époque de désarroi urbain et industriel. D'un point de vue économique, nous sommes dans la catégorie la plus rentable de la machine économique. En effet après le secteur primaire de la production, le secteur secondaire de la transformation, nous voici dans le tertiaire des services et de la commercialisation. Celui qui rapporte le plus d'argent pour le moins d'heures de travail. Ainsi donc, de plus en plus de nos petites fermes bios sont appelées à faire de l'hébergement, des gites, des visites guidées, de l'accueil à la ferme sous toutes ses formes. Quand on regarde un bilan comptable, il est clair que ce type d'activités permet de sauver du rouge les fermes en détresse, de maintenir un bilan positif à l'activité... en termes économiques toujours. D'un point de vue humain, cette version nous donne des situations un tantinet ubuesques. Je me souviens d'un soir du mois de mars de cette année où je filais un coup de main à la traite des chèvres dans le jura. La traite est normalement un moment d'intimité avec ses animaux, une occasion d'observer les bêtes malades, de suivre les mises bas, de vérifier l'état général du troupeau. C'est un moment qui demande donc à la fois du calme et de la disponibilité. Et donc ce soir-là,,en même temps que la traite, la femme qui s'occupait des chèvres eut à gérer en plus l'accueil d'un lycée agricole en visite, la présence de trois jeunes handicapé-es en séjour à la ferme, ainsi, que l'arrivée de clients au magasin à la ferme. Tout cela avec le sourire en prime, c'est nécessaire. Quand je lui demandais si cette multiplication d'activités simultanées à gérer ne la dérangeait pas trop, elle me répondait avec un sourire fataliste que l'accueil de personnes, la version zoo de la ferme bio, constituait une avancée inévitable pour maintenir la survie économique.
Ah oui, je vous parlais de la vente directe productrice/consommateur. L'évocation ne serait pas complète si je ne décrivais pas un autre type de dommage collatéral de cette activité. Mettre les pieds dans le commerce implique en effet de se plier à la règle d'or de l'offre et la demande. Comme nos chers consommateur-trices, habitué-es aux étals luxuriants de nos non moins chers supermarchés, demandent poliment, réitèrent, insistent, exigent une variété dans les produits offerts, eh bien voilà nos énergiques producteur-trices amené-es à glisser dans la revente de produits... qu'il ou elles ne produisent pas eux-mêmes et elles-mêmes. Et par là-même à mêler leurs efforts à ceux de l'agro-industrie, dont le bic, est un secteur plein de promesses et d'expansion. Voilà nos cultivateur-trices de légumes poussé-es lentement mais sûrement à glisser dans leurs paniers du terroir des carottes venues de Pologne, des kiwis bios importés du Maroc, ou encore de l'ail d'Argentine au mois de mars.
Illusion de l'économie solidaireAu regard de ce tableau peu encourageant, la question que je me pose est comment une bonne intention de départ produit des effets si désastreux, et notamment des formes de masochisme aussi poussées ?
Je me permettrai une hypothèse quant à la base du problème,: la non-remise en
cause des fondements de l'économie capitaliste dans le grand élan de l'agriculture biologique.
Nous voguons en plein dans les brumes de l'illusion de l'économie solidaire, du discours qui affirme qu'il y a moyen de gagner de l'argent proprement, de créer des entreprises éthiques. Le grand préservatif moral pour fricoter sans risque de contamination avec l'argent et la logique de marché. Accepter de faire rentrer sa passion pour l'agriculture (ou toute autre activité en fait) dans le cadre de création d'un revenu implique de se plier aux lois du grand monopoly où circule l'argent. La base éthique de l'économie libérale affirme "l'homme est un loup pour l'homme". Par conséquent, si l'on refuse d'être un loup, eh bien on devient une chèvre, un mouton ou un pigeon. Et l'on se fait plumer sans pitié par les loups. Telles sont les règles du marché, et l'on ne peut y entrer sans s'y soumettre. Mais que faire alors pour défendre l'agriculture écologique, pour cultiver la terre quand c'est un métier qui nous passionne ? Aïe, aïe, aïe, c'est là que la bât blesse, en tout cas on est face à des choix idéologiques. Notre société industrielle et moderne repose dans ses bases sur un triptyque qui semble tellement évident à la plupart de nos contemporain-es qu'il est presque blasphématoire de le mettre en question. Allez, j'ose ? Il s'agit de la sainte trinité travail-mérite-argent. C'est une forme de vie qu'on nous a bien inculquée par l'école et tout autres moyens de formatage
quil faut bien travailler pour gagner de l'argent qu'on aura donc mérité par son effort et sa sueur, et qu'on pourra ensuite dépenser en toute liberté. Supposer qu'on pourrait gagner de l'argent éthiquement, c'est complètement négliger le fait que la valeur de l'argent est dictée par le marché. Et que c'est donc le système éthique de la compétition, de l'élimination des plus faibles, et de la logique de rentabilité (produire toujours plus et le plus vite possible), qui donne la valeur à l'argent. Et qui estimera que l'heure de travail d'un-e informaticien-ne vaudra, en termes monétaires, dix fois plus qu'une heure de travail en agriculture. hargent est un système de valeur en tant que tel, qu'il soit utilisé par des personnes qui spéculent à la bourse ou une stagiaire en fromagerie qui vend un fromage de chèvre sur un marché paysan. Tous les discours éthiques et solidaires, les kilos de papier et les litres de salive dépensée ne changeront pas cette donnée de base.
Il n'y a pas si longtemps, je vivais dans une ferme bio où on agitait toutes sortes d'idées utopiques. Sous l'impulsion de personnes qui ne voyaient plus de sens à découper des tranches de 200 grammes de tel fromage, 150 de tel autre, et une plaquette de beurre et trois yaourts pour la commande du groupement d'achat de Chicago, enfin qui doutaient sérieusement de la portée subversive de cette activité, des rencontres furent organisées sur le thème "sortir des rapports producteur/consommatrice, à la recherche d'un au delà des rapports marchands". Une quarantaine de personnes, principalement venues de grandes villes, ont répondu à cet appel. Ensemble nous avons réfléchi sur que signifient la ville et la campagne, qui produit de la nourriture pour qui et comment. Et on a abouti sur l'idée, ainsi que des ébauches de mise en pratique du « souci commun d'une production commune ». Dans cette logique, une ferme bio ne serait plus une entreprise qui fait vivre monétairement lés gens qui y travaillent, mais des terres collectives cultivées et gérées par les personnes qui s'en nourrissent. Mais comment le/la paysan-ne va gagner sa vie, alors ? Eh bien notre projet va plus loin que l'agriculture, il s'agirait plutôt de création d'une économie commune, non pas dans le cadre de l'argent et sa répartition, mais de répondre collectivement aux besoins des membres du groupe (nourriture mais aussi santé, habitat, formation, voyage...). Il existe toutes sortes de modes de production autonomes qui permettent de répondre à des besoins sans passer par le marché et l'argent. £argent peut faire partie de ces besoins à des moments, mais de manière secondaire, pas comme moteur principal de l'activité.
Ce type de réflexion me semble intéressante à partager dans un contexte où le grand horizon de l'action politique parait se réduire à la « défense des services publics et des acquis sociaux ». L:art de la stratégie nous apprend que les positions principalement défensives partent perdantes presque à coup sûr. Manger des pommes bios ne nous exemptera pas de nous poser des questions plus existentielles au sujet de notre mode de vie.
Jocelyne Renard
Silence! #333 mars 2006
à 17:06