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Radio libertaire: pour commencer, est-ce que. vous pouvez nous rappeler brièvement les faits?
Emmanuel Tordjman: nous sommes lé 27 octobre 2005, il est aux alentours de 17 heures, et une dizaine de jeunes habitants de Clichy-sous-Bois font un tournoi de foot. À la fin de ce tournoi, ils décident de rentrer chez eux. À ce moment, la police reçoit un appel téléphonique signalant que des jeunes rôdent autour d'un chantier. Commence alors une véritable course-poursuite entre les forces de l'ordre et certains de ces jeunes, qui n'ont pas sur eux de papiers d'identité.Trois d'entre eux, se sentant pris au piège, décident de pénétrer sur le site EDF, un site mortellement dangereux, où malheureusement deux d'entre eux, Bouna et Zyed, périront. Le troisième, Muhittin, survivra mais avec des blessures très importantes.
R.L.: quel âge ont-ils?
LT.: Zyed avait dix-sept ans, Bauna en avait quinze. Muhittin, lui, avait dix-sept ans et demi à l'époque des faits.
R.L.: qu'est-ce qui vous a amené à défendre ces adolescents?
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Jean-Pierre Mignard: ils nous l'ont demandé. Des jeunes de Clichy, dont le frère de Zyed, nous ont appelés dès le 28 octobre, après que des journalistes leur ont donné nos coordonnées. Ils sont venus nous voir, de Clichy, à nos bureaux qui se trouvent à Paris, rue de la Paix. Ce qu'ils voulaient, tout de suite, c'était des avocats, pour saisir la justice, car leur première réaction était de contredire, avec beaucoup de fermeté et d'émotion, la thèse de la police. Pour eux, il n'y avait pas de doutes: il y avait bien eu poursuite policière, et le résultat de cette poursuite était l'intrusion des trois jeunes sur le site EDF. Ce qui entrait en contradiction avec la thèse officielle, communiquée massivement, relayée par le Premier ministre -et surtout par le ministre de l'Intérieur, et qui niait qu'il y ait eu poursuite. Or les jeunes qui sont venus nous trouver connaissaient ceux qui revenaient du tournoi de football, dont certains avaient été arrêtés et qui, une fois relâchés, leur avait affirmé qu'il y avait bien eu course-poursuite. Pour eux, entendre sur les médias la version officielle des faits (tentative de cambriolage, intervention de la police, fuite des jeunes « délinquants ») était insupportable, représentait un élément de contrevérité qui laissait supposer le pire. Voilà pourquoi ils nous ont joints. Je rappelle que deux jours après « l'accident », il n'y avait., toujours pas de juge d'instruction désigné. Comme si on ne voulait pas enquêter sur la cause de ces deux morts, comme si on voulait cacher cette cause. La police et l'IGS (Inspection générale des services) conservaient le monopole de l'enquête sur cette affaire. Ce qui nous a semblé, d'emblée, tout à fait anormal, s'agissant quand même du décès de deux adolescents dans des .circonstances dramatiques.
R-L.: d'après le droit, dans une affaire, c'est d'abord la police qui enquête, puis l'enquête est confiée à un juge.
J.PM.: oui, logiquement, dans les cas de flagrants délits ou de crimes flagrants, la police peut enquêter sans en référer à un juge, pour des soucis d'efficacité. Mais dans le cas' qui nous occupe, on ne sait plus très bien dans quel cadre elle opère: Muhittin est à l'hôpital depuis deux jours, gravement brûlé, et il est entendu par les enquêteurs à propos d'un « flagrant délit ». Où est le délit? Où est la flagrance ? Voilà un adolescent, mineur, victime, qui n'a commis aucun délit et auquel d'ailleurs aucun délit n'est reproché, qui est interrogé par les policiers dès la chambre de réveil! Sans même, évidemment, que le procureur de la, République ait donné son autorisation à cette enquête! Encore un point obscur, que nous voudrions-voir élucidé.
E.T.: il faudra attendre huit jours avant que le pouvoir politique décide de confier (instruction à un juge...
J.PM.: c'est bien une question de pouvoir politique. Il faut savoir qu'en France, c'est le procureur qui décide l'ouverture d'une information judiciaire. Et puisque c'est le garde des Sceaux qui dirige le Parquet, autrement dit les procureurs, décider d'ouvrir ou de ne pas ouvrir une information judiciaire est une décision politique.
E.T.: de même, il faudra attendre huit jours pour que le pouvoir judiciaire accorde à nos clients le statut de victimes...
R.L.: un autre élément qui semble vous avoir frappé, c'est le nombre important de policiers lancés à la poursuite d'une dizaine de gamins. Par ailleurs, très rapidement, vous parlez de non-assistance à personne en danger. Sur quoi vous appuyez ce soupçon?
