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« C’est son père, tête coupée. » Combien de braves gens ai-je entendu, lorsque j’était enfant, répéter cette phrase. La formule m’amusait, et quel joyeux rire quand quelqu’un, dans son patois de Provence si pittoresque que je regrette parfois de ne savoir le parler ni l’écrire, ajoutait : « il ne lui manque que la barbe ».
Cette ressemblance s’est, paraît-il, atténué ; pas assez pourtant, pour que dans les milieux parisiens où mon père me présenta, ne revint toujours la phrase attendue : « Comme mademoiselle Ryner ressemble à son père ! ». Mon sourire était encore un sourire amusé, mais aussi sourire de joie, sourire de fierté.
Cette fierté grandit à voir que les ressemblances ne sont pas seulement physiques. Similitudes dans les écritures trahissant similitudes dans le caractère ; rapprochements dans les idées, les goûts, les manières de juger choses et gens.
Alors que paraît ma première œuvre, Le combat de l’Amour et de la Mort, conte philosophique, de nouveau j’entends – où plutôt je lis – les exclamations étonnées.
Parmi mes correspondant, les uns me félicitent de cette ressemblance : « Eussiez-vous usé d’un pseudonyme, dit l’un, on eût certainement reconnu la même aptitude à animer, à donner un corps à des idées » ; une autre est ravie de constater à quel point je suis « la fille de Han Ryner en l’art et l’harmonie évidente entre nos sentiments artistiques ». Nous avons retrouvé, ai-je lu ailleurs, l’esprit philosophique et original de votre père. D’autres, enfin, voient une étroite parenté entre la phrase, d’Han Ryner et mon propre style.
Décidée à faire consciencieusement l’examen de moi-même, je dirai, sur ce point particulier, les critiques comme les éloges, je sais que de la seule connaissance de soi peut naître la sagesse et je suis reconnaissante envers quiconque m’aide à me voir.
« Le combat de l’Amour et de la Mort m’a plu, mais je le trouve trop près d’Han Ryner. » Et sur une autre lettre : « Il y a encore une trop visible apparence de l’initiation que vous avez reçue de Han Ryner. Il faudra que vous vous dégagiez de cette trop naturelle influence pour vous trouver vous-même et pour trouver votre style propre et vos propres moyens d’expression. »
Multiples et complexes, les sentiments sont en mon âme devant ces unanimes constatations, devant ces éloges et ces critiques : tout d’abord fierté, oui, fierté grandissante d’être la fille de mon père et que tous le sachent et que tous le voient. Etre la chair de sa chair et devoir la vie à celui que plusieurs appellent le Socrate moderne, ce fut pour moi toujours une orgueilleuse joie ; mais être la fille de son esprit, rêver ses rêves et les animer, mais que ma plume soit fille de sa plume – oserais-je prononcer ces mots si plusieurs ne me l’avaient affirmé !
Dirais-je toute ma pensée ? Je voudrais qu’un jour lui, puisse être à son tour fier de moi comme de son œuvre la plus chère, la plus vivante !
Si Raphaël eût vu une de ses madones s’animer au souffle créateur et elle-même créer d’autres vierges aussi pures, aussi idéalement belles, sa joie débordante en son cœur eût peut-être tué le peintre !
La Vie, quant elle essaie d’agir en perfection, me semble préférable même à l’art. Psychodore est beau et le Fils du Silence. Partout il me semble que je ne trahis pas ta pensée, père chéri, si je dis que tu mets plus haut la création de quelques disciples s’efforçant de créer la beauté, l’harmonie en leur labeur quotidien, si je dis qu’à l’écho qui répète ton âme tu préfères la voix redisant des paroles sœurs de tes paroles et le cœur battant de la vie de ton cœur ! Psychodore, le Fils du Silence, vivent il est vrai, d’une immortelle vie, animés par ta pensée, par ta plume ; mais s’ils vivent, c’est en l’âme de quelques-uns qui les comprennent et les créent chaque jour.
Une autre voix pourtant s’élève en mon cœur : « quoi ! parce que je ressemble à mon père, va-t-on me refuser toute personnalité et nier ma vie réelle ? »
Deux gouttes d’eau ne sont identiques que pour un observateur superficiel : une foule de vie s’agitent en elles et des tendances et des destinées qui les différencient. Toutes les cellules de l’organisme ont même composition ; entre le protoplasme qui remue chez les amibes et celui qui forme mon cœur il n’est pas de différence essentielle, non plus qu’entre la substance du cerveau de Maurice Barrés et celle du cerveau de Romain Rolland. Tout est homogène et pareil si nous voyons l’ensemble : Les montagnes et les vallons disparaissent pour l’aviateur perdu dans les nuages et il n’aperçoit, sans doute, qu’une photographie confuse ; chaque détail se détache et se distingue lorsqu’il se rapproche. Il y a dans la nature des nuances infinies et ces nuances créent les fonctions de l’organisme, les inégalités naturelles, les personnalités.
Or, je persiste à croire qu’il est des nuances nombreuses, délicates peut-être à saisir entre Han Ryner et Georgette Ryner. Sur certains points mes idées s’éloignent des siennes et pourtant, dans l’ensemble, je pense comme lui. Souvent – sans doute par l’influence du sexe différent, et de l’éducation différente – je ne sens pas comme lui. Que les lecteurs qui sont en même temps mes amis se rassurent : la première œuvre que je leur ai donnée leur a rappeler ma filiation, mais j’ai dans mes tiroirs des manuscrits, j’ai dans mon esprit des projets qui poseront, je l’espère, ma personnalité comme étroitement unie à celle de mon père, non se confondant avec elle.
Et j’accepte cet augure, quoiqu’il soit pour moi désespérant comme un idéal sans doute inaccessible : « On voit très bien dans les premiers élans de votre personnalité, poindre une transposition originale du génie paternel. Vous continuerez Han Ryner sans l’imiter. » Je suis emplie d’une reconnaissance émue envers celui qui a bien voulu exposer ses critiques et ses espoirs et je tremble pourtant de ne pouvoir, par mes efforts chaque jour répétés, réaliser le plus cher de mes désirs : Pour être vraiment la fille de l’individualiste Han Ryner accomplir l’œuvre qui est l’œuvre de la vie entière : me comprendre vraiment et me créer.
Georgette Ryner dans « Le Semeur »