--> La « terrorisation du monde » (chap. 5)
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Claude Guillon : "On traitera dans cette section du projet de modification du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Céséda). Plusieurs versions de ce projet ont circulé ; il se peut que telle disposition particulière soit ajoutée ou retranchée du projet qui devait être soumis aux parlementaires le 2 mai 2006.
Ce projet revient sur la loi du 26 novembre 2003 (Sarkozy), pour la durcir et sur la loi du 11 mai 1998 (Chevènement), pour en effacer les rares effets positifs.
L’avant-projet commence par traiter des conditions dans lesquels seront évalués les
« objectifs pluriannuels de la politique d’immigration ». Seront évalués « à titre prévisionnel le nombre, la nature et les différentes catégories de visas de long séjour et de titres de séjour qui seront délivrés [...] en tenant compte de la situation démographique de la France, de ses perspectives de croissance, des besoins de son marché d’emploi et de ses capacités d’accueil au regard des besoins de son marché d’emploi et de ses capacités d’accueil au regard des conditions du bon fonctionnement des services publics et des dispositifs sociaux susceptibles d’être sollicités dans le cadre de l’accueil et de l’intégration des migrants ».
On peut penser que cet « exposé des motifs », dans le texte même du projet de loi, annonce une gestion par quotas de l’immigration en France.
On s’attachera principalement dans cette section aux dispositions concernant les ressortissants de pays hors Union européenne.
• Un étranger résidant habituellement en France depuis plus de dix ans peut obtenir une carte de séjour temporaire, possibilité de régularisation instituée par la loi de 2003 (la loi antérieure exigeant 15 ans de présence).
Cette possibilité sera abrogée.
• Le conjoint de ressortissant français qui ne serait pas entré régulièrement en France et n’est pas en règle ne pourra plus solliciter une carte de séjour temporaire ; il devra regagner son pays d’origine et y solliciter auprès d’un consulat français la délivrance d’un visa... !!!
Cette mesure évoque irrésistiblement le sadisme hargneux de l’adulte (ou du gradé) exigeant que l’enfant (le subordonné) ressorte de la pièce, frappe, et attende qu’on l’autorise à entrer. En l’espèce, certains consulats refusent les visas à des conjoints de ressortissants français, sous prétexte de « mariage contracté à des fins étrangères à la vie conjugale » !
Le conjoint n’obtiendra une carte de résident (Car. Rés. dans la suite) qu’au bout de 3 ans de mariage (au lieu de 2 actuellement, et 1 an avant la loi de 2003).
« Vie privée et familiale » (art. 26)
• Pour obtenir une carte de séjour temporaire du fait de ses « liens personnels et familiaux en France », l’étranger devra désormais
1.) justifier de « liens personnels et familiaux anciens stables et intenses » depuis au moins 5 ans ;
2.) justifier de son « intégration républicaine dans la société française , appréciée en particulier au regard de son adhésion personnelle aux principes qui régissent la République française, et de sa connaissance suffisante de la langue française. »
Cette condition existait (loi de 2003) ; elle est étendue à la carte de séjour temporaire et à son renouvellement.
Le conjoint de ressortissant français devra lui-aussi faire la preuve de son « intégration » pour obtenir une carte de résident (valable 10 ans).
Cette intégration est supposée garantie par la signature d’un « contrat d’accueil et d’intégration » (Cf. le « contrat de responsabilité parentale » évoqué à propos du projet de loi sur la prévention de la délinquance).
• La Car. Rés. pourra être retirée au conjoint de ressortissant français, non seulement en cas de polygamie (art. 28) ou de regroupement familial non autorisé, comme actuellement, mais en cas de « rupture de la vie commune » pendant les quatre premières années du mariage (art. 27).
S’il ne s’agissait de la mise en cause de la vie de centaines de milliers de personnes, on pourrait s’amuser de voir l’État entamer une aussi saine campagne contre le mythe romantique du « coup de foudre »... Inutile de faire valoir devant des fonctionnaires la passion qui bouleverse votre vie depuis six mois : en dessous de 5 ans, ça ne compte pas !
La dirigeante du patronat Laurence Parisot avait bien, dans une déclaration passée à la postérité, prêché la reconnaissance de la précarité affective... mais c’était pour justifier le CNE et plus largement le démantèlement du Code du travail : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » [Le Figaro économie, 30 août 2005.]
On retrouve ici la catégorie de sous-citoyens suspects rencontrée dans l’étude de la législation antiterroriste.
On reconnaît également, dans la répression administrative et policière planifiée par un État moderne, les ressorts de la domination adulte sur les dits « mineur(e)s ». Combien de parents ont ironiquement récusé le désespoir d’un enfant ou d’un adolescent séparé de celui/celle qu’il aime le temps des vacances (qu’ils ne sont pas autorisés à passer librement ensemble) en assurant que « si c’est sérieux, ça attendra la rentrée ».
Infantiliser les étrangers, leurs amant(e)s ou conjoint(e)s en s’immisçant dans leur vie affective et/ou érotique, c’est encore superposer les figures de l’étranger et du mineur, également indisciplinés et imprévisibles.
On imagine facilement que c’est aussi se prémunir contre des envahisseurs sournois venus « jusque dans nos bras » séduire nos « filles et compagnes », afin de se faire passer pour ce qu’ils ne sont devenus que par manœuvre érotique et déloyale : « Français » (sur ce point, cf. plus loin « En guise de conclusion »).
[Note à l’attention des lecteurs peu familiers de la culture française : dans la phrase qui précède, les termes entre guillemets sont extrait de l’hymne national.]
• Les détenteurs de la carte de séjour temporaire au titre de la « vie privée et familiale », qui actuellement peuvent exercer une activité professionnelle, pourront voir celle-ci subordonnée à la « réussite à un examen organisé à l’issue d’un stage de formation professionnelles ». Trouver un travail n’est déjà pas simple, l’étranger(e) admis au séjour du fait de ses attaches familiales pourrait être privé de toute possibilité de subvenir aux besoins de sa famille.
Les malades
• Concernant les étrangers atteints d’une maladie grave, ils devront faire la preuve que leur état nécessite des soins urgents dont le défaut mettrait leur vie en danger.
Jusqu’àlors, on prenait en compte le fait que l’étranger ne pouvait être correctement soigné dans son pays d’origine. Le projet prévoit une espèce d’externalisation des soins, prenant en compte non plus le seul pays d’origine mais tout autre pays dans lequel l’étranger peut être légalement expédié.
De plus, il serait désormais interdit à l’étranger malade de travailler, même si sont état de santé le permet.
Les familles « étrangères », objets de fantasmes
Stigmatisé par des députés de droite après les émeutes de novembre 2005, pratiqué depuis toujours, le regroupement familial n’est légalement encadré que depuis 1976 (Chirac étant premier ministre). Entre 1974 où il a été expressément interdit quelques mois et 2005, ce mode d’entrée en France a été modifié et restreint à douze reprises.
« Contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas des familles nombreuses qui viennent rejoindre les résidents étrangers. Elles comptent moins de deux personnes (1,64), et se réduisent le plus souvent au conjoint. » Précisons que ce conjoint est dans l’immense majorité des cas une conjointe ; les restrictions touchent donc d’abord les femmes, contraintes à l’éloignement ou à l’immigration clandestine sans droits.
[« Immigration familiale : les faits », L. Van Eeckhout, Le Monde, 5 janvier 2006]
• Dans le calcul des ressources exigées dans la demande d’un « regroupement familial » (au moins le SMIC mensuel sur 12 mois avant la demande) - condition nécessaire mais non suffisante - les prestations et allocations familiales ne seront plus prises en compte. Le demandeur peut aussi faire état d’un prise en charge permanente par le conjoint.
Dans l’une des versions du texte, le logement du demandeur d’un regroupement devrait non seulement être suffisamment spacieux et confortable, mais encore sa « localisation » devrait être de nature à permettre l’insertion dans la société française.
Enfin, le projet insère ici encore la condition de l’« intégration républicaine », vérifiée après avis du maire de la commune...
• À supposer que le regroupement ait eu lieu malgré ces embûches... le conjoint et l’enfant pourront obtenir une Car. Rés. (valable 10 ans) après 3 ans de résidence continue en France (au lieu de 2 actuellement).
Le conjoint et les enfants mineurs du demandeur devront également faire la preuve de leur « intégration ».
La « paternité frauduleuse » (art. 66)
• Le parent d’enfant français devra être titulaire depuis au moins 3 ans de la carte de séjour temporaire (au lieu de 2 actuellement) pour espérer obtenir la Car. Rés.. La loi de 2003 avait déjà supprimé l’accès de plein droit à la Car. Rés. pour ces parents au nom de la lutte contre des « paternités de complaisance ».
• Quatre nouveaux articles sont insérés dans le code civil après l’art. 62-1, qui permet et organise le contrôle de l’acte de reconnaissance d’un enfant par le procureur de la République sur saisine du procureur de la République par l’officier d’état civil qui soupçonnerait une fraude.
Particulièrement répugnante, cette disposition a accessoirement pour effet de miner les fondements de la famille bourgeoise qui repose, elle sur la « présomption de non-fraude », quand on sait très bien qu’une vérification à postériori invaliderait génétiquement une proportion considérable des reconnaissances effectuées, donc des identités, donc de la répartition des droits de succession, etc.
On ne voit pas, en effet, comment le « contrôle » pourrait être opéré, dans la plupart des cas, autrement que par un test génétique, déjà utilisé dans les procédures en recherche de paternité.
Reconnaître volontairement un enfant ne serait plus considéré comme un engagement - lequel entraîne de nombreux devoirs, y compris après la majorité de l’enfant - mais comme une possible combine dépistée par le crible génétique.
• Sera abrogée la disposition prévoyant la délivrance de plein droit d’une Car. Rés. à l’étranger résidant en France régulièrement depuis plus de dix ans.
La carte de séjour « compétences et talents »
• Valable 3 ans et renouvelable, elle est proposée à l’étranger « susceptible de participer, du fait de ses compétences et talents, de façon significative et durable au développement ou au rayonnement notamment intellectuel, culturel et sportif de la France dans le monde ou au développement économique du pays dont il a la nationalité ».
Une fois obtenue, la carte permet de solliciter immédiatement le regroupement familial (dans un délai 3 fois plus court que pour l’étranger sans « talents »). Les conditions relatives au logement et aux ressources ne seraient pas applicables. Probablement parce qu’on les suppose remplies...
• Le projet prévoit d’autres restrictions à l’exercice d’une activité professionnelle.
Est notamment créée une carte de séjour temporaire portant la mention salarié ou travailleur temporaire, dans certains secteurs d’activité à préciser par décret en Conseil d’État. Valable un an renouvelable, cette carte pourra être retirée si le salarié est licencié ou s’il quitte l’entreprise (art. 10).
Le contrat de travail signé dans le cadre de ce séjour temporaire n’est pas subordonné à la vérification via l’ANPE qu’aucun travailleur français ne peut occuper le poste.
Se trouve ainsi reconnue et organisé, en harmonie avec les nouvelles pratiques de généralisation de l’emploi temporaire et de l’externalisation des tâches (ici mondialisée), une version précarisée du salariat dans laquelle le travailleur est à la merci de son employeur, comme beaucoup de travailleurs agricoles - dont de nombreux immigrés sans papiers - le sont encore aujourd’hui.
La nationalité française
• Elle pourra être acquise par l’apatride ou l’étranger conjoint de ressortissant français au bout de 4 ans de mariage (au lieu de 2 actuellement).
Si l’étranger ne peut prouver une résidence continue en France pendant au moins 3 ans après son mariage avec un ressortissant français, il doit prouver une communauté de vie de 5 ans avec ledit ressortissant (art. 61).
La terrorisation (art. 34 à 60)
• Le conjoint de ressortissant français pourra être l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière (ARF) [art. 53] pendant les 3 premières années de son mariage (au lieu de deux aujourd’hui).
Le même conjoint pourra être l’objet d’un arrêté d’expulsion (AE) pendant le même délai lorsque l’AE découle d’une « nécessité impérieuse pour la sûreté de l’État ou la sécurité publique », et pendant les 4 premières années du mariage (au lieu de trois aujourd’hui) lorsque « les intérêts fondamentaux de l’État » sont atteints ou qu’il est reproché au conjoint des « activités terroristes », ou des provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence [citations extraites de la version du projet étudié par la LDH].
Résumons-nous : Un « français » peut être accusé de « terrorisme » par un magistrat de n’importe lequel des pays de l’Union européenne, mis en examen, arrêté, détenu et jugé pour cela. Mais un « « français » », dont la deuxième paire de guillemets indique qu’il n’est pas tout à fait ou pas encore « français », ne saurait être considéré comme « terroriste », sauf à perdre sa presque nationalité française, c’est-à-dire - si l’on a bien suivi - la faculté d’être soupçonné de terrorisme dans près de trente États ! Au bout de quatre ans de mariage, le « français [supposé] terroriste » ne pourra plus être expulsé sur décision française, mais il pourra être remis sur décision de n’importe où en Europe...
On voit par là que les législateurs se sont émancipés d’une vision étroitement « nationale » des problèmes ; on pariera qu’ils n’ont ni mesuré ni prévu les conséquences de la démonétisation autoritaire accélérée de toute espèce de « nationalité », quelles que soient les variétés imposées dans un avenir plus ou moins proche (« européenne », « caucasienne », « homosapienne »...). Non pas, on le répète, que le repli identitaire ou souverainiste présente le moindre intérêt. Il se trouve simplement que le capital, suivant en cela son mouvement propre, abolit les frontières pour les marchandises (argent compris) et pour les humains liés - par des menottes ou un contrat de travail -. Plus ce mouvement s’étend sur la planète et plus nombreux sont les êtres humains à n’être chez eux nulle part et sans garanties partout.
Ce qui frappe d’abord, dans les dispositions du projet Sarkozy, c’est le durcissement. Réforme après réforme, ce ministre particulier comme les gouvernements successifs allongent les délais et réduisent les marges de manœuvre des étrangers vivant en France, qu’ils soient en situation régulière ou non.
Mais, derrière la volonté évidente - et d’ailleurs proclamée - de rationaliser l’immigration au service de la productivité capitaliste, ce qui frappe également c’est l’affleurement de réflexes archaïques : peur de l’autre certes, mais surtout angoisse sexuelle d’une compétition désormais mondialisée, où le « vainqueur » n’emporte plus les femmes comme butins, mais s’immisce dans la communauté nationale après qu’il s’est glissé entre leurs cuisses.
Destiné, au moins en partie, à rassurer l’électorat du Front national, le texte conforte et légitime les angoisses archaïques qui ont toujours nourri les haines xénophobes, en même temps qu’il multiplie mécaniquement le nombre de ceux et celles qui en seront victimes : sans-papiers exclus de la « vie légale ».
Sources : Avant-projet de loi relatif à l’immigration et à l’intégration, ministère de l’Intérieur, 30 janvier 2006, et notamment pour ce qui concerne la comparaison avec les textes antérieurs, Analyse du service juridique de la Ligue des droits de l’Homme, diffusée le 28 janvier 2006 à la Bourse du travail de Paris.
Claude Guillon