J.PM.: sur les nombreux témoignages qui indiquent, ce soir-là, l'importance des forces de police, et sur le fait que des jeunes, au cours de leur arrestation, auraient entendu, dans les voitures de police, des échanges radio prouvant que des policiers savaient que des adolescents avaient pénétré sur le site EDF, signalé comme mortel. En se retirant, les forces de l'ordre commettent, ou pourraient avoir commis, le délit de non-assistance à personne en danger. Quand nous déposons plainte, voilà ce que nous pressentons. Nous n'avons aucune certitude, mais nous sommes rejoints très vite par le procureur, qui prend des réquisitions, enfin! sur les mêmes fondements: non-assistance à personne en danger.
R.L.: quand vous déposez plainte, vous connaissez le contenu des échanges radio?
J.PM.: pas du tout. C'est lors d'une réunion avec les familles et les jeunes de Clichy que certains nous disent ce qu'ils ont entendu dans les voitures de police. Voilà, c'est, « j'ai entendu quelqu'un qui dit avoir entendu quelqu'un qui... ». Voyez sur quoi nous avons construit notre plainte. Au départ, c'est assez maigre. Mais nous avons aussi utilisé le travail de certains journalistes, qui ne se contentaient pas de la version officielle et qui, eux, contrairement aux habituels porte-parole du pouvoir, travaillaient, étaient sur place, investiguaient. Il faut l'admettre: sans ces journalistes audacieux (il y en quelques-uns, pas tarit que ça mais quelques-uns), je ne sais même pas si nous aurions été en état de déposer plainte.
R.L: détail atroce: comment peut-on être mis en danger de mort dans un transformateur?
E.T.: je ne suis pas un spécialiste, mais c'est en fait très simple. Il y a une distance réglementaire, en dessous de laquelle votre présence crée une sorte d'arc électrique qui fait que vous êtes électrocuté immédiatement. Sur une électrocution de ce type, c'est-à-dire près de 100 000 volts, je ne suis même pas certain qu'on ait le temps de se rendre compte.
J.PM.: il faut savoir que le site EDF en question est un vaste site, au, milieu duquel se trouve le transformateur. Les victimes ont d'abord franchi le mur d'enceinte, puis un grillage, puis escaladé un second mur. Ce sont donc des adolescents paniqués, affolés, qui y pénètrent. Par contre, ceux qui observent ce site depuis l'extérieur, comme les fonctionnaires de police, depuis le cimetière de Clichy qui est-une sorte de belvédère, ne peuvent, de par leur formation et au vu de l'importante signalisation, ignorer son caractère particulier. v
R.L.: dans les premiers jours suivant le drame, quelle est l'ambiance à Clichy?
E.T.: curieusement, ça se calme assez vite. C'est de là que sont parties les émeutes, mais le maire et d'autres intervenants, dont les familles des victimes, font un travail impressionnant. De notre côté, nous portons plainte contre les policiers, en d'autres termes: la police savait-elle que des adolescents avaient pénétré sur le site, et n'avait-elle rien fait pour leur porter secours? C'est exactement ça, cette question de droit, qui est encore posée au juge d'instruction aujourd'hui. Cette compréhension des choses a dû aider, à Clichy, à la cessation d'affrontements très violents. Cependant il y avait une telle disproportion entre, d'une part, le traitement médiatique des émeutes, d'autre part le traitement des faits qui les avaient générées, que nous avons dû, je vous assure, faire un énorme travail de pédagogie.
R.L.: quand on lit votre livre, ce qu'on ressent tout de suite c'est, de votre part, un fort sentiment d'injustice.
J.PM.: ce que nous constatons d'abord, c'est la disproportion entre les moyens de communication de l'État, et ceux d'une population manifestement dénigrée. Cette situation abouti à ce qu'elle n'ait pas les mêmes droits que les autres: c'est une remarque très clinique. Quand des personnes se font agresser dans un train dans le sud de la France, heureusement sans qu'il y ait de morts, un juge d'instruction est désigné dans les 24 heures. Dans le cas de Clichy-sous-Bois, malgré les deux victimes, il faut attendre huit jours. C'est cette inégalité de traitement qui nous a beaucoup choqués.
RL.: on sent aussi, par moments, comme un sentiment d'écoeurement.
J.PM.: on demande aux jeunes des cités de respecter certaines règles, ce qui me semble normal (à condition évidemment de prendre en considération leurs conditions d'existence, et peut-être aussi les aider à rattraper des handicaps qui ne sont pas de leur fait). Mais dès lors. qu'on leur demande de respecter ces règles, le minimum qu'on leur doit est de respecter pleinement leurs droits. En l'espèce, leurs droits n'ont pas été respectés. Nous avons vécu cela comme une insupportable injustice.
E.T.: dès le lendemain du drame, la communication émanant du Premier ministre et du ministre de l'Intérieur affirmait que les jeunes n'avaient pas été poursuivis. Et ça, c'était inadmissible. À Clichy, tout le monde savait ce qui s'était vraiment passé. Mais dès le lendemain on dit aux gamins non, ça n'est pas vrai, voilà ce qui s'est vraiment passé, voilà la vraie version. Ce qui crée, une nouvelle fois, pour ces jeunes, une sorte de déni. Ce qui signifie: votre parole, elle ne vaut rien. Même si, deux jours plus tard, la communication officielle varie (on ne parle plus de cambriolage, et s'il n'y a pas eu course-poursuite, les jeunes ont néanmoins pu se croire poursuivis!), c'est douloureux pour eux, parce qu'à la douleur des victimes directes, leurs amis, vient se rajouter ce déni de justice, ce déni de parole, lequel, très franchement, a mis le feu aux poudres.
J.PM.: ces jeunes, comme leurs parents, peuvent être assommés par le discours officiel. Ils ne disposent pas de canaux, d'accès aux médias, ils n'ont pas de médias, ils n'ont pas de journaux. S'il y a émeute, c'est parce qu'ils se rendent compte que leur parole ne suffit pas. On ne les écoute pas, on ne les croit pas. Nous nous sommes rendu compte que pour les défendre nous devions parler trois fois plus fort, et dénoncer trois fois plus fort. Alors que nous, avocats, connaissons les codes d'accès aux pouvoirs, et pouvons utiliser les médias. Alors imaginons pour eux le sentiment d'injustice, d'étouffoir: quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, nous ne serons pas entendu. Un sentiment comme celui-ci, se développant dans un climat de désespérance générale, justifie ensuite tout, y compris la transgression: cette société ne nous respecte pas, elle ne mérite pas que nous la respections.
RL : parlez-nous un peu des bandes radios...
J.PM.: c'est dans le Monde, qui en, publié des extraits, que nous découvrons ces échanges , entre policiers qui sont au courant de l'intrusion des trois jeunes dans le transformateur. Ensuite, les plus hautes autorités de l'État, dont je veux croire qu'elles ont été trompées, communiquent de manière extrêmement imprudente. Ce qui a généré le climat de troubles qu'on a connu dès ce soir-là.
RL.: quel sort à part a été réservé à Muhittin, le survivant?
E.T.: grièvement brûlé, Muhittin ressort vivant du transformateur. Transféré en urgence à l'hôpital Beaujon, il est, dés le lendemain, alors qu'il est encore en salle de réveil, questionné par deux policiers. On l'accuse. C'est brutal. De plus, on met une nouvelle fois sa vie en danger: il est en chambre stérile, il a besoin de repos, de calme, et l'attitude des policiers pose un problème médical évident. Mais sa vraie douleur vient de ce que lui sait ce qui s'est passé, et voit, à la télévision, les mensonges, la manière dont on salit la mémoire de ses copains.
J.PM.: Muhittin est un garçon sensible. Cette histoire le poursuivra certainement toute sa vie. Quand il lance un appel à l'arrêt des émeutes, il nous dit, à nous: « On peut brûler toute la France, ça ramènera pas mes copains. » C'est, de sa part, une culpabilité énorme qui s'exprime.
RL.: dans le livre vous déclarez: « Cette affaire a changé nos vies. »
ET.: elle m'a changé, moi, parce qu'elle m'a remis au contact d'une réalité que j'ai connue, le racisme au quotidien, dans des dimensions, là, dramatiques. Mais ça me renvoie à mon histoire. Par exemple, quand nous sommes reçus par Sarkozy, il me sert longuement, très longuement la main. Nous comprenons, avec Jean-Pierre, que, de par ma couleur de peau, il m'a pris pour un proches des victimes! Là, je mesure l'ampleur du fossé entre Clichy et les beaux quartiers.
RL.: quel regard portez-vous sur les émeutes qui ont suivi le drame de Chchy-sous Bois ?
J.PM.: d'abord, globalement, la police a été bien « tenue »: ce qui veut dire qu'elle sait faire, que, quand elle veut, elle peut éviter les bavures. Ensuite, quand nous avons affaire aux mêmes faits dans des dizaines, des centaines de communes, nous ne sommes plus face à des « violences », un mot neutre qui ne veut rien dire, mais bien à des émeutes, d'origine sociale. Et je crois que la question sociale est ici la question première.
(1) l'Affaire Clichy, Stock, 17 7 p., 14, 50 euros